Christian Bobin
Christian Bobin, né le 24 avril 1951 au Creusot en Saône-et-Loire où il demeure, est un écrivain français.
Le Très-Bas, 1992
Jusqu'ici, sa gaieté pouvait passer pour le privilège d'une jeunesse dorée, sûre de son avenir parce que maîtresse du monde. Or voici que cette humeur se maintient et s'accroît dans le noir d'une prison, loin des siens. C'est donc que cette joie venait d'ailleurs, de bien plus loin qu'une simple ivresse du monde. Il est dans cette prison comme Jonas dans le ventre de la baleine : plus rien de clair ne lui parvient. Alors il chante. Alors il trouve dans son chant plus qu'une lumière et plus qu'un monde : sa vraie maison, sa vraie nature et son vrai lieu.
- Le Très-bas, Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « l'un et l'autre », 1992 (ISBN 2-07-072715-7), p. 46
En lui, François ne dit plus rien. Il chante toujours. Il chante de plus en plus. La prison de Pérouse, la maladie d'Assise et le rêve de Spolète : trois plaies discrètes par lesquelles s'en va le mauvais sang de l'ambition. Ne reste plus que cette gaieté à présent sans objet. Les amis, les filles, le jeu : il ne trouve plus cela assez joyeux. Il espère à présent une jouissance plus grande que celle d'être jeune et adoré sur terre.
- Le Très-bas, Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « l'un et l'autre », 1992 (ISBN 2-07-072715-7), p. 55
- Le Très-bas, Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « l'un et l'autre », 1992 (ISBN 2-07-072715-7), p. 56
L'inespérée, 1994
- L'inespérée, Christian Bobin, éd. Gallimard, 1994 (ISBN 2-07-073653-9), p. 22
- L'inespérée, Christian Bobin, éd. Gallimard, 1994 (ISBN 2-07-073653-9), p. 22
- L'inespérée, Christian Bobin, éd. Gallimard, 1994 (ISBN 2-07-073653-9), p. 23
- L'inespérée, Christian Bobin, éd. Gallimard, 1994 (ISBN 2-07-073653-9), p. 24
- L'inespérée, Christian Bobin, éd. Gallimard, 1994 (ISBN 2-07-073653-9), p. 29
Autoportrait au radiateur, 1997
Je n'aime pas ceux qui parlent de Dieu comme d'une valeur sûre. Je n'aime pas non plus ceux qui en parlent comme d'une infirmité de l'intelligence. Je n'aime pas ceux qui savent, j'aime ceux qui aiment.
- Autoportrait au radiateur (1997), Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « nrf », 1997 (ISBN 2-07-074978-9), p. 33
- Autoportrait au radiateur (1997), Christian Bobin, éd. Folio, 1997 (ISBN 978-2-07-041170-2), p. 73
Ressusciter, 2001
La lenteur qui fleurit, 2011
- « La lenteur qui fleurit », Christian Bobin, Le Monde des religions, 1 septembre 2011 (lire en ligne)
La merveille et l’obscur , 1991
Prisonnier au berceau , 2005
Pendant trente ans je suis resté assis à la table parentale. Mes amis, un à un, s'en allaient du Creusot, découvraient d'autres pays, s'installaient dans d'autres villes. Il me semblait que, nulle part ailleurs, je n'aurais été devant des visages aussi étonnants que ceux que je retrouvais deux fois par jour, à chaque repas. Père, mère, frère, sœur : quoi de plus étrange que ces gens qui vous ressemblent tant et sont si différents ? Partager son pain avec eux c'était aller bien plus loin qu'en Chine. À quoi bon courir le monde alors que je n'avais pas encore déchiffré les énigmes de ces présences familières ? Autour de la table les anges de l'ordinaire virevoltaient, éblouis par les lueurs de la toile cirée à motifs de fleurs.
- Prisonnier au berceau, Christian Bobin, éd. Mercure de France, 2005 (ISBN 2-7152-2592-X), p. 75
Mon père finissait toujours ses repas avec un morceau de pain sec. Ma mère au début s'en offusquait, comme s'il lui avait silencieusement reproché de ne pas l'avoir assez nourri. il lui fallu du temps pour comprendre que le pain était pour mon père le plus délicieux des desserts. Les gens croient montrer leur profondeur quand ils brassent des opinions. Mais les opinions sont des branches mortes flottants sur l'eau croupie de l'époque. J'ignore ce que mon père pensait de ce qui occupait la première page des journaux. Je sais seulement que je sais tout de lui quand je le revois manger avec entrain un quignon de pain dur, comme si le ciel lui avait offert un mets de roi.
