François Cheng

François Cheng, né le 30 août 1929 à Nanchang dans la province du Jiangxi, est un romancier, poète et calligraphe chinois naturalisé français en 1971. Il est le père de la sinologue Anne Cheng.
Le dit de Tianyi, 1998[modifier]
Entre-temps, ma petite sœur, cette compagne de jeux, cette complice, qui dormait chaque nuit à côté de moi, un matin n'ouvrit pas les yeux, ne me sourit pas, ne me répondit pas. D'un coup, elle ne fut plus là, plus jamais là, creusant un vide énorme dans la maison et au-dehors. Si grand que fussent le chagrin de mes parents et mon crève-cœur à moi, j'étais pourtant convaincu qu'elle se trouvait quelque part, qu'elle jouait à cache-cache avec moi. Que de fois, au craquement d'un meuble, aux crissements des feuilles sur le sentier, je me suis retourné…
- Le dit de Tianyi, François Cheng, éd. Albin Michel, 1998 (ISBN 978-2-226-10515-8), p. 18
Mon sentiment, je me gardai de le montrer à l'Amante. Je restais discret au milieu d'autres jeunes qui l'entouraient quelquefois, attirés par sa lumineuse beauté, par sa démarche noble et harmonieuse et ses gestes empreints de grâce, par la voix prenante avec laquelle elle contait les légendes de sa province ou chantait certains airs des héroïnes de l'opéra du Sichuan, et surtout par cet indéfinissable charme qui émanait d'elle, fait à la fois de réserve et de spontanéité. Lorsqu'elle était avec les autres, elle savait aussi bien demeurer silencieuse dans une écoute attentive que s'émerveiller tout d'un coup, avec une fraicheur d'âme communicative, de l'aspect insoupçonné des choses. En sa compagnie, on avait l'impression de voir le monde pour la première fois et en même temps d'être de plain-pied avec une terre familière, cette terre chinoise immémoriale, dans ce qu'elle a de plus pur, de plus fin, de plus vrai.
- Le dit de Tianyi, François Cheng, éd. Albin Michel, 1998 (ISBN 978-2-226-10515-8), p. 53
Cette amitié ardemment vécue me fit prendre conscience que la passion de l'amitié, vécue dans des circonstances exceptionnelles, peut être aussi intense que celle de l'amour.
- Le dit de Tianyi, François Cheng, éd. Albin Michel, 1998 (ISBN 978-2-226-10515-8), p. 79
Un jour, pour exprimer la terre qui m'a nourri, je serai peintre ; inévitablement je rencontrerai la peinture occidentale. Je saurai entrer dans l'intimité d'un Gauguin et d'un Monet, d'un Rembrandt et d'un Vermeer, d'un Giorgione et d'un Tintoret, tous ces grands maîtres qui ont exalté la forme par la couleur. Je comprendrai — avec la curieuse impression d'avoir depuis toujours compris — que là où l'extrême Orient, par réductions successives, cherche à atteindre l'essence insipide où l'intime de soi rejoint l'intime de l'univers, l'extrême Occident, par surabondance physique, exalte la matière, glorifie le visible et, ce faisant, glorifie son propre rêve le plus secret et le plus fou.
- Le dit de Tianyi, François Cheng, éd. Albin Michel, 1998 (ISBN 978-2-226-10515-8), p. 89
Le jour de mon départ, le maître m'accompagna jusqu'à la croisée des chemins. Il s'arrêta et dit : « Ce que je pouvais te donner de mieux, je te l'ai donné. A partir de maintenant, suis la Voie, la tienne, et oublie-moi. Ne prends pas la peine de m'écrire. De toute façon, je ne répondrai pas. je m'en irai d'ailleurs bientôt. » Ces paroles, dures à entendre, furent dites non sur un ton sévère, mais avec une douceur paisible dont tout son visage était illuminé, un visage comme transfiguré. Puis, le vieillard se retourna et s'en alla en direction de son ermitage. Sa robe flottait au vent, et son pas était léger. D'un coup, je me transportai à cet instant de mon enfance, quand j'avais vu s'éloigner pour la dernière fois le moine taoïste.
