« Serait-ce donc qu’elle aurait quelque sorte de rapport à vous-même par ce que vous avez de moins bon ? écrit-elle à Mme de Grignan ; vous attendiez-vous qu’elle fût un prodige prodigieux, un prodige comme il n’y en a pas ?… Eh ! tant mieux si elle n’est pas parfaite ! vous vous divertirez à la repétrir. » Aussi bien n’a-t-elle pas également ses qualités ? Mme de Sévigné les relève, les analyse, y revient à chaque progrès de l’âge : « si elle n’est pas aussi belle que la Beauté, elle a des manières: c’est une petite fille à croquer. » Et vienne la jeunesse, ses jolis yeux bleus avec leurs paupières noires, cette taille libre et adroite, cette physionomie spirituelle, toute cette personne assaisonnée, touchante ou piquante (on se ferait scrupule d’en décider), n’est-elle pas faite pour l’amusement de sa mère ? Avec cela, de la finesse, de la gaieté, de la gaillardise même, un talent de contrefaire incomparable, mais capable de se contenir et qui se contient, un esprit vif, agissant, qui dérobe tout : que de ressources ! « Aimez, aimez Pauline, répète l’infatigable grand’mère ; ne vous martyrisez point à vous l’ôter. Voulez-vous, en la mettant au couvent, la rendre tout à fait commune ?… Comme elle est extraordinaire, je la traiterais extraordinairement. »
Il est ici question de Pauline de Grignan, fille de la comtesse de Grignan et petite-fille de Madame de Sévigné.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Préface, p. XII
Pour achever de la lier, elle lui persuade de se l’attacher comme secrétaire : la charmante enfant a la main rompue, une orthographe correcte, un délicieux petit commerce : jamais elle ne sera embarrassée et elle peut être utile.
Il est ici question des rapports qu'entretiennent Madame de Sévigné et sa petite-fille, Pauline de Grignan.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Préface, p. XII
Elle demande qu’on ne mène point sa petite-fille rudement. Elle est de l’école de la douceur et du raisonnement. Mme de Grignan lui représentait Pauline comme « farouche dans sa chambre, alors que ses esprits l’emportaient » ; elle s’en montre fort surprise, elle la croyait toute de miel ; mais fût-il vrai, bien loin de se rebuter, il faut lui parler raison sans la gronder, sans l’humilier, car cela la révolte ; elle aime sa mère, elle s’aime elle-même, elle veut plaire : il ne faut que cela pour la corriger. « Je suis fort aise de lui attirer vos bontés, fait-elle entendre constamment à sa fille sous une forme ou sous une autre, et de vous adoucir pour elle, » jusqu’au moment où, triomphant du succès de ses conseils, elle s’écrie : « Ne vous l’avais-je pas bien dit qu’il ne dépendait que de vous, en causant avec elle sans vivacité ni colère, d’en faire la plus aimable compagnie ? »
Il est ici question de Pauline de Grignan, fille de la comtesse de Grignan et petite-fille de Madame de Sévigné.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Préface, p. XIV
Mme de Sévigné est une mondaine que le monde occupe, caresse, enivre parfois, mais dont il est loin de remplir le cœur et de satisfaire l’activité [...]. « Il n’y a pas un grain d’or à tout ce qu’on dit ici, écrit-elle de Vitré : la raison, la conversation, la suite sont entièrement bannies du tourbillon où je suis. » Les beaux esprits lui inspiraient de la pitié : « Si vous saviez combien ils sont petits de près et combien ils sont quelquefois empêchés de leur personne ! »
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Préface, p. XVII
La fausse grandeur l’irritait. « Ah ! masques, je vous connais ! » s’écrie-t-elle, en voyant de certaines gens annoncés sous de grands noms. Les honneurs mêmes, les vrais honneurs la fatiguaient. Elle a hâte de quitter Vitré, où on l’accable, pour aller retrouver aux Rochers sa Mousse, sa chienne, son mail, Pilois, ses maçons, le repos de ses bois ; elle est affamée de jeûne et de silence ; elle aspire à revoir les allées qu’elle a tracées, les abris qu’elle a créés, la Solitaire, le Cloître. Ses réflexions l’entraînaient parfois selon le vent. Elle battait le pays, mais elle avait ses remises.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Préface, p. XVII
[...] à ceux qui ne comprennent pas La Fontaine, elle se borne à répondre : « On ne fait point entrer certains esprits durs et farouches dans le charme et dans la facilité des Fables ; cette porte leur est fermée et la mienne aussi. »
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Préface, p. XIX
Appartenant à la première moitié du dix-septième siècle, elle en aimait la sève riche et puissante, le ferme esprit d’analyse et de retour sur soi. Tous les jours « elle travaillait à son esprit, à son âme, à son cœur. » Ce qu’elle adorait dans les livres de Nicole, c’est qu’il lui semblait qu’ils étaient faits à son intention : elle s’y trouvait toujours et partout ; ils lui fournissaient des soulagements, des consolations, des remèdes contre ses défauts, ses passions, contre les faiblesses humaines qui ne la quittaient point même « au milieu des grandes moralités du carême, » contre ses moindres ennuis, voire contre la pluie. On sait « les bouillons » qu’elle en tirait.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Préface, p. XIX
Elle sait que les femmes « ayant la permission d’être faibles, se servent sans scrupule de leur privilège » ; mais elle considère qu’après tout les hommes ne sont pas moins exposés pas leurs passions, et trouve même que leur vertu « est bien plus délicate encore et plus blonde que celle des femmes. » Elle a confiance, pour son sexe, dans la force de l’éducation. C’est à cette discipline qu’en revenaient volontiers les femmes de son temps, alors qu’après l’éclat d’une vie dissipée, elles entrevoyaient les ombres de la mort.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Préface, p. XX
Elle ne pouvait souffrir les gens qui disent : je suis trop vieux. La vieillesse lui paraissait particulièrement favorable pour y regarder de près, ne s’excuser de rien, se soutenir, se fortifier, s’épurer. Et c’est dans ce sentiment qu’elle arrivait à écrire, à cinquante-trois ans, ce mot d’une raison si haute et d’une grâce féminine si pénétrante, qui, sur un point fondamental, résume les doctrines exposées dans ce volume : « Je dis toujours que si je pouvais vivre deux cents ans, je deviendrais la plus admirable personne du monde. »
On dirait que Fénelon se trouve en présence d’un interlocuteur qui s’est engagé à fond dans l’opinion contraire, et qu’en deux ou trois coups d’une argumentation serrée il veut le réduire. Toutes les objections sont ramassées dans une réfutation nerveuse et qui va droit aux raisons dernières.
