Mon âme était saisie d'une sensation de polychromie, de liberté et de sublimité divines : je savais que j'étais au paradis.
Cette citation est extraite de la nouvelle Le Mot qui parut pour la première fois en langue française en 2010.
« Le Mot », Vladimir Nabokov (trad. Bernard Kreise), Le Magazine Littéraire, nº 495, Mars 2010, p. 10
Cette pensée, cette flamme nue de la souffrance, était une pensée sur ma patrie terrestre : pieds nus et misérable, au bord de cette route de montagne, j'attendais les habitants des cieux, charitables et radieux, et le vent, tel un pressentiment du miracle, jouait dans mes cheveux, emplissait les ravins d'une vibration cristalline, agitait les soies fabuleuses des arbres fleurissant entre les rochers le long de la route ; de longues herbes s'entortillaient autour de leurs troncs, telles des langues de feu ; de grosses fleurs se détachaient gracieusement des rameaux étincelants et, comme des calices volants, gorgées de soleil à ras bord, elles glissaient dans l'air en gonflant leurs pétales transparents et bombés ; leur parfum, humide et sucré, me rappelait tout ce que j'avais connu de plus beau dans ma vie.
« Le Mot », Vladimir Nabokov (trad. Bernard Kreise), Le Magazine Littéraire, nº 495, Mars 2010, p. 10
Je vis ses yeux profonds, fixes et adamantins sous les arcades impétueuses de ses sourcils. Sur les nervures de ses ailes déployées étincelait une sorte de givre ; les ailes étaient grises, d'un gris d'une nuance indescriptible, et chaque plume se terminait par un croissant argenté. Son visage, l'ébauche de ses lèvres qui esquissaient un sourire, de son front droit et pur, me rappelaient des traits que j'avais vus sur terre.
À propos d'un ange.
« Le Mot », Vladimir Nabokov (trad. Bernard Kreise), Le Magazine Littéraire, nº 495, Mars 2010, p. 11
Me dépêchant et me répétant, je ne cessais de balbutier des mots sur des détails, sur une maison qui avait brûlé, où jadis le lustre du soleil sur les lames du parquet se reflétait dans un miroir incliné, je balbutiais des mots à propos de vieux livres et de vieux tilleuls, de bibelots, de mes premiers poèmes dans un cahier d'écolier bleu cobalt, d'un rocher gris recouvert de framboisiers sauvages au milieu d'un champ parsemé de scabieuses et de marguerites, mais je ne pouvais absolument pas dire l'essentiel, je m'embrouillais, je restais sans voix, et je reprenais au début, et dans un bafouillage impuissant je recommençais à parler des pièces de la gentilhommière fraîche et sonore, des tilleuls, de mon premier amour, des bourdons qui dorment sur les scabieuses...
« Le Mot », Vladimir Nabokov (trad. Bernard Kreise), Le Magazine Littéraire, nº 495, Mars 2010, p. 11
Après avoir enlacé un instant mes épaules de ses ailes gorge-de-pigeon, l'ange proféra un seul mot, et dans sa voix je reconnus toutes les voix que j'avais aimées et qui s'étaient tues. Le mot qu'il prononça était si beau que dans un soupir je fermai les yeux et baissai plus encore la tête. Ce fut comme un parfum et un tintement qui s'écoulèrent dans mes veines, ce fut comme le soleil qui se levait dans mon cerveau, et les vallées innombrables de ma conscience reprirent, répétèrent cette sonorité lumineuse et paradisiaque. Je m'en emplis ; elle battais dans mes tempes en un réseau subtil, elle tremblait comme l'humidité sur mes cils, elle soufflait en un froid délicieux à travers mes cheveux, elle baignait mon cœur d'une chaleur divine.
« Le Mot », Vladimir Nabokov (trad. Bernard Kreise), Le Magazine Littéraire, nº 495, Mars 2010, p. 11
Mon Dieu ! L'aube hivernale verdit à la fenêtre, et je ne me souviens pas de ce que j'ai crié...
« Le Mot », Vladimir Nabokov (trad. Bernard Kreise), Le Magazine Littéraire, nº 495, Mars 2010, p. 11
L'Enchanteur, 1939
Toutes les hygiènes connaissent leur hyène.
L'Enchanteur (1939), Vladimir Nabokov (trad. Gilles Barbedette), éd. Seuil, coll. « Points », 1986, p. 16
A l'époque où il faisait ses études au lycée technique, alors qu'il aidait la jeune sœur d'un camarade de classe [...] à potasser sa géométrie, il ne l'avait jamais effleurée mais la seule proximité de sa robe de laine suffisait à faire danser et se dissoudre les lignes du papier, puis tout prenait une dimension différente à un rythme crispé et clandestin ; puis il retrouvait, à nouveau, la chaise dure, la lampe et l'écolière en train d'écrire.