- Le dit de Tianyi, François Cheng, éd. Albin Michel, 1998 (ISBN 978-2-226-10515-8), p. 167
Comme il me serait bon de pouvoir parler une fois encore à ma mère ! Une bonne fois, longuement, infiniment, sans retenue, sans pudeur inutile, comme ça, comme une eau claire qui coule, dire tout ce qui me passe par la tête, par le cœur. La mort même serait douce après. Pourquoi les hommes éprouvent-ils tant de difficulté et de gène pour parler ? Ils parlent plus dans l'absence que dans la présence. Toute une vie de paroles refoulées jusqu'à l'absence suprême, sans rattrapage possible.
- Le dit de Tianyi, François Cheng, éd. Albin Michel, 1998 (ISBN 978-2-226-10515-8), p. 183
La tentation m'étreignit de plonger dans le fleuve, de remonter le cours tel un saumon aveugle, vers l'est, très à l'est, jusqu'à ce que je rejoigne le lieu d'où j'étais venu. N'ayant plus la volonté de continuer, au niveau d'un pont, je tournai vers la gauche car j'avais vu, au fond d'une rue ombragée, une église silencieuse adossée à un ciel parsemé des premières étoiles. Oubliée des hommes, oublieuse d'elle-même, ne sachant plus ce pour quoi elle avait été bâtie, elle était une simple présence, attendant celui qui, inattendu, consentirait à aller vers elle…
- Le dit de Tianyi, François Cheng, éd. Albin Michel, 1998 (ISBN 978-2-226-10515-8), p. 204
Est-ce tout ? Est-ce bien tout ce que je ressentais devant un visage ? Je savais pertinemment que non. Pour que l'univers, à partir de rien, de la matière la plus informe, après tant d'aveugles tâtonnements, ait abouti à un visage, sans cesse renouvelé, chaque fois singulier, il avait bien fallu qu'il y eût un secret caché quelque part. Pour que le visage soit devenu ce réceptacle où se concentrent tous les sons et tous les sens essentiels, il fallait bien qu'à l'origine ait surgi un incommensurable besoin de voir, d'ouïr, de sentir et de dire, et surtout de réunir le tout sous un seul masque sans lequel le voir, l'ouïr, le sentir et le dire ne seraient que des débris. Et à ce masque vient s'accrocher de temps à autre la beauté, ce qu'on appelle « la beauté » pour exercer son pouvoir.
- Le dit de Tianyi, François Cheng, éd. Albin Michel, 1998 (ISBN 978-2-226-10515-8), p. 215
Plus tard, je comprendrai pourquoi l'Occident était si hanté par le thème du miroir de Narcisse. Arraché au monde crée, s'érigeant en sujet unique, l'homme aimait à se mirer. Après tout, c'était désormais sa seule manière de se voir. Se mirant dans le reflet, il captait sa propre image, et surtout l'image de son pouvoir, nourri d'un esprit affranchi. A force de se contempler et de s'exalter, son regard ainsi exercé n'avait de cesse qu'il ne transformât tout le reste en objet, plus exactement en objet de conquête. Ne reconnaissant plus d'autres sujets autour de lui, il se privait pour longtemps — volontiers ? malgré lui ? — d'interlocuteurs ou de pairs. Pouvait-il réellement échapper à la conscience aiguë de la solitude et de la mort ?
- Le dit de Tianyi, François Cheng, éd. Albin Michel, 1998 (ISBN 978-2-226-10515-8), p. 232
Pour une fois, le peintre d'Arrezzo abandonna son impassibilité lorsqu'il peignit sa mère. Je demeurai longuement en tête à tête avec la Vierge de l'enfantement, dans la chapelle du cimetière de Monterchi, havre de fraîcheur au cœur de l'été bourdonnant de lumière et de senteur. Une femme simple, humaine — si humaine qu'elle avait fini par engendre un Dieu ? — , debout dans sa douloureuse dignité. Sa main posée sur le ventre, à l'endroit où la robe est entrouverte, esquisse un geste de don et en même temps de protection. Mais elle n'avait pas le choix. Déjà les anges ont ouvert la tenture. Il faut qu'elle donne, comme toute mère, et sa robe bleue tombante n'aura plus pour limites que la voûte céleste… Profitant d'un moment où le gardien était absent, je m'approchai de la fresque, caressai la main et la robe. je savais qu'un jour — ma mère n'avait pas eu de tombe —, je peindrais ma fresque à moi. C'est ainsi que je rejoindrais tout.