Il est ici question de son introduction à l' Éducation des filles.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Fénelon, p. 1
À la Renaissance, Érasme et Vivès déclaraient hautement les femmes susceptibles de la culture la plus élevée ; on les égalait aux hommes ; on les plaçait même au-dessus : telle est du moins la thèse que soutiennent Corneille Agrippa, Brantôme et toute la suite des poètes attachés à Marguerite de Valois. Avec le dix-septième siècle, le débat change encore une fois de caractère. C’est dans les académies, les salons et les ruelles que Mlle de Gournay et Mlle de Scudéry aspirent à faire une place à leur sexe, toutes prêtes d’ailleurs à la conquérir elles-mêmes par le travail, à ne rien ménager pour assouplir leur esprit aux exercices littéraires les plus subtils et perfectionner leur raison.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Fénelon, p. 3
Une expérience précoce lui avait appris qu’il faut compter avec les intérêts et ménager les passions. Il est d’avis de distribuer à certains chefs des pensions secrètes, et de créer un fonds réglé pour continuer, en faveur des pauvres, les aumônes du consistoire ; il croit qu’on pourrait disperser quelques-uns des plus engagés dans les provinces du cœur du royaume, où l’hérésie n’a pas pénétré, en leur donnant quelque petit emploi qui leur rendît l’éloignement moins pénible. Quant aux rebelles, il ne répugnerait pas à l’idée de les envoyer dans le Canada, où les huguenots faisaient depuis longtemps le commerce. Pour tous il demande qu’on multiplie les maîtres et les maîtresses d’école, qui aideront à répandre la bonne parole. Il voudrait, avant tout, prévenir les ventes de meubles, les aliénations de biens et les expropriations inutiles. Point de violences, point de provocations. « Ce qu’il faut à ces égarés, ce sont des pasteurs sages et doux qui insinuent la doctrine et effacent insensiblement les préjugés. »
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Fénelon, p. 10
Fénelon avait naturellement l’esprit riant. Le vif ressouvenir des disgrâces qui traversèrent sa vie ne paraît point avoir jamais altéré ce fond d’enjouement ; on en peut suivre la veine légère dans ce qui nous reste de ses premiers écrits. Deux lettres particulièrement nous en ont conservé le témoignage. Toutes deux [...] sont adressées à une cousine, la marquise de Laval. [...] La première est le récit de son entrée magnifique dans la province. « [...] je monte ainsi jusqu’au château d’une marche lente et mesurée, afin de me prêter pour un peu de temps à la curiosité publique. Cependant mille voix confuses font retentir des acclamations d’allégresse, et l’on entend partout ces paroles : Il sera les délices de ce peuple. Me voilà à la porte, déjà arrivé, et les consuls commencent leur harangue par la bouche de l’orateur royal. À ce nom, vous ne manquez pas de vous représenter ce que l’éloquence a de plus vif et de plus pompeux. Qui pourrait dire quelles furent les grâces de son discours ? Il me compara au soleil ; bientôt après je fus la lune ; tous les autres astres les plus radieux eurent ensuite l’honneur de me ressembler ; de là nous en vînmes aux éléments et aux météores, et nous finîmes heureusement par le commencement du monde. Alors le soleil était déjà couché, et, pour achever la comparaison de lui à moi, j’allai dans ma chambre pour me préparer à en faire de même. »
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Fénelon, p. 12
Moins d’une année avant la publication de l’ Éducation des filles, un juge grave et éclairé, pénétré des mêmes idées que Fénelon, son compagnon de mission en Saintonge et plus tard son collaborateur dans l’éducation du duc de Bourgogne, l’abbé Claude Fleury, pouvait dire sans crainte d’être démenti : « Ce sera sans doute un grand paradoxe de soutenir que les filles doivent apprendre autre chose que leur catéchisme, la couture et divers petits ouvrages: chanter, danser et s’habiller à la mode, faire bien la révérence et parler civilement : car voilà en quoi consiste, pour l’ordinaire, toute leur éducation. » On avait érigé l’ignorance en système, isolé les femmes dans l’insignifiance et l’oisiveté ; par un autre abus, on les jetait aux extrêmes d’une égalité chimérique et d’une émancipation désordonnée.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Fénelon, p. 16
Ce que Chrysale demande à Philaminte dans sa sagesse bornée et vulgaire, mais justifiée par les extravagances de sa femme, c’est qu’elle renonce à chercher ce qu’on fait dans la lune pour se mêler un peu de ce qu’on fait chez elle. Le retour aux soins de la famille, telle nous paraît être la haute moralité des Femmes savantes ; et cette conclusion que Molière laisse tirer de sa pièce est la leçon directe qui ressort de l’ Éducation des filles.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Fénelon, p. 17
« La femme, écrit Fénelon, n’a point à gouverner l’État, ni à faire la guerre, ni à entrer dans le ministère des choses sacrées. Ni la politique, ni la jurisprudence, ni la philosophie, ni la théologie, ne lui conviennent. » — Se proposait-il de répondre à Poulain de La Barre. — « Elle a une maison à régler, un mari à rendre heureux, des enfants à bien élever. » [...] « C’est la femme, dit-il, qui est chargée de l’éducation des garçons jusqu’à un certain âge, des filles jusqu’à ce qu’elles se marient ou se fassent religieuses, de la conduite des domestiques, de leurs mœurs, de leur service, du détail de la dépense, des moyens de faire tout avec économie et honorablement. » D’ailleurs, en assignant ces limites à son action, Fénelon ne croit pas la borner ni la contraindre. Si les femmes s’y méprennent, c’est qu’elles ne connaissent pas l’étendue de leurs devoirs, non moins importants au public que ceux des hommes. Ne sont-ce pas elles qui, par le règlement des choses de la maison, ruinent ou soutiennent les établissements ?