L'Enchanteur (1939), Vladimir Nabokov (trad. Gilles Barbedette), éd. Seuil, coll. « Points », 1986, p. 19
Habillée en violet, une fillette de douze ans (il ne se trompait jamais) marchait d'un pas rapide et décidé sur des patins à roulettes qui ne roulaient pas mais écrasaient le gravier quand elle les soulevait et les laissait retomber en faisant de petits pas japonais ; elle se rapprochait de son banc dans le hasard changeant des rayons de soleil. Par la suite (aussi longtemps que dura cette suite), il lui sembla qu'immédiatement, à cet instant précis, il l'avait jaugée de la tête aux pieds : la vitalité de ses boucles rousses (égalisées récemment), le rayonnement de ses grands yeux un peu vides qui faisaient vaguement penser à des groseilles translucides ; son teint chaud et enjoué ; sa bouche rose, légèrement ouverte, si bien que deux grandes dents de devant reposaient à peine sur la protubérance de la lèvre inférieure ; la teinte estivale de ses bras nus avec son duvet soyeux de renarde courant sur les avant-bras ; la douceur vague de sa poitrine encore étroite mais déjà plus vraiment plate ; les petits plissements et les tendres cavités de sa jupe courte, la finesse et l'ardeur de ses jambes insouciantes ; les lanières brutes des patins à roulettes.
L'Enchanteur (1939), Vladimir Nabokov (trad. Gilles Barbedette), éd. Seuil, coll. « Points », 1986, p. 21-22
Il fut accueilli par une grande dame pâle, large de hanches, avec une verrue glabre placée près de l'une des narines de son nez bulbeux : l'un de ces visages que l'on décrit sans être capable de dire quoi que ce soit des lèvres ou des yeux car le fait même de les mentionner apparaît comme une contradiction involontaire de leur totale insignifiance.
L'Enchanteur (1939), Vladimir Nabokov (trad. Gilles Barbedette), éd. Seuil, coll. « Points », 1986, p. 32-33
A la tasse de thé qu'elle lui versa elle ajouta une touche délicate d'intimité ; dans les récits fortement détaillés de ses diverses indispositions elle réussit à infuser tant de romantisme qu'il put à peine résister à la tentation de lui demander quelque chose de grossier.
L'Enchanteur (1939), Vladimir Nabokov (trad. Gilles Barbedette), éd. Seuil, coll. « Points », 1986, p. 41
Avec un bref mugissement destiné à simuler la tendresse il posa un bécot sur son front, qui était aussi froid que du fromage blanc.
L'Enchanteur (1939), Vladimir Nabokov (trad. Gilles Barbedette), éd. Seuil, coll. « Points », 1986, p. 52
Littératures, 1941-1958
Vladimir Nabokov a enseigné la littérature européenne de 1941 à 1958. Ces cours qu'il a professé dans plusieurs universités américaines se trouvent réunis dans Littératures.
Bons lecteurs et bons écrivains
Nous ne devrions jamais perdre de vue que toute œuvre d'art est, toujours, création d'un monde nouveau, en sorte que la première chose à faire est d'étudier ce monde nouveau d'aussi près que possible, en l'abordant comme quelque chose de flambant neuf, n'ayant aucun lien évident avec les mondes que nous connaissons déjà. Et lorsque ce nouveau monde aura été étudié de près, et seulement alors nous examinerons ses liens avec d'autres mondes, d'autres branches du savoir.
Littératures (1980), Vladimir Nabokov (trad. Hélène Pasquier), éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, partie Littératures I, Bons lecteurs et bons écrivains, p. 35
L'art d'écrire est un art très futile s'il n'implique pas avant tout l'art de voir le monde comme un potentiel de fiction. Le matériau de ce monde peut être bien réel (pour autant qu'il y ait une réalité), mais n'existe aucunement en tant qu'intégralité acceptée comme telle : c'est un chaos, et à ce chaos l'auteur dit : « Va ! » et le monde vacille et entre en fusion. Et voilà que se recombinent non seulement ses éléments visibles et superficiels, mais ses atomes mêmes. L'écrivain est le premier homme à en dresser la carte et à donner des noms aux objets naturels qu'il contient. Ces baies-là sont comestibles. Cette créature mouchetée qui a bondi sur mon chemin peut être domestiquée. Ce lac entre les arbres s'appellera le lac d'Opale, ou, plus artistiquement, le lac Lavasse. Cette brume est une montagne et cette montagne doit être conquise. Le grand artiste gravit une pente vierge et, arrivé au sommet, au détour d'une corniche battue par les vents, qui croyez-vous qu'il rencontre ? Le lecteur haletant et heureux. Tous deux tombent spontanément dans les bras l'un de l'autre et demeurent unis à jamais si le livre vit à jamais.