- Le dit de Tianyi, François Cheng, éd. Albin Michel, 1998 (ISBN 978-2-226-10515-8), p. 235
L'un des deux Français qui faisaient partie du groupe, au visage pâle et à lunettes, me témoigna de la sympathie. Il s'efforçait de m'épargner les efforts qui paraissaient au-dessus de mes capacités physiques. C'était un communiste qui ne s'en cachait pas. En dépit de son sérieux un peu pesant, je me plaisais à converser avec lui, d'autant plus qu'il s'intéressait sincèrement à beaucoup de choses. Il y avait un sujet qu'après quelques échanges j'évitais ː le régime communiste en Chine. L'autre lui vouait une admiration sans bornes, le considérant comme le nouvel espoir de l'humanité. Lui qui d'ordinaire se montrait si attentif, presque humble, lorsque je lui parlais de choses qu'il ne connaissait pas, ici écoutait à peine, sûr de connaître mieux le sujet que moi, puisqu'il lisait L'humanité qui publiait fréquemment des articles sur la Chine. Il essayait même de me convaincre, arguant que pour réussir une telle révolution, des sacrifices étaient indispensables. En parlant, son visage pâle s'émaciait davantage, cependant que ses pommettes rosissaient et que ses yeux se mettaient à briller derrière ses lunettes, pareils à ceux d'un amoureux transi.
- Le dit de Tianyi, François Cheng, éd. Albin Michel, 1998 (ISBN 978-2-226-10515-8), p. 248
Cinq méditations sur la beauté, 2006[modifier]
Nous pourrions imaginer un univers qui ne serait que vrai, sans que la moindre idée de beauté ne vienne l'effleurer. Ce serait un univers uniquement fonctionnel où se déploieraient des éléments indifférenciés, uniformes, qui se mouvraient de façon absolument interchangeable. Nous aurions affaire à un ordre de « robots » et non à celui de la vie. De fait, le camp de concentration du XXe siècle nous a fourni de cet « ordre » une image monstrueuse.
- Cinq méditations sur la beauté (2006), François Cheng, éd. Albin Michel, 2017 (ISBN 978-2-226-40042-0), p. 23
L’univers n’est pas obligé d’être beau, mais il est beau ; cela signifierait-il quelque chose de nous ? La beauté ne serait-elle qu’un surplus, un superflu, un ajout ornemental, une sorte de « cerise sur le gâteau » ? Ou s’enracine-t-elle dans un sol plus originel, obéissant à quelque intentionnalité de nature plus ontologique ?
- Cinq méditations sur la beauté (2006), François Cheng, éd. Albin Michel, 2017 (ISBN 978-2-226-40042-0), p. 31
Que la « moisissure » se mette à fonctionner en évoluant, il y a de quoi s'étonner. Qu'elle réussisse à durer en se transmettant, il y a de quoi s'étonner davantage. Qu'elle tende, irrépressiblement dirait-on, vers la beauté il y a de quoi s'ébahir. Au petit bonheur la chance donc, la matière, un beau jour, est devenu belle. À moins que dès le début, la matière ait contenu, en potentialité, une promesse de beauté, une capacité à la beauté ?
- Cinq méditations sur la beauté (2006), François Cheng, éd. Albin Michel, 2017 (ISBN 978-2-226-40042-0), p. 33, 34
Cette « beauté » qui relève de l'avoir, il est vrai qu'elle est omniprésente dans les sociétés vouées à la consommation. En soi, son existence se justifie ; son usage pernicieux la dénature. En définitive, on peut dire qu'une beauté artificielle, dégradée en valeur d'échange ou en pouvoir de conquête, n'atteint jamais l'état de communion et d'amour qui, en fin de compte, devrait être la raison d'exister de la beauté. Au contraire, elle signifie toujours un jeu de dupes, de destruction et de mort. La « laideur d'âme » qui la mine lui enlève toute chance de demeurer « belle » et d'entrer dans le sens de la vie ouverte.