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Fénelon, p. 17
La femme telle qu’il la conçoit n’est pas seulement la femme forte de l’ Évangile : comme l’épouse d’Ischomaque, elle est la reine de la ruche, l’âme du foyer.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Fénelon, p. 19
Les femmes elles-mêmes étaient devenues sévères pour leur sexe. Ce n’est point seulement contre les hommes que Mme de Maintenon s’attache à mettre en garde les élèves de Saint-Cyr : elle se défie du caractère des femmes. Elle n’a pas beaucoup plus de confiance dans leur esprit : « Jamais, disait-elle — après la réforme de 1691, il est vrai — jamais elles ne savent qu’à demi. »
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Fénelon, p. 19
« Envoyez-moi votre fille, écrivait saint Jérôme à Læta ; je me charge de l’élever. » « Gardez auprès de vous votre fille, » répond Fénelon à une mère qui lui avait demandé son avis. Le conseil était nouveau. Le couvent était resté la ressource commune, presque la seule ressource d’éducation pour les jeunes filles. Fénelon n’hésite pas à en signaler les dangers. « J’estime fort l’éducation des bons couvents, dit-il en substance, mais je compte encore plus sur les soins d’une bonne mère, quand elle est libre de s’y appliquer. Si un couvent n’est pas régulier, c’est une école de vanité : les jeunes filles n’y entendent parler du monde que comme d’une espèce d’enchantement ; il n’est pas de poison plus subtil ; mieux vaut le monde lui-même qu’un couvent mondain. Si l’établissement est demeuré fidèle à l’esprit de son institut, l’ignorance absolue du siècle y règne : l’enfant qui en sort pour entrer dans la vie est comme une personne qu’on aurait nourrie dans les ténèbres d’une profonde caverne, et qu’on ferait tout d’un coup passer au grand jour ; rien ne peut être plus redoutable pour une imagination vive que cette surprise soudaine. C’est à la mère sage et discrète qu’il convient d’introduire peu à peu la jeune fille dans la société où elle doit vivre, et d’y accoutumer sa vue. Elle seule d’ailleurs peut découvrir dans son esprit et dans son cœur les mouvements qu’il importe de connaître pour la bien diriger .»
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Fénelon, p. 22
L’éducation est, à ses yeux, une œuvre de prévoyance, de suite et de persuasion. [...] On ne gagne rien à aller au jour le jour sans intention réfléchie et à s’appuyer sur des règlements qui n’engendrent que la crainte. [...] Cette façon d’agir, livrée au hasard, superficielle, gênée, violente, trompe tout le monde, le maître et l’enfant. Un jour vient où, avertis par leurs fautes, les jeunes gens sont forcés de recommencer sur eux-mêmes le travail qu’on n’a pas fait avec eux : heureux encore quand, par l’accumulation des erreurs commises ou la force des habitudes contractées, les obstacles ne sont pas devenus insurmontables !
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Fénelon, p. 28
Mme Necker de Saussure estime que jusqu’à dix ans les filles et les garçons peuvent être élevés suivant les mêmes règles. C’était aussi, à ce qu’il semble, le sentiment de Fénelon. Non qu’il admette que les enfants soient mêlés indifféremment ; sur ce point il va jusqu’à interdire aux filles toute société avec des filles dont l’esprit n’est pas suffisamment sûr — même pour les divertissements.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Fénelon, p. 28
[...] pour diriger l’enfant, le premier besoin est de le connaître, et pour le connaître il faut, par une conduite droite, aimable, familière sans bassesse, le mettre en pleine liberté de découvrir ses inclinations. De tous les défauts, l’hypocrisie est le plus grave, parce que, indépendamment du mal qu’il fait par lui-même, il sert de masque aux autres [...]. Quelque effort d’observation et de patience qu’il en coûte pour voir clair dans l’esprit de l’enfant, tout doit être sacrifié à cet objet. Point de feinte, point de finesse, point d’entourage « de petits esprits, de gens indiscrets et sans règle qui fassent métier de flatterie » ; point de complaisance pour soi-même : l’enfant, qui ne s’y trompe pas, ne devient ou ne reste sincère qu’envers ceux qui sont sincères avec lui ; s’il voit qu’on se pardonne trop aisément les fautes que l’on commet, il se réfugie dans une sorte d’indulgence pour ses propres passions ; il se garde et ne se laisse plus pénétrer.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Fénelon, p. 31
On ne peut empêcher l’enfant d’observer ce qui se présente à son regard et de reproduire ce qu’il voit ; il a le coup d’œil prompt, l’imitation facile ; et, « comme il n’est pas possible non plus de ne laisser approcher de lui que des gens irréprochables, le devoir est de lui faire distinguer sur ces gens mêmes ce qui est bien de ce qui ne l’est pas, » dût-on lui ouvrir les yeux sur les faiblesses de ceux envers lesquels il est d’ailleurs tenu de respect. [...] rien n’étant parfait sur la terre, on doit finalement admirer ce qui présente le moins d’imperfection, et ne se résoudre à certaines critiques que pour l’extrémité ; mais, en somme, il tient pour la sincérité : l’éducation est à ce prix.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Fénelon, p. 33
C’est aux applications à la vie, en un mot, que Fénelon ramène toute l’éducation des jeunes filles. J.-J. Rousseau les élève exclusivement pour plaire ; Fénelon les prépare à partager avec l’homme les devoirs de la famille. Il ne pouvait point ne pas faire la part des vocations religieuses, mais il ne les veut que spontanées, sincères et fortes. Le mariage est pour la jeune fille la fin de son éducation, — le mariage avec les occupations bienfaisantes qui en sont l’honneur et le charme.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Fénelon, p. 46
Il tient pour le plus sot des travers le dédain de ces femmes qui considèrent comme au-dessous d’elles tout ce qui les rattache aux travaux dont dépendent l’aisance et le bonheur de la famille, et qui sont disposées « à ne pas faire grande différence entre la vie de province, la vie champêtre et celle des sauvages du Canada. »
Françoise d’Aubigné naquit à Niort, le 27 novembre 1635, de Constant d’Aubigné et de Jeanne de Cardilhac. Constant d’Aubigné n’avait pas hérité des fières vertus et de la rude probité de son père Agrippa. Changeant de religion et de parti selon l’intérêt du moment, toujours criblé de dettes, vivant d’expédients et ne reculant même pas devant le crime, impliqué dans une affaire de faux monnayage, meurtrier de sa première femme, il avait passé « la moitié de sa jeunesse dans les prisons de la Rochelle, d’Angers, de Paris, de Bordeaux, ou hors du royaume. » Il était interné au fort de Château-Trompette, « à cause de ses commerces avec les Anglais » (1627), lorsqu’il épousa la fille du gouverneur. [...] c’est en prison, comme son frère, que Françoise avait vu le jour.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Madame de Maintenon, p. 73
La seule affaire où Mme de Maintenon ne réserva rien d’elle-même, qui l’absorba et qui la révéla tout entière, c’est la création de Saint-Cyr.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Madame de Maintenon, p. 108
Elle loua à Rueil, aux environs de Saint-Germain, une maison qu’elle pourvut de tout ce qui était indispensable pour recevoir soixante jeunes filles de bourgeoisie et de petite noblesse (1682) ; elle comptait, au sortir de l’école, « les placer ou établir par mariage. » Peu après, elle y adjoignit une cinquantaine d’enfants pauvres qu’elle envoya de sa terre de Maintenon. Ces « petites sœurs » furent installées dans les communs et au rez-de-chaussée : les travaux manuels étaient leur principale occupation ; il s’agissait de les dresser à un métier : c’était, pour employer les formules modernes, une sorte d’école primaire professionnelle annexée à ce qui, eu égard au temps, représentait une école secondaire.