Littératures (1980), Vladimir Nabokov (trad. Hélène Pasquier), éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, partie Littératures I, Bons lecteurs et bons écrivains, p. 36
Le livre traite de l'adultère et il contient des situations et des allusions qui ont choqué le régime prude et philistin de Napoléon III. Le roman a même été cité en justice pour obscénité. Imaginez un peu cela. Comme si l'œuvre d'un artiste pouvait jamais être obscène. Je suis heureux de vous dire que Flaubert a gagné son procès.
Littératures (1980), Vladimir Nabokov (trad. Hélène Pasquier), éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, partie Littératures I, Gustave Flaubert (1821-1880) — Madame Bovary (1856), p. 192
La bourgeoisie, pour Flaubert, est un état d'esprit, pas un état de finances. Dans une célèbre scène de notre livre, où l'on voit une vieille femme, qui a travaillé dur toute sa vie, recevoir une médaille, pour avoir trimé comme une esclave pour son fermier-patron, sous le regard béat d'un aéropage de bourgeois épanouis, faites-y bien attention, il y a philistinisme des deux côtés, politiciens épanouis et vieille paysanne superstitieuse sont également bourgeois au sens flaubertien du terme.
Littératures (1980), Vladimir Nabokov (trad. Hélène Pasquier), éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, partie Littératures I, Gustave Flaubert (1821-1880) — Madame Bovary (1856), p. 193
Marcel Proust (1871-1922) — Du côté de chez Swann (1913)
Jean Cocteau a appelé l'œuvre « une miniature géante, pleine de mirages, de jardins surimposés, de parties jouées entre l'espace et le temps ».
Littératures (1980), Vladimir Nabokov (trad. Hélène Pasquier), éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, partie Littératures I, Marcel Proust (1871-1922) — Du côté de chez Swann (1913), p. 287
Proust est un prisme. Son seul objet est de réfracter, et, par réfraction, de recréer rétrospectivement un monde. Ce monde lui-même, les habitants de ce monde, n'ont aucune espèce d'importance historique ou sociale. Il se trouve qu'ils sont ce que les échotiers appellent des représentants du Tout-Paris, des messieurs et des dames qui ne font rien, de riches oisifs. Les seules professions que l'on nous montre en action, ou à travers leurs résultats, relèvent de l'art ou de l'érudition. Les créatures prismatiques de Proust n'ont pas d'emploi, leur emploi est d'amuser l'auteur. Elles sont aussi libres de s'adonner au plaisir et à la conversation que ces légendaires personnages de l'antiquité que nous nous représentons si clairement allongés autour de tables chargées de fruits, ou foulant des sols décorés tout en échangeant de hautes théories, mais que nous ne nous représentons jamais à la comptabilité ou dans un chantier naval.
Littératures (1980), Vladimir Nabokov (trad. Hélène Pasquier), éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, partie Littératures I, Marcel Proust (1871-1922) — Du côté de chez Swann (1913), p. 287
Chez les romanciers qui l'ont précédé, il y avait une distinction très nette entre passage descriptif et partie dialoguée : un passage de nature descriptive, puis l'on passe à la conversation, et ainsi de suite. Notez qu'il s'agit là d'une méthode encore en usage aujourd'hui dans la littérature conventionnelle, la littérature de série B et de série C, qu'on sert en bouteilles, et une littérature non côtée qu'on débite à pleins seaux. Mais, chez Proust, conversations et descriptions s'entremêlent, créant une nouvelle unité où fleur et feuilles et insecte appartiennent à un seul et même arbre en fleurs.
Littératures (1980), Vladimir Nabokov (trad. Hélène Pasquier), éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, partie Littératures I, Marcel Proust (1871-1922) — Du côté de chez Swann (1913), p. 292
L'Art de la littérature et le bon sens
[...] dans l'évolution naturelle des choses le singe ne serait peut-être jamais devenu un homme si un dissident n'était pas apparu dans la famille.
Littératures (1980), Vladimir Nabokov (trad. Hélène Pasquier), éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, partie Littératures I, L'Art de la littérature et le bon sens, p. 485
Je me souviens d'un dessin où l'on voyait un ramoneur, qui tombait du toit d'un haut immeuble, remarquer en passant une faute d'orthographe sur une enseigne et se demander, tout en poursuivant sa chute, pourquoi personne n'avait pensé à la corriger. En un sens, nous faisons tous le même plongeon mortel, du haut de l'étage supérieur de notre naissance jusqu'aux dalles plates du cimetière, et en compagnie d'une immortelle Alice au pays des merveilles, nous nous étonnons de ce que nous voyons défiler sur les murs. Cette capacité de s'étonner devant des petites choses en dépit du péril imminent, ces à-côtés de l'esprit, ces notes au bas des pages du livre de la vie, constituent les formes les plus hautes de la conscience, et c'est dans cet état d'esprit naïvement spéculatif, si différent du bon sens et de sa logique, que nous savons que le monde est bon.