- Prisonnier au berceau, Christian Bobin, éd. Mercure de France, 2005 (ISBN 2-7152-2592-X), p. 75, 76
Les ruines du ciel, 1995
- Les ruines du ciel, Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2009 (ISBN 978-2-07-012693-4), p. 68
Cette jeune femme de l'autre côté de la porte vitrée, avec ses deux enfants qui se mêlaient à ses jambes et la protégeaient du néant : à l'instant où elle a ouvert la porte, un rai de soleil l'a glorifiée. Il n'y a rien de plus beau à voir dans cette vie que les gens et la couronne qu'ils portent de travers sur leur tête, sans la connaître.
- Les ruines du ciel, Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2009 (ISBN 978-2-07-012693-4), p. 92
« Ils ne savent pas ce qu'ils font » est la parole la plus intelligente jamais dite. Elle fait du Christ le plus profond des voyants, son visage aux yeux d'or collé à la fenêtre du réel.
- Les ruines du ciel, Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2009 (ISBN 978-2-07-012693-4), p. 100
Ma mère avait une machine à coudre dont le mécanisme était mis en marche par une pédale et qui, travail accompli, rentrait en basculant à l'intérieur d'un meuble verni. Il y a la même machine cachée dans la musique de Bach. On peut entendre dans ses airs le cliquetis de l'aiguille sur l'étoffe du silence, tandis que les pieds de l'ange actionnent rythmiquement la pédale. Le travail des mères comme celui de Bach rafraîchit les tempes de Dieu et apaise le diable, ce pauvre enfant que tout panique.
- Les ruines du ciel, Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2009 (ISBN 978-2-07-012693-4), p. 108
J'ai toujours su que mon père n'était pas mort.
- Les ruines du ciel, Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2009 (ISBN 978-2-07-012693-4), p. 137
Du tombeau noir de ma chambre d'enfant, la nuit, j'entendais dans la pièce à côté la voix lumineuse de mes parents parlant de la journée enfuie. Je n'ai jamais rien entendu de si beau.
- Les ruines du ciel, Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2009 (ISBN 978-2-07-012693-4), p. 154
- Les ruines du ciel, Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2009 (ISBN 978-2-07-012693-4), p. 159
La part manquante, 1989
Il offre à qui sait voir une vision irremplaçable du monde des affaires : un canton, une terre basse, une terre sans ciel, sans espérance. On fabrique du plastique, de l'acier, du carton. On invente des déchets. C'est ça l'industrie régnante, la grande aventure de l'industrie : c'est de ne plus savoir ce qu'on fait et que cela ne mérite pas le temps de le faire, et c'est persuader les autres qu'il faut le faire encore plus, huit heures pas jour, huit siècles par heure. […]
La présence de l'argent y est considérable, autant que celle de Dieu dans les sociétés primitives. Elle irradie de la même façon. Elle gouverne le mouvement des pensées comme celui des visages. Ceux qui commandent la servent. Ils dépensent leur temps sans compter. Ils croient travailler quand ils ne font que jouir. Ils croient jouir quand ils ne font qu'obéir à leur rang. Ils sont fiers de cette servitude.
- La part manquante (1989), Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2007 (ISBN 978-2-07-071538-1), p. 50, 51
- La part manquante (1989), Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2007 (ISBN 978-2-07-071538-1), p. 62
Vous faites une promenade dans la neige. C'est la première neige de l'année. C'est comme chaque fois la première neige de votre vie. Elle est légère comme l'esprit. Elle est claire comme l'enfance. Elle est blanche, toute blanche comme l'esprit de l'enfance. Elle recouvre la pensée. Elle éclaire le cœur. Elle est votre vie blanche. Elle est votre seule vie, que vous ne vivez pas.
- La part manquante (1989), Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2007 (ISBN 978-2-07-071538-1), p. 75
L'écrivain, c'est celui qui ne gagne aucune place — pas même la dernière. Celui qui se tient comme ça, debout, dans un rang de chaises vides. À nommer le feu d'une voix glacée.
- La part manquante (1989), Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2007 (ISBN 978-2-07-071538-1), p. 99
Écrire c'est faire retentir sur la neige chaque pas de l'ange. Écrire c'est par instants se retourner, et voir l'éclair de la hache haut levée, d'un seul coup la fin de l'énigme.