Le succès fut tel, que, moins de dix-huit mois après l’organisation de la maison, le roi, qui venait d’acquérir, pour l’agrandissement du parc de Versailles, le château de Noisy, décida que les élèves de Rueil y seraient établies.
Il est ici question de Françoise d'Aubigné, marquise de Maintenon, et des prémisses de Saint-Cyr à Reuil puis à Versailles.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Madame de Maintenon, p. 108
L’esprit, tel était le lien du salon de Mme de Lambert. C’est par là que, de l’aveu commun, il se distinguait de tous les autres. Point de grandes nuits comme à Sceaux, point de nuits blanches comme à Vaux-Villars, point de soupers suivis ou précédés de séances de jeu comme chez les financiers où « tout était riche, poli, orné, tout hors l’âme du maître. » La santé de Mme de Lambert lui interdisait les veilles. [...] C’était le temps où la duchesse de Vendôme et la duchesse de Berry s’enivraient chaque soir ; où la duchesse du Maine faisait le biribi avec ses gens la nuit entière ; où la maréchale de La Ferté rassemblait après souper autour d’une grande table tous ses fournisseurs, pour leur regagner au lansquenet, en trichant, ce qu’ils lui avaient volé ; où la fille du Régent, Mlle de Valois, traversant la France pour aller rejoindre le duc de Modène qu’elle venait d’épouser, se faisait préparer des relais de jeu et trouvait à chaque station des partenaires qui l’attendaient.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Madame Lambert, p. 180
Elle regrettait, dans un langage que les précieuses n’auraient pas désavoué, les maisons d’autrefois « où les Muses vivaient en société avec les Grâces. » Elle aimait à évoquer l’ombre charmante de Madame, la protectrice de Racine, l’asile des lettres et des arts, et il ne lui eût pas déplu que le souvenir en vînt à d’autres qu’à elle. « Sous les traits de Lambert, Minerve tient sa cour, » disaient ses flatteurs : Minerve ingénieuse et aimable assurément ; Minerve raisonneuse aussi et toujours armée en sagesse, la Minerve-Mentor du Télémaque.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Madame Lambert, p. 182
Mme de Lambert et ses amis appartiennent à la génération de transition du dix-septième au dix-huitième siècle, génération tout à la fois engageante et discrète, qui avait l’intelligence et le goût de toutes les hardiesses, mais qui en sentait le péril et qui s’arrêtait au seuil des voies qu’elle avait ouvertes.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Madame Lambert, p. 183
Montesquieu, qui n’appartenait point au cénacle, mais qui en recevait les échos, écrivait : « L’empire que nous avons sur les femmes est une véritable tyrannie. Nous employons toutes sortes de moyens pour leur abattre le courage ; les forces seraient égales si l’éducation l’était aussi ; éprouvons-les dans les talents que l’éducation n’a point affaiblis, et nous verrons si nous sommes si forts. » On ne peut douter que cette conception plus large du rôle des femmes ne fût, en partie au moins, l’œuvre de Mme de Lambert. Ses idées étaient déjà répandues, et la plupart des traités dans lesquels elle les avait fixées avaient commencé à courir le monde, quand l’écrivain des Lettres persanes et l’auteur de la Nouvelle Colonie s’associaient à la cause qu’elle soutenait, en lui empruntant presque les termes de ses revendications.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Madame Lambert, p. 185
«Le misanthrope ne sait pas louer : son discernement est gâté par son humeur. L’adulateur, en louant trop, se décrédite et n’honore personne. Le glorieux ne donne des louanges que pour en recevoir : il laisse trop voir qu’il n’a pas le sentiment qui fait louer. Les petits esprits estiment tout parce qu’ils ne connaissent pas la valeur des choses : ils ne savent placer ni l’estime ni le mépris. L’envieux ne loue personne, de peur de se faire des égaux. Un honnête homme loue a propos : il a plus de plaisir à rendre justice qu’à augmenter sa réputation en diminuant celle des autres.» Quand le savoir-vivre repose sur ce fonds de probité et qu’il atteint ce degré de délicatesse, reconnaissons qu’il n’est pas loin de mériter d’être classé au nombre des vertus.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Madame Lambert, p. 191
Elle distingue dans le monde deux sortes de fous : ceux qui sacrifient le présent à l’avenir et ne se soutiennent que d’espérances, ceux qui sacrifient l’avenir au présent et épuisent au jour le jour toutes leurs ressources : les uns et les autres toujours ardents ou inquiets. De ces deux genres de folies elle rapproche la sérénité de l’homme qui règle sa vie pour en jouir ; qui a reconnu que nos pires ennemis nous font moins de tort que nos défauts.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Madame Lambert, p. 193
[...] c’est une Cartésienne : en fait de religion, sa règle est de céder aux autorités ; mais sur tout autre sujet elle n’entend recevoir « que l’autorité de la raison et de l’évidence : c’est donner des limites trop étroites à ses pensées que de les renfermer dans celles d’autrui. »
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Madame Lambert, p. 202
Le besoin de s’assembler pour s’entretenir est un besoin propre à l’esprit français. Mme de Staël l’a excellemment remarqué : en France, à Paris surtout, la parole n’est pas seulement, comme ailleurs, une manière de se communiquer ses idées, ses sentiments, ses affaires ; « c’est un instrument dont on aime à jouer, qui ranime les esprits comme font chez d’autres peuples la musique et les liqueurs fortes » ; et, à l’appui de cette observation, elle raconte, d’après Volney, que des Français, émigrés pendant la Révolution et établis en Amérique pour y fonder une colonie, quittaient toutes leurs occupations pour aller causer à la ville, c’est-à-dire à la Nouvelle-Orléans, qui n’était pas à moins de six cents lieues de leur demeure. Dans la société reposée et lettrée du dix-septième siècle, ce plaisir était devenu le premier des plaisirs et un art supérieur.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Madame Lambert, p. 206