- Cinq méditations sur la beauté (2006), François Cheng, éd. Albin Michel, 2017 (ISBN 978-2-226-40042-0), p. 56, 57
Le visage est ce trésor unique que chacun offre au monde. C'est bien en terme d'offrande, ou d'ouverture, qu'il convient de parler du visage. Car le mystère et la beauté d'un visage, en fin de compte, ne peuvent être appréhendés et révélés que par d'autres regards, ou par une lumière autre. À ce propos, admirons ce beau mot de visage en français. Il suggère un paysage qui se livre et se déploie, et, en lien avec ce déploiement, l'idée d'un vis-à-vis.
- Cinq méditations sur la beauté (2006), François Cheng, éd. Albin Michel, 2017 (ISBN 978-2-226-40042-0), p. 63, 64
Pourquoi ne pas alors signaler qu'en français aussi, phonétiquement, il existe un lien intime entre beauté et bonté ? Ces deux mots viennent du latin bellus et bonnus, lesquels dérivent de fait d'une racine indo-européenne commune : dwenos. Je n'oublie pas non plus qu'en grec ancien, un même terme, kalosagathos, contient et l'idée de beau (kalos) et l'idée de bon (agathos).
- Cinq méditations sur la beauté (2006), François Cheng, éd. Albin Michel, 2017 (ISBN 978-2-226-40042-0), p. 73
Quand l’authenticité de la beauté est garantie par la bonté, on est dans l’état suprême de la vérité, celle qui va, répétons-le, dans le sens de la vie ouverte, celle à laquelle on aspire comme à une chose qui se justifie en soi. Ce qui se justifie en soi dans l’ordre de la vie est bien la beauté qui, s’élevant vers l’état de joie et de liberté, permet à la bonté même de dépasser la simple notion de devoir. La beauté est la noblesse du bien, le plaisir du bien, la jouissance du bien, le rayonnement même du bien.
- Cinq méditations sur la beauté (2006), François Cheng, éd. Albin Michel, 2017 (ISBN 978-2-226-40042-0), p. 76
Cinq méditations sur la mort, autrement dit sur la vie, 2013[modifier]
Personnellement, j'ai une raison supplémentaire de faire partie des avocats de la vie : je suis venu de ce que jadis on appelait le « tiers-monde ». Nous formions alors la tribu des damnés, des éternels crève-corps, crève-cœur, porteurs de souffrances et de deuils, si mal gâtés que la moindre miette de vie était reçue par nous comme un don inespéré. Les déshérités que nous étions avaient quelque motif de vouer un infini amour à la vie : car de l'existence nous avions bu toute l'eau amère ; nous en avions goûté aussi, de temps à autre, les saveurs inouïes.
- Cinq méditations sur la mort, autrement dit sur la vie, François Cheng, éd. Albin Michel, 2013 (ISBN 978-2-226-25191-6), p. 17
Ici, au contraire, leur rumeur nous parvient, infiniment émouvante et éclairante, murmures qui sourdent du cœur, paroles proches de l'essence, comme filtrées par la grande épreuve. Car avec les morts nous gagnons à rester tout ouïe : ils ont beaucoup à nous dire. Étant passés par la grande épreuve, ils sont en quelque sorte des initiés. Ils sont à même de repenser et revivre la vie autrement, de jauger la vie à l'aune de l'éternité.
- Cinq méditations sur la mort, autrement dit sur la vie, François Cheng, éd. Albin Michel, 2013 (ISBN 978-2-226-25191-6), p. 34,35
Nous n'ignorons pas cependant la triste réalité : une grande partie de l'humanité est privée de la possibilité de choisir son activité, et accepte un travail à seule fin de « gagner sa vie », situation qui engendre toutes sortes de souffrances et d'injustices. Car l'homme est ainsi réduit à son utilité technique, ce qui est pour lui une mutilation. S'il a naturellement besoin de faire, ce n'est pas seulement au niveau d'une production matérielle et directement utile au plan social, c'est surtout dans la dimension de ce que les Grecs appelaient poïen, qui signifie « faire » au sens de la poïesis, la « création ». C'est par ce « faire » créatif, par le travail en vue d'une réalisation que l'homme donne un sens à sa vie, qu'il devient le « poète » de sa vie. Telle est sa vocation, ce à quoi il est appelé.