- La part manquante (1989), Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2007 (ISBN 978-2-07-071538-1), p. 101
Une petite robe de fête, 1991
L'état de crise est l'état naturel du monde : une guerre après l'autre, une invention après l'autre, un chiffre d'affaires sur un taux de suicides, une famine sur des parfums de luxe. Dans le monde tout se mélange. Dans le monde tout va ensemble, sauf l'amour. Il ne va avec rien. Il n'est nulle part. Il manque. Il manque comme le pain dans les périodes de guerre, comme le souffle dans la gorge des mourants. Il manque comme le temps dans les jeux de l'enfance.
- Une petite robe de fête (1991), Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « nrf », 1994 (ISBN 2-07-072244-9), p. 29
Le paysage n'est plus rien ce qui fait qu'on le traverse vite. Devant ce rien de paysage, vous prenez connaissance de l'homme fabriqué en série, de l'homme absent : il va de Paris à Tokyo, de Tokyo à New York. Il va partout sur la terre électrique, comme un cadavre répandu dans sa mort. Il prend des trains. Il prend des trains qui vont d'un point à un autre. De rien à rien. Dans sa précipitation, il amène le vide. Si souvent qu'il parle, il n'entend que lui-même. Si loin qu'il aille, il ne trouve que lui-même. Il tache de gris tout ce qu'il traverse. Il dort dans ce qu'il voit. Vous vous dites : ces gens qui voyagent tant, ils ne font plus un seul pas. Ils n'avancent pas, jamais.
- Une petite robe de fête (1991), Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « nrf », 1994 (ISBN 2-07-072244-9), p. 62
- Une petite robe de fête (1991), Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « nrf », 1994 (ISBN 2-07-072244-9), p. 65
Avec la fin de l'amour, apparaissent les rois mages : la mélancolie, le silence et la joie. Ils avancent lentement dans l'air bleu. Ils emmènent avec eux une couronne d'ombre, une larme d'or. Ils viennent de l'enfance. Ils pénètrent dans l'âme. Lentement. Jour après jour. La mélancolie, le silence et la joie. Dans cet ordre-là, toujours : le silence au milieu, au centre.
La petite robe claire du silence.
- Une petite robe de fête (1991), Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « nrf », 1994 (ISBN 2-07-072244-9), p. 109
La dame blanche 2007
Le néant et l'amour sont de la même race terrible. Notre âme est le lieu de leur empoignade indécise.
- La Dame blanche, Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « L'un et l'autre », 2007 (ISBN 978-2-07-078492-9), p. 40
Le paradis est l'endroit où nous n'aurons plus besoin d'être rassurés.
- La Dame blanche, Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « L'un et l'autre », 2007 (ISBN 978-2-07-078492-9), p. 68
- La Dame blanche, Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « L'un et l'autre », 2007 (ISBN 978-2-07-078492-9), p. 69
« Si je lis un livre et qu'il rend tout mon corps si glacé qu'aucun feu ne pourra jamais me réchauffer, je sais alors que c'est de la poésie. Si je sens le sommet de ma tête arraché, je sais aussi qu'il s'agit de poésie. Ce sont mes deux seules façons de le savoir. Y en a-t-il d'autres ? » Higginson ne peut répondre. Il n'a jamais imaginé que la poésie puisse être une affaire virale, l'apothéose de toutes lucidités, l'arrachement du bandeau que la vie met sur les yeux des vivants pour qu'ils n'aient pas trop peur à cet instant dernier qu'est chaque instant passant.
- La Dame blanche, Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « L'un et l'autre », 2007 (ISBN 978-2-07-078492-9), p. 81
- La Dame blanche, Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « L'un et l'autre », 2007 (ISBN 978-2-07-078492-9), p. 106
Un assassin blanc comme neige, 2011
- Un assassin blanc comme neige, Christian Bobin, éd. Gallimard, 2011 (ISBN 978-2-07-013400-7), p. 12
- Un assassin blanc comme neige, Christian Bobin, éd. Gallimard, 2011 (ISBN 978-2-07-013400-7), p. 13
- Un assassin blanc comme neige, Christian Bobin, éd. Gallimard, 2011 (ISBN 978-2-07-013400-7), p. 15
- Un assassin blanc comme neige, Christian Bobin, éd. Gallimard, 2011 (ISBN 978-2-07-013400-7), p. 17
- Un assassin blanc comme neige, Christian Bobin, éd. Gallimard, 2011 (ISBN 978-2-07-013400-7), p. 35
- Un assassin blanc comme neige, Christian Bobin, éd. Gallimard, 2011 (ISBN 978-2-07-013400-7), p. 91
L'âme est un jeune tigre qui bondit par-dessus la mort.