Tout aboutit chez Mme de Lambert à ce conseil suprême : « se donner ses heures, se mettre à part, pratiquer la retraite de l’âme, savoir être en soi. » — Être en soi, c’est jouir de ce que l’on est et de ce que l’on a : il faut des repos pour le bonheur ; il suffit de si peu de chose pour troubler notre quiétude : le moindre mal qui puisse nous arriver des ébranlements trop répétés ou des excitations trop vives, c’est de faire échapper ce qu’on tient en attendant ce qu’on désire. — Être en soi, c’est s’appuyer sur sa raison, temporiser avec ses sentiments, haine ou amour, pour arriver à les maîtriser, ne point composer avec ce qui est du train de la volupté, musique, poésie, jeux, spectacles et plaisirs violents, travailler à se craindre et à se respecter, renouveler incessamment ses ressources d’entretien moral et de résistance : « Nous sommes toujours aussi forts contre nous-mêmes et contre les autres que nous voulons l’être. » — Être en soi, c’est n’attendre de la vie que ce qu’elle peut donner [...]. « Ma fille, répète sans cesse Mme de Lambert, hors de soi point de bonheur durable… Ne nous croyons assurée contre les disgrâces que lorsque nous sentirons nos plaisirs naître du fond de notre âme… Tout âge est à charge à qui ne porte pas au dedans de soi ce qui peut rendre la vie heureuse… La plupart des hommes ne savent pas vivre dans leur propre société… Le monde n’est qu’une troupe de fugitifs d’eux-mêmes. »
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Madame Lambert, p. 209
S’il s’agissait de celles de son temps, il n’aurait à leur faire entendre que de dures vérités. La femme telle que l’a façonnée la société est un être dépravé : à Paris comme à Londres, il n’en connaît point une seule vraiment digne de ce nom, et ailleurs cela n’est guère mieux ; la dépravation commence dans les grandes villes avec la vie ; dans les petites, avec la raison. Il est vrai que cette corruption n’est point le privilège des femmes : et c’est ce qui les excuse ; par une sorte d’émulation coupable, les deux sexes s’empruntent mutuellement leurs défauts.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Jean-Jacques Rousseau, p. 221
Rousseau ne se préoccupe pas seulement de l’attacher aux devoirs simples et graves de la vie à laquelle elle est réservée ; il songe a la seconde existence qu’elle tiendra de son mari. C’est l’homme qu’elle épousera qui lui façonnera l’esprit à son gré, pour ses besoins, ses intérêts ou ses plaisirs. Appelée à vivre de la vie d’autrui, la femme n’a sur elle-même aucun droit. Sa croyance même est nécessairement asservie à l’autorité.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Jean-Jacques Rousseau, p. 226
« Je voudrais, dit Rousseau à qui son imagination échauffée suggère trop souvent des comparaisons plus neuves que délicates, — je voudrais qu’une jeune Anglaise cultivât avec autant de soin les talents agréables pour plaire au mari qu’elle aura, qu’une jeune Albanaise les cultive pour le harem d’Ispahan. »
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Jean-Jacques Rousseau, p. 228
La femme n’a pour elle que son art et sa beauté. Or la beauté n’est pas générale ; elle périt par mille accidents, elle passe avec les années ; l’habitude en détruit l’effet. L’esprit seul est la véritable ressource, la ressource durable de la femme, — « non ce sot esprit auquel on donne tant de prix dans le monde, et qui ne sert à rien pour rendre la vie heureuse, mais l’art de tirer parti de celui des hommes et de se prévaloir de nos propres avantages. » Cette sorte d’adresse qui lui appartient en propre est un dédommagement équitable de la force qu’elle n’a point. Toutes ses réflexions doivent tendre à étudier l’homme, non par abstraction l’homme en général, mais les hommes qui l’entourent et auxquels elle est assujettie. Il faut qu’elle s’apprenne à pénétrer le fond de leur cœur à travers leurs discours, leurs actions, leurs regards, leurs gestes. Mît-elle pour les deviner et les conduire un peu de ruse, il n’importe, et c’est son droit. La ruse est un penchant naturel, et tous les penchants naturels sont bons. Il est juste de cultiver celui-là comme les autres ; il ne s’agit que d’en prévenir l’abus. Et c’est ainsi que Rousseau rétablit l’égalité qu’il a d’abord si singulièrement troublée. Tout ce que la femme ne peut faire ou vouloir par elle-même, son talent est de le faire faire ou le faire vouloir aux hommes ; à elle de donner à son mari, sans y paraître, tels sentiments qu’il lui plaît. Dans le ménage, l’homme est l’œil et le bras ; mais elle est l’âme. Elle est son juge, sinon son maître. Si elle ne gouverne pas, elle règne. Est-il donc si pénible de se rendre aimable pour être heureuse, et habile pour être obéie ?
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Jean-Jacques Rousseau, p. 229
Certes Rousseau est de bonne foi quand il répète : « J’étudie ce qui est ; c’est mon principe ; il me fournit la solution de toutes les difficultés » ; mais il n’est pas moins sincère quand, parti de l’observation de la nature, il se laisse entraîner dans le rêve. Il a rêvé toute sa vie pour lui-même comme pour les autres. Dans le premier voyage qu’il fît de Genève à Annecy, il raconte qu’il ne voyait pas un château à droite ou à gauche, sans aller chercher l’aventure qu’il se croyait sûr d’y trouver. Il n’osait ni entrer ni heurter ; mais il chantait sous la fenêtre qui avait le plus d’apparence, fort surpris, après s’être époumoné, de ne voir paraître ni dame, ni demoiselle qu’attirai la beauté de sa voix ou le sel de ses chansons. S’il marchait par la campagne, il imaginait « dans les maisons des festins rustiques ; dans les prés, de folâtres jeux ; le long des eaux, des bains et des promenades ; sur les arbres, des fruits délicieux ; sous leur ombre, de voluptueux tête-à-tête ; sur les montagnes, des cuves de lait et de crème, une oisiveté charmante, la paix, la simplicité, le plaisir d’errer sans savoir où : rien ne frappait ses yeux sans porter à son cœur quelque invention de jouissance. » La première fois qu’il vint à Paris, il se figurait « une ville aussi belle que grande, où l’on ne voyait que de superbes rues, des palais de marbre et d’or. » Lorsqu’il retraçait ces illusions trente ans après, il en souriait ; mais elles étaient là encore, dans un repli de son imagination, toutes fraîches, prêtes à renaître ; et il n’est point bien sûr qu’il n’en eût pas, tout en se moquant un peu de lui-même, la réminiscence émue. C’est cette puissance d’imagination qui donne tant de vie au cinquième livre de l’Émile.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Jean-Jacques Rousseau, p. 238
[ Mme Necker ] avait, disait-on, transformé sa maison en un temple. Galiani lui-même n’y entrait qu’en composant son attitude. « Je serai froid et poli comme une assiette de Mme Geoffrin vis-à-vis de Mme Necker, écrivait-il à Mme d’Épinay après une brouille ; je ne veux plus avoir avec elle que des rapports de chancellerie ; voilà comme je punis le froid maintien de la décence. »
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Madame Necker, p. 279