- Cinq méditations sur la mort, autrement dit sur la vie, François Cheng, éd. Albin Michel, 2013 (ISBN 978-2-226-25191-6), p. 57
Toute société humaine est fondée sur quelques fondamentaux, le premier étant l'interdit de l'inceste, mais « Tu ne tueras pas » est le plus fondamental. Aussi, moins de trente ans après la monstrueuse tuerie de la seconde guerre mondiale, lorsque j'ai entendu retentir parmi nous le désinvolte « Il est interdit d'interdire ! », j'ai pris peur. Bien sûr, il faut lutter contre tous les interdits oppressifs et injustices. De là à faire table rase de toute limite, il y a une marge, celle-là même qui sépare la civilisation de la barbarie.
- Cinq méditations sur la mort, autrement dit sur la vie, François Cheng, éd. Albin Michel, 2013 (ISBN 978-2-226-25191-6), p. 94, 95
Chers amis, au cours de mes précédentes méditations, nous avons pu voir que la vie a imposé la mort corporelle comme une de ses propres lois, cela afin que la vie soit vie, qu'elle soit en devenir. La mort n'étant que la cessation d'un certain état de la vie, elle n'existerait pas si n'existait la vie. La mort corporelle, inéluctable, révèle paradoxalement la vie comme le principe absolu. Il n'y a qu'une seule aventure, celle de la vie. Cette aventure, rien ne peut plus faire qu'elle ne soit advenue dans l'univers et qu'elle se poursuive.
- Cinq méditations sur la mort, autrement dit sur la vie, François Cheng, éd. Albin Michel, 2013 (ISBN 978-2-226-25191-6), p. 103
Un jour, l'un d'entre nous s'est levé, il est allé vers l'absolu de la vie, il a pris sur lui toutes les douleurs du monde en donnant sa vie, en sorte que même les plus humiliés et les plus suppliciés peuvent, dans leur nuit complète, s'identifier à lui. S'il a fait cela, ce n'était pas pour se complaire dans la souffrance : il s'est laissé clouer sur la croix pour montrer au monde que l'amour absolu est possible, un amour « fort comme la mort », et même plus fort qu'elle, capable de dire de ses propres bourreaux : « Pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font. »
- Cinq méditations sur la mort, autrement dit sur la vie, François Cheng, éd. Albin Michel, 2013 (ISBN 978-2-226-25191-6), p. 122, 123
La vraie gloire est ici, 2015[modifier]
La soif comme la faim,
Les rires comme les pleurs,
La douceur, les blessures,
La furie, les regrets,
Nous n'en jetterons rien,
Nous les emporterons tous,
Indégradables viatiques,
Pour un très long voyage.
- La vraie gloire est ici (2015), François Cheng, éd. Gallimard, coll. « nrf poésie », 2017 (ISBN 978-2-07-270645-5), p. 105
Vraie Lumière,
Celle qui jaillit de la Nuit ;
Et vraie Nuit,
Celle d'où jaillit la Lumière.
- La vraie gloire est ici (2015), François Cheng, éd. Gallimard, coll. « nrf poésie », 2017 (ISBN 978-2-07-270645-5), p. 109
L'âme charnelle est d'une autre chair.
Haute flamme par-dessus les sarments,
Pure extase née de l'unique nectar,
Nuage, plus que le vol d'aigle, éthéré,
Lune, plus que les marées, caressante,
Rêve d'enfant pourchassant l'étoile filante,
Cri d'appel rejoignant le souffle originel.
D'une tout autre chair l'âme charnelle.
- La vraie gloire est ici (2015), François Cheng, éd. Gallimard, coll. « nrf poésie », 2017 (ISBN 978-2-07-270645-5), p. 165
De l'âme, 2016[modifier]
Où sommes-nous, en effet ? En France. Ce coin de terre censé être le plus tolérant et le plus libre, où il règne néanmoins comme une « terreur » intellectuelle, visualisée par le ricanement Voltairien. Elle tente d'oblitérer, au nom de l'esprit, en sa compréhension la plus étroite, toute idée de l'âme — considérée comme inférieure et obscurantiste — afin que ne soit pas perturbé le dualisme corps-esprit dans lequel elle se complaît. À la longue, on s'habitue à ce climat confiné, desséchant.