Dans ce monde divinement absurde de l'esprit, les symboles mathématiques ne prospèrent pas. Leur mécanisme, quelque bien huilés qu'en soient les rouages, avec quelque application qu'ils singent les circonvolutions de nos rêves et les quanta de nos associations d'idées, ne peuvent jamais exprimer réellement ce qui est si profondément étranger à leur nature, considérant que rien n'enchante davantage un esprit créateur que d'accorder à un détail apparemment incongru la suprématie sur une généralisation apparemment dominante. De l'instant où l'on éjecte le bon sens en même temps que sa machine à calculer, les chiffres cessent de troubler l'esprit. Les statistiques retroussent leurs jupons et s'enfuient à toutes jambes.
Littératures (1980), Vladimir Nabokov (trad. Hélène Pasquier), éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, partie Littératures I, L'Art de la littérature et le bon sens, p. 486
Les fous ne sont fous que parce qu'ils ont profondément et imprudemment démantelé un monde familier, mais n'ont pas le pouvoir – ou ont perdu le pouvoir – d'en créer un nouveau aussi harmonieux que l'ancien. L'artiste, lui, désassemble ce qu'il choisit de désassembler, et, ce faisant, a conscience du fait que quelque chose en lui a conscience du résultat final. Lorsqu'il examine son chef-d'œuvre terminé, il sait que, malgré l'inconsciente opération mentale qui a accompagné le grand saut créateur, ce résultat final est l'achèvement d'un plan défini, qui était contenu dans le choc initial.
Littératures (1980), Vladimir Nabokov (trad. Hélène Pasquier), éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, partie Littératures I, L'Art de la littérature et le bon sens, p. 491
Le passage du stade de dissociation au stade d'association est marqué par une sorte de frisson spirituel qu'on baptise du terme très vague d' inspiration.
Littératures (1980), Vladimir Nabokov (trad. Hélène Pasquier), éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, partie Littératures I, L'Art de la littérature et le bon sens, p. 492
Nikolaï Gogol (1809-1852) — « Le manteau » (1842)
Vous commencerez par l'alphabet, les labiales, les linguales, les dentales, les lettres qui bourdonnent, frelon, bourdon et mouche tsé-tsé. Une des voyelles vous fera dire : « Euh ! » Vous vous sentirez mentalement courbatu et endolori après votre première déclinaison de pronoms personnels. Je ne vois pourtant pas d'autre façon d'accéder à Gogol (ou d'ailleurs à n'importe quel autre écrivain russe). Comme toutes les grandes réussites littéraires, son œuvre est un phénomène de langage et non d'idées.
Littératures (1980), Vladimir Nabokov (trad. Marie-Odile Fortier-Masek), éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, partie Littératures II, Nikolaï Gogol (1809-1852) — « Le manteau » (1842), p. 602
Ivan Tourguéniev (1818-1883)
La Russie de cette époque n'était qu'un immense rêve : les masses dormaient – au sens figuré ; les intellectuels, eux, passaient des nuits blanches – au sens littéral – assis à bavarder ou simplement à méditer jusqu'à cinq heures du matin, puis ils allaient faire un tour. Il était bien vu de se jeter tout habillé sur son lit avant de sombrer das un profond sommeil et de se lever d'un bond. En général, les jeunes filles de Tourguéniev excellent dans l'art de sauter du lit pour plonger dans leur crinoline, s'asperger le visage d'eau froide et se précipiter dans le jardin, aussi fraîches que des roses, vers l'inévitable rendez-vous sous la tonnelle.
Littératures (1980), Vladimir Nabokov (trad. Marie-Odile Fortier-Masek), éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, partie Littératures II, Ivan Tourguéniev (1818-1883), p. 607
Avant d'aller en Allemagne, Roudine avait étudié à l'université de Moscou. Un de ses amis nous parle ainsi de leur jeunesse : « Une demi-douzaine de jeunes gens, une seule et unique chandelle de suif [...], le thé le meilleur marché, de vieux biscuits secs [...], mais nos regards flamboient, nos joues sont empourprées, notre cœur bat [...] et nous parlons de Dieu, de la Vérité, de l'Avenir et l'Humanité, de la Poésie – nous disons parfois des sottises, mais qu'importe ! »
Littératures (1980), Vladimir Nabokov (trad. Marie-Odile Fortier-