Mlle Curchod possédait à fond l’ Émile ; elle avait l’imagination émue, le cœur plein des idées de Jean-Jacques, — elle est une des premières qui lui aient donné ce nom familier, — quand, à vingt-trois ans, après la mort de son père et de sa mère, elle était venue à Paris chercher les ressources qui lui manquaient en Suisse. Mariée à M. Necker, c’est avec une véritable passion qu’elle embrassa les devoirs de la vie conjugale. « [...] je vous déclare que, tant qu’ Héloïse, Émile, ces divines et essentielles portions de Rousseau, seront entre mes mains, je ne puis regarder la vie de leur auteur que comme un faible accessoire ; et il semble qu’on doive jeter un voile sur les défauts de cet orateur de l’humanité, de ce père de la vertu. » Elle proclamait en particulier la reconnaissance de son sexe : « Rousseau a tant accordé aux femmes, qu’on ne peut être fâché de ce qu’il leur refuse. » Toute sa vie elle l’avait suivi dans ses pérégrinations ; à sa mort, dans un élan d’affection pieuse, elle aimait à se transporter au pied des peupliers qui abritaient ses restes.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Madame Necker, p. 282
Fort recherchée pour son esprit et sa beauté, elle avait institué à Lausanne, que sa famille était venue habiter pour elle, une Académie des Eaux où la jeunesse des deux sexes se livrait à des exercices littéraires que ne distinguait pas toujours la simplicité. Sous les auspices de Thémire — c’est le nom qu’elle s’était donné, — les cimes alpestres qui couronnent le lac de Genève et les riantes campagnes du pays de Vaud avaient vu renaître les fictions de l’ Astrée jadis enfantées dans la fièvre des grandes villes. Cette éducation à la fois simple et hardie, grave et aimable, fondée sur une large base d’études et ouverte à toutes les inspirations, même à celles de la fantaisie, avait été également celle de Germaine. Toute jeune, Germaine avait sa place aux vendredis de sa mère, sur un petit tabouret de bois où il lui fallait se tenir droite sans défaillance ; elle entendait discourir sur la vertu, les sciences, la philosophie, Marmontel, Morellet, D’Alembert, Grimm, Diderot, Naigeon, Thomas, Buffon, se prêtait aux questions qu’on prenait plaisir à lui adresser, — non sans chercher parfois à l’embarrasser, — et se faisait rarement prendre en défaut. Mme Necker lui apprenait les langues, la laissait lire à son gré, la conduisait à la comédie. À onze ans elle composait des éloges, rédigeait des analyses, jugeait l’ Esprit des lois ; l’abbé Raynal voulait lui faire écrire, pour son Histoire philosophique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, un morceau sur la révocation de l’Édit de Nantes ; elle adressait à son père, à l’occasion du Compte rendu de 1781, un mémoire où son style la trahissait. La poésie n’avait pas pour elle moins d’attraits. Envoyée à la campagne pour rétablir sa santé loin des livres et des entretiens, elle parcourait les bosquets avec son amie, Mlle Huber, vêtue en nymphe, déclamait des vers, composait des drames champêtres et des élégies.
Il est ici question de l'opinion du quotidien de Suzanne Necker.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Madame Necker, p. 285
Rousseau, partant du principe que les idées ne nous arrivent que par les sens, voulait qu’on commençât par perfectionner les organes de la perception ; Mme Necker estimait qu’il fallait agir immédiatement sur l’esprit par l’esprit. L’essentiel à ses yeux était « d’accumuler les idées. » Elle était persuadée que l’intelligence devient paresseuse quand on lui épargne ce travail. Et, pour le rendre plus profitable, elle ne craignait pas de recourir à toutes les applications de la pensée.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Madame Necker, p. 286
Pour apprécier exactement la direction des idées de Mme Necker, il faut d’abord se rendre compte de l’effort qu’elle s’imposa en arrivant à Paris, afin de s’approprier la langue et les mœurs du pays dont elle avait à se faire adopter. Sainte-Beuve a dit qu’elle ne fut jamais qu’une fleur transplantée. Il semble que Mme Necker eût prévu la critique. « Pour avoir un goût parfait, disait-elle, faut-il être né dans un pays ou dans une société, à Paris par exemple, où l’on reçoive les principes du goût avec le lait et par l’autorité ? Ou bien serait-il à préférer d’y arriver dans l’âge où l’on peut les acquérir sans préjugé et apprendre à juger par sa propre raison nouvellement éclairée ? Ce goût ainsi formé serait plus sûr et plus dégagé de toutes les préventions du siècle, du lieu et de la mode. C’est ainsi que Rousseau, dans un objet plus grave, voulait qu’on ne prit une religion que quand la raison serait formée. » Mme Necker se vise manifestement elle-même dans cette dernière observation ; et je ne sais pas d’exemple d’une acclimatation ou d’une naturalisation intellectuelle suivie avec plus de zèle. Il n’en coûtait rien à Grimm de ne paraître à Paris qu’un Allemand. Mme Necker voulut être Française.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Madame Necker, p. 287
L’étude de la langue était une de ses études favorites. Elle lisait la plume à la main, analysant les tours, les constructions, les mots ; elle s’était amusée à corriger certaines pages de l’ Émile ; elle s’exerçait à extraire chez Diderot les parcelles d’or du limon ; le plus grand nombre de ses entretiens avec Buffon roulent sur des questions de grammaire ou de rhétorique. Ce qu’elle cherchait à saisir dans la phrase, ce n’était pas seulement la justesse de l’expression et le mouvement de l’idée ; c’était, avec le génie propre à chaque auteur, le génie même de l’idiome. La simplicité, la clarté, le charme, telles étaient les qualités qui lui semblaient caractériser entre toutes l’esprit français, et elle déclarait en trouver la marque par excellence dans ces trois livres : les Lettres de Mme de Sévigné, les Mémoires de Grammont et les Fables de La Fontaine.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Madame Necker, p. 288
Elle dira [...], non sans finesse : « On est plus vertueux en Suisse qu’à Paris ; mais ce n’est qu’à Paris que l’on parle bien de la vertu : elle ressemble à l’Apollon de Délos, qui ne dictait ses oracles que dans une caverne où ses rayons n’avaient jamais pénétré » ; ou encore : « On peut comparer les penseurs comme Diderot à Deucalion, qui jetait les pierres derrière sa tête pour en faire des hommes et ne regardait pas quelle forme elles prenaient. » Et cependant, pour avoir droit de cité parisienne, il manque à cette manière étudiée, à ce style étoffé je ne sais quoi de léger, de vif, de prime-sautier, le mouvement qui séduit, le trait qui enlève. La langue de Mme Necker resta laborieuse.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Madame Necker, p. 289