- Explicit
- Un assassin blanc comme neige, Christian Bobin, éd. Gallimard, 2011 (ISBN 978-2-07-013400-7), p. 94
L'épuisement : Un orage 2015
- L'épuisement: Un orage, Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « Folio », 2015 (ISBN 978-2-07-046244-5), p. 37
La grande vie, 2014
Chère Marceline Desbordes-Valmore, vous m'avez pris le cœur à la gare du Nord.
- Incipit
Le monde dans le plein jour est un gratte-ciel qui s'effondre : une poussière d'images s'élève, qui se diffuse dans les âmes. La nuit, ce nuage mortifère retombe. Vers trois heures du matin, les eaux d'un silence couvrent le monde. Ne sont guère éveillés que les souffrants dans les hôpitaux, les moines dans leurs monastères ou les boulangers devant leur four – tous silencieusement liés à l'essentiel et à lui seul.
Geai, 1998
Geai est allongée sous un drap de deux centimètres de glace, ce qui n'empêche pas de la voir : son sourire enlève à la glace son opacité, son sourire enlève au monde entier son opacité. Albain est allongé sur Geai, ou plus exactement sur la glace en dessous de laquelle Geai sourit. Ils se regardent. Longtemps. Visage contre visage. Le sourire d'Albain répond au sourire de Geai. Les deux sourires bavardent. Très, très longtemps.
- Geai, Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « nrf », 1998 (ISBN 2-07-075320-4), p. 12
Un sourire est comme une armée d'avant-garde, une modification de la chair qui survit à la chair, qui se sépare d'elle et vole très loin, bien plus loin que le visage d'où ce sourire est monté, où il s'est conçu.
- Geai, Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « nrf », 1998 (ISBN 2-07-075320-4), p. 16
Les vieilles lois du monde se lisent à l'envers aussi bien qu'à l'endroit : celui qui a quelque chose en moins a, dans le même temps, quelque chose en plus.
- Geai, Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « nrf », 1998 (ISBN 2-07-075320-4), p. 47
Disparaître est un privilège de vivant. Les morts n'ont pas ce privilège. Ils en ont d'autres, ne craignons rien pour eux.
- Geai, Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « nrf », 1998 (ISBN 2-07-075320-4), p. 109
C'est ainsi qu'Albain commentait en silence, commentait pour lui seul, le sourire errant sur les lèvres de Rosamonde première et dans les yeux de Rosamonde seconde — deux créatures vivantes, douées d'impatience et de gaieté, et à leurs lèvres, dans leurs yeux, le même sourire que Geai.
Exactement le même.
- Explicit
- Geai, Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « nrf », 1998 (ISBN 2-07-075320-4), p. 110
La Plus que vive, 1996
On dit que la voix et les yeux sont, dans la chair, ce qui est le plus proche de l'âme, je ne sais pas si c'est vrai et de quelle vérité, je sais que la mort est goulue et qu'elle va au plus vite, comme un voyou mettant la main sur un trésor, en un millième de seconde les yeux sont vidés et la voix est éteinte, fini, fini, fini.
- La Plus que vive, Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « L'un et l'autre », 1996 (ISBN 2-07-074582-1), p. 23
Je te parle à voix basse, je te parle à voix folle, j'emprunte la voix des gens du douzième siècle pour te parler, j'emprunte les mots de rose et d'églantier, les sentes d'amour courtois, les troubadours vantaient la grâce d'une femme qui n'était pas la leur mais celle d'un prince, aujourd'hui tu es l'épouse du roi de la lumière, tu dors entre les bras puissant de Dieu et cela ne m'empêche pas de te parler et de continuer ma cour,[…]
- La Plus que vive, Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « L'un et l'autre », 1996 (ISBN 2-07-074582-1), p. 28
On ne voit pas, on n'imagine pas les ombres qui traversent le cœur d'une adolescente, sagement penchée sur un livre écrit par une jeune femme à peine plus âgée qu'elle, Emily Brontë, Les Hauts du Hurlevents. Tu me parles souvent de ce livre, de cette lecture secrète faite au grand jour de tes seize ans. Peu de livres changent une vie. Quand ils la changent c'est pour toujours, des portes s'ouvrent que l'on ne soupçonnaient pas, on entre et on ne reviendra plus en arrière.
- La Plus que vive, Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « L'un et l'autre », 1996 (ISBN 2-07-074582-1), p. 46
Toutes les mères sont impossibles — qu'elles aiment trop ou qu'elles n'aiment pas assez. Il n'y a pas en la matière de juste mesure. Tu as tout donné à tes enfants. Tu leur as même donné des armes pour résister à ta folie d'amour, pour trouver cet espace, en eux, qui leur était nécessaire, où personne n'a le droit d'entrer — et surtout pas une mère.