- De l'âme, François Cheng, éd. Albin Michel, 2016 (ISBN 978-2-226-32638-6), p. 11
Lorsqu'on regarde un artiste faire un portrait, on voit qu'il commence par dessiner un ensemble de contours, pour que le visage « prenne chair » dans un espace. Vient le moment magique où, au moyen de quelques traits, il fait apparaître les yeux. Alors une percée se fait, et on plonge dans une profondeur insaisissable. Ce que les deux perles reflètent et diffusent est un véritable monde comparable à un ciel marin de Bretagne, inépuisable jeu d'ombre et de lumière. S'y joue un secret sans cesse révélé qui dépasse la dimension de la chair, au sens organique du mot.
- De l'âme, François Cheng, éd. Albin Michel, 2016 (ISBN 978-2-226-32638-6), p. 25, 26
Vous vous souvenez peut-être de cette parole de la prieure Blanche de la Force dans les Dialogues des carmélites de Bernanos : « Cette simplicité de l'âme, nous consacrons notre vie à l'acquérir, ou à la retrouver si nous l'avons connue, car c'est un don de l'enfance qui le plus souvent ne survit pas à l'enfance… Il faut très longtemps souffrir pour y rentrer, comme tout au bout de la nuit on retouve une autre aurore… » Ai-je suffisamment souffert au cours de ma longue vie ? Il ne m'appartient pas de le dire, mais il est vrai qu'il m'arrive parfois de retrouver ce sentiment cosmique de mon enfance.
- De l'âme, François Cheng, éd. Albin Michel, 2016 (ISBN 978-2-226-32638-6), p. 28, 29
Âme qui, terreau des désirs, des émotions et de la mémoire, était en nous dès avant notre naissance, en un état qu'on pourrait qualifier de pré-langage et pré-conscience — non sans qu'un chant natif soit déjà là —, et qui nous accompagne jusqu'au bout, lors même que nous serions privés de conscience ou de langage. Toute d'une pièce, indivisible, irréductible, irremplaçable, absorbant en effet les dons du corps et de l'esprit, donc pleinement incarnée, elle est la marque de l'unicité de chacun de nous et, par là, de la vraie dignité de chacun de nous. Elle se révèle l'unique don incarné que chacun de nous puisse laisser.
- De l'âme, François Cheng, éd. Albin Michel, 2016 (ISBN 978-2-226-32638-6), p. 35, 36
À part le bouddhisme dans la version la plus extrême de sa doctrine, toutes les grandes traditions spirituelles ont pour point commun d'affirmer une perspective de l'âme située au-delà de la mort corporelle. Cette affirmation est basée sur l'idée que l'âme de chaque être est reliée au Souffle primordial qui est, je l'ai dit, le principe de Vie même. Compte tenu de ce fait, notre âme, animée par un authentique désir d'être, a le don de nous rappeler — quelle que soit notre « croyance » — combien la vie de chacun participe d'une immense aventure que les Chinois nomment le Tao, la Voie, aventure unique en réalité — il n'y en a pas d'autres — qui connaîtra des transformations mais point de fin, celle de la Vie.
- De l'âme, François Cheng, éd. Albin Michel, 2016 (ISBN 978-2-226-32638-6), p. 69
L'homme moderne est cet être revenu de tout, fier de ne croire à rien d'autre qu'à son propre pouvoir. Une confuse volonté de puissance le pousse à obéir à ses seuls désirs, à dominer la nature à sa guise, à ne reconnaître aucune référence qui déborderait sa vision unidimensionnelle et close. Il s'attribue des valeurs définies par lui-même. Au fond de lui, ayant coupé tous les liens qui le relient à une mémoire et à une transcendance, il est terriblement angoissé, parce que terriblement seul au sein de l'univers vivant. Il se complaît dans une espèce de relativisme qui dégénère souvent en cynisme ou en nihilisme.
- De l'âme, François Cheng, éd. Albin Michel, 2016 (ISBN 978-2-226-32638-6), p. 130, 131
À côté de l'âme, l'esprit, en tant qu'instrument de connaissance, est d'une importance capitale ; il est cependant au service de l'âme qui est le terreau natif et irréductible de chaque être.
- De l'âme, François Cheng, éd. Albin Michel, 2016 (ISBN 978-2-226-32638-6), p. 131
Divers[modifier]
L'esprit raisonne, l'âme résonne.
- « Sagesse de l'âme », Interview de François Cheng, Le Nouveau Magazine littéraire, nº 577, mars 2017, p. 26
Voir aussi[modifier]
- Anne Cheng, sa fille.