Elle disait elle-même « qu’elle ne posait pas la plume avant d’avoir réussi à conduire sa pensée jusqu’à l’image et à la colorer, » et elle abuse des comparaisons et de l’antiquité. Mais, pour être trop compliquée dans l’expression, trop concertée dans le tour, sa pensée n’en est pas moins presque toujours admirablement judicieuse : elle donne confiance.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Madame Necker, p. 221
Elle rappelait souvent qu’à quatre-vingt-huit ans M. de Fontenelle s’asseyait sur un tabouret afin d’éviter de se courber, en ajoutant : « c’est un exemple à appliquer à l’esprit. »
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Madame Necker, p. 294
[...] ce qu’elle [...] recommande [aux femmes], en un mot, c’est la patience, la douceur, la grâce. « Les vers luisants, disait-elle, sont l’image des femmes ; tant qu’elles restent dans l’ombre, on est frappé de leur éclat ; dès qu’elles veulent paraître au grand jour, on les méprise et on ne voit plus que leurs défauts. »
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Madame Necker, p. 297
Elle veut qu’en toute chose la femme s’enveloppe de modestie et se voile de pudeur : « Heureuse qui n’a jamais trouvé de plaisir que dans des mouvements raisonnables : c’est le moyen de s’amuser toute sa vie ! » Elle ne croit point que les passions soient dans la nature de l’homme, encore moins qu’elles contribuent à son bonheur. « On ne cesse de répéter que les hommes ont besoin de passions pour être heureux; cela me rappelle ces planches de plantes de fraxinelles auxquelles on met le feu deux fois par semaine pour les faire croître ; ce n’est pas ainsi que l’on cultive les rosiers et les lis. » Elle le déclare enfin : toute cette métaphysique de sentiment, inventée pour justifier les dérèglements de l’âme, est malsaine. « Les Français traitent les femmes comme les Égyptiens faisaient leurs légumes : ils les adorent. » Ce dont elles ont besoin, c’est qu’on les respecte.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Madame Necker, p. 299
Les meilleurs ménages, à son sens, étaient ceux qui « à l’origine sont formés par la conformité des goûts et par l’opposition des caractères » ; et elle n’admet pas que les caractères ne puissent arriver à se fondre. « Les Zurichois, racontait-elle agréablement, enferment dans une tour, sur leur lac, pendant quinze jours, absolument tête à tête, le mari et la femme qui demandent le divorce pour incompatibilité d’humeur. Ils n’ont qu’une seule chambre, qu’un seul lit de repos, qu’une seule chaise, qu’un seul couteau, etc., en sorte que, pour s’asseoir, pour se reposer, pour se coucher, pour manger, ils dépendent absolument de leur complaisance réciproque ; il est rare qu’ils ne soient pas réconciliés avant les quinze jours. » Ce qu’elle préconise sous le couvert de cette espèce de légende, c’est le mutuel sacrifice qui forme, par l’habitude, le plus solide des attachements et engendre la réciprocité d’une affection inséparable ; elle compare le premier attrait de la jeunesse au lien qui soutient deux plantes nouvellement rapprochées ; bientôt, ayant pris racine l’une à côté de l’autre, les deux plantes ne vivent plus que de la même substance, et c’est de cette communauté de vie qu’elles tirent leur force et leur éclat.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Madame Necker, p. 299
« On ne possède, disait-elle, de vraie puissance sur soi qu’après s’être fait comme une trame de pensées sur tous les objets importants, un système d’idées, d’opinions et de conduite dont on ne s’écarte jamais ; c’est le fruit de nos réflexions qu’on grossit tous les jours en y réunissant et, si j’osais, je dirais en y accrochant ce qu’on entend dire et ce qu’on lit par les points qui se rapprochent de nos idées permanentes ; on ne retient les choses qu’autant qu’on a la chaîne qui les précède : c’est cet enchaînement qui fait la sûreté et comme la preuve des idées qu’on acquiert. » Sur cette base de réflexions qui se tiennent, Mme Necker fondait l’idée du lendemain à préparer, de l’avenir à faire sortir du présent, des arrière-plans et de la perspective à donner à l’existence : « au lieu de rivaliser sur l’heure avec Céphyse, employons le temps où elle est plus belle que moi à me faire paraître plus belle qu’elle dans dix ans d’ici. » Et pour achever d’assurer sur les âmes la prise de cette sagesse prévoyante et suivie, elle plaçait au premier rang parmi les éléments du bonheur humain le besoin de la perfection.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Madame Necker, p. 301
Ses vues d’ensemble sur les principes de l’éducation sont larges, souples, absolument opposées à toute idée de système. C’est par là d’abord qu’elle rompt avec les utopies de Rousseau.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Madame Necker, p. 304
[...] les maximes communes lui semblaient « des habits pris à la friperie, toujours trop longs ou trop courts pour la taille de ceux auxquels on les ajuste » ; elle se moquait des pédagogues « qui se prosternent devant leur idéal comme font les tailleurs devant leur modèle. » À son avis, une des grandes causes du peu de profit que produit l’instruction, c’est « qu’on n’offre pas aux esprits le genre d’idées qui leur convient » ; on oublie trop que « l’attention est comme l’aimant qui, suivant le côté qu’on lui présente, se précipite vers l’objet ou s’en détourne. » En outre elle n’estimait pas que les enfants pussent jamais être bien instruits autrement que par eux-mêmes, c’est-à-dire en s’assimilant ce qui est en rapport avec leur tempérament ; c’est en ce sens qu’elle dit : « Tout ce qu’on leur apprend, on les empêche de le savoir. »
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Madame Necker, p. 304
Dubucq, l’ami dont elle rappelle si souvent le témoignage, résumait ses préceptes en ces trois mots : ordre, justesse et mesure [...]. « Rousseau, disait-elle, empruntant l’image à Cerutti, est une merveilleuse horloge dont il est toujours délicieux d’entendre le carillon, mais à laquelle il ne faut point demander l’heure. »