- La Plus que vive, Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « L'un et l'autre », 1996 (ISBN 2-07-074582-1), p. 55, 56
Nous lisons mal et bien trop vite. Dans cette parole si connue de Thérèse d'Avila, le mot important, que négligent presque tous les lecteurs, est le mot « comme » : « L'amour est fort comme la mort. » Tu n'as jamais rien cru d'autre.
- La Plus que vive, Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « L'un et l'autre », 1996 (ISBN 2-07-074582-1), p. 62
La joie est la matière la plus rare du monde. Elle n'a rien à voir avec l'euphorie, l'optimisme ou l'enthousiasme. Elle n'est pas un sentiment. Tous nous sentiments sont soupçonnables. La joie ne vient pas du dedans, elle surgit du dehors — une chose de rien, circulante, aérienne, volante.
- La Plus que vive, Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « L'un et l'autre », 1996 (ISBN 2-07-074582-1), p. 77
Tu as eu le temps de voir ton métier entamé par la logique de ce monde marchand. Ouverture de l'école aux entreprises, adaptation d'un système périmé, les discours n'ont pas manqué. Les discours de la servitude ne font jamais défaut. Proposer la lecture de Fred Uhlman, c'était donner aux esprits un appui, le calme et la stupeur indispensable à toute pensée juste.
- La Plus que vive, Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « L'un et l'autre », 1996 (ISBN 2-07-074582-1), p. 83, 84
Rien dans cette vie n'est vain. Rien dans cette vie ne dépend de nous. Cette vie nous est donnée, et avec elle nous est donnée bien plus que ce qui nous sera repris le jour de notre mort.
- La Plus que vive, Christian Bobin, éd. Gallimard, coll. « L'un et l'autre », 1996 (ISBN 2-07-074582-1), p. 101, 102
La nuit du cœur, 2018
Le bénitier de l'abbatiale : un étang aux yeux d'un moineau. Un moineau qui prend un bain dans une flaque d'eau. Je ne sais rien de plus beau, sinon la main plaquée du bébé sur sa bouche, doigts écartés, et la nourriture délicate écrasée par-dessous. D'habitude le bénitier des églises ne contient qu'une larme d'avare. Celui-là, une pierre taillée en forme de coquille Saint-Jacques, était abondant. Deux jeunes filles ont devant moi trempé leur main dans l'onde puis se sont furtivement agenouillées face au maître-hôtel, en se signant. Je n'avais rien vu de tel depuis Louis XIV. Cette signature humide sur le front, les épaules et le torse, c'était beau parce qu'inutile. Il y a de moins en moins de gestes qui ne cherchent aucun profit. Retrouvant l'innocence païenne de leur jeunesse, les amies se sont enfoncées dans l'ombre d'une l'allée.
- La nuit du cœur, Christian Bobin, éd. Gallimard, 2018 (ISBN 978-2-07-274218-7), p. 60
On prend une bière en face du Christ, à une table de métal campée en plein air. On savoure à petites gorgées la mousse des toits, la blondeur des siècles. Rien n'est à craindre, rien n'arrivera. On peut aussi voir les choses tout autrement : cette table de café au bord de la place penche irrésistiblement. Elle tremble. Il y a du jeu entre ses atomes. Cette famille qui se désaltère sera un jour invitée chez le roi — celui qui fait pousser les herbes entre nos os. Quant aux pierres de l'abbatiale, il suffirait d'un souffle pour qu'elles se dispersent et se regroupent autrement comme un vol d'étourneaux.
- La nuit du cœur, Christian Bobin, éd. Gallimard, 2018 (ISBN 978-2-07-274218-7), p. 92
Nous sommes des gens à tête dure, bien plus dure que celle des guerriers du onzième siècle. Eux, ils allaient jusqu'à aimer le fer de l'épée qui s'enfonçait dans leurs entrailles. tout leur était virginal, même la mort. Il n'est qu'à voir les pierres de leur abbatiale, tendres au soleil. Nous, notre tête, nos os et notre idée de l'avenir sont plus froids que du marbre. Le soleil rebondit sur nos lunettes endeuillées. Elles font miroir, mer d'huile : on n'y voit plus que soi, parlant à quelqu'un dont les yeux sont deux douves noires. Quand je regarde l'abbatiale dans les yeux, je ne me vois pas. Je vois les chagrins qui sont nos forces pures, l'éternité qui écosse des petits pois, un printemps aussi riche en couleurs que les tiroirs d'un marchand de pastels.
- La nuit du cœur, Christian Bobin, éd. Gallimard, 2018 (ISBN 978-2-07-274218-7), p. 98