Manon Phlipon a été le disciple des doctrines philosophiques et sociales de Jean-Jacques sans les connaître ou avant de les avoir connues : tant l’action qu’elles exerçaient s’était étendue et avait comme enveloppé les esprits ! [...] La lecture de l’ Héloïse lui fut comme une révélation. En moins de quelques jours, Jean-Jacques « tout entier y passa. » « Avoir Jean-Jacques en sa possession, écrit-elle à Sophie Cannet, pouvoir le consulter sans cesse, se consoler, s’éclairer et s’élever avec lui à toutes les heures de la vie, c’est un délice, une félicité qu’on ne peut bien goûter qu’en l’adorant comme je le fais. » Et quelques jours après, à trois heures du matin : « Je suis rentrée depuis onze heures et je griffonne des papiers depuis minuit ; je vais me coucher pour l’amour de toi, car un peu de Jean-Jacques me ferait bien passer la nuit, mais tu gronderais et je ne veux pas te fâcher. » Ses amies s’étonnaient de son admiration. Elle s’étonnait de leur froideur. « Rousseau est le bienfaiteur de l’humanité, le mien… Qui donc peint la vertu d’une manière plus noble et plus touchante ?… Quant à moi, je sais bien que je lui dois ce que j’ai de meilleur. Son génie a échauffé mon âme, je l’ai senti m’enflammer, m’élever et m’ennoblir. Je ne nie point qu’il y ait quelques paradoxes dans son Émile, quelques procédés que nos mœurs rendent impraticables. Mais combien de vues saines et profondes ! Que de préceptes utiles ! Que de beautés pour racheter quelques défauts !… Son Héloïse est un chef-d’œuvre de sentiment. La femme qui l’a lue sans s’en être trouvée meilleure n’a qu’une âme de boue et ne sera jamais qu’au-dessous du commun. Son discours sur l’ Inégalité est aussi profondément pensé que fortement écrit… Ce n’est pas seulement l’homme de génie, c’est l’honnête homme, le citoyen… »
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Madame Roland, p. 311
À Versailles, elle en était arrivée à mieux aimer voir les statues des jardins que les personnes du château ; et comme sa mère lui demandait si elle était contente du séjour : « Oui, répondait-elle, pourvu qu’il finisse bientôt ; encore quelques jours et je détesterai si fort ces gens que je ne saurai que faire de ma haine. — Quel mal te font-ils donc ? — Sentir l’injustice et contempler à tout moment l’absurdité. » Ne semble-t-il pas que c’est Rousseau qui parle ? Mme Roland ne rappelle pas seulement les emportements austères du maître ; elle en a la modestie ombrageuse et hautaine. Il ne lui suffit pas d’être accueillie comme tout le monde ; les compliments de simple politesse la blessent ; elle entend qu’on la distingue, — nous ne parlons ici que de sa jeunesse, du temps où elle ne comptait encore que pour elle-même ; — et si on ne lui témoigne pas les égards qu’elle se croit dus, quel que soit le personnage, c’est elle qui par sa retenue froide et silencieuse marque la distance et se garde.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Madame Roland, p. 318
Mme Roland se plaît à tout le détail de la ferme qu’elle administre. Ses raisins et ses prunes qu’elle sèche, ses noix et ses pommes qu’elle étend dans le grenier, ses poires tapées qu’on va retirer du four, ses poules qui couvent, ses lapins qui multiplient, sa lessive qui chauffe, le linge qu’on raccommode et qu’on range dans la haute armoire, tous ces soins qu’elle dirige l’occupent à fond et la charment. Elle assiste aux fêtes du village et tient sa place dans les danses sous la feuillée [...]. Elle parcourt les champs à pied, à cheval, pour recueillir des simples, enrichir son herbier, compléter ses collections, et elle s’arrête avec bonheur devant les touffes de violettes qui bordent les haies gonflées par les premiers bourgeons du printemps, ou devant les pampres rougis qui frissonnent au souffle de l’automne ; tout lui parle, tout lui rit dans les prés et les bois. George Sand répandra un jour sur ces agrestes tableaux un éclat incomparable : elle n’y portera ni plus de naturel ni plus de fraîcheur.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Madame Roland, p. 328
C’est elle-même qui avait senti de bonne heure qu’on n’apprend rien quand on ne fait que lire, « qu’il faut extraire et tourner en sa propre substance » les choses qu’on veut conserver. Elle s’était donc mise à faire des extraits et des résumés ; « couchant le matin sur un cahier ce qui la veille avait piqué son intérêt, barbouillant du papier à force quand la tête lui faisait mal, écrivant tout ce qui lui venait en idée pour se purger le cerveau. » Elle n’avait point de plan, point d’autre but que de connaître et de s’instruire.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Madame Roland, p. 337
Mme Roland a l’enthousiasme de la Révolution, non l’ivresse. Elle n’est pas seulement l’âme éloquente de son parti ; Robespierre et Danton ne s’y trompaient pas: elle en est la raison agissante. Par la passion, a dit Michelet, elle était arrivée à l’idée et elle s’y tenait: cœur chaud, tête saine. Jamais femme n’a moins connu ce que Rousseau appelait, en la glorifiant, « la folie » de la vertu. Au lendemain des premières journées de 1789, tandis que ses amis s’endorment dans les rêves ou s’égarent dans les utopies, c’est elle qui les réveille et les ramène au sentiment pratique des nécessités présentes. Une Constitution qui établisse les droits de la nation, des finances qui lui assurent un lendemain, voilà ce qu’elle leur demande avec la précision et la simplicité familière du bon sens.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Madame Roland, p. 356
Écrouée à l’Abbaye, elle éprouve un soulagement profond à pouvoir se recueillir et retremper ses forces dans ses réflexions et ses souvenirs. Elle est de longue main préparée aux grands sacrifices. Les conversations des geôliers, les bruits du dehors, les avertissements, les menaces n’arrêtent ni ses méditations, ni son récit. Elle écrit sous les yeux des misérables « qui l’auraient massacrée, s’ils eussent pu lire une ligne. » En vingt-deux jours elle a couvert trois cents pages. Achèvera-t-elle le nouveau cahier qu’elle commence ? On l’interrompt pour lui apprendre qu’elle est comprise dans l’acte d’accusation de Brissot. Le temps lui échappe : « à suivre les choses pied à pied, elle aurait à faire un travail pour lequel il ne lui reste plus assez à vivre, » et elle se resserre, elle se résume. Le dégoût la prend enfin, le désespoir l’emporte: « Je ne sais plus conduire ma plume au milieu des horreurs qui déchirent ma patrie ! s’écrie-t-elle : je ne puis vivre sur ses ruines, j’aime mieux m’y ensevelir. Nature, ouvre ton sein… Dieu juste, reçois-moi. »
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Madame Roland, p. 358
« On jetait indifféremment sur la même paille et sous les mêmes verrous, » raconte M. Beugnot, la duchesse de Grammont et une voleuse de mouchoirs, Mme Roland et une misérable des rues, une bonne religieuse et une habituée de la Salpêtrière. Cet amalgame avait cela de cruel pour les femmes élevées, qu’il leur faisait subir le spectacle journalier de scènes dégoûtantes. Nous étions réveillés toutes les nuits par les cris des malheureuses qui se déchiraient entre elles. La chambre où habitait Mme Roland était devenue l’asile de la paix au sein de cet enfer.
L'Éducation des femmes par les femmes (1885), Octave Gréard, éd. Hachette et Cie, 1889, Madame Roland, p. 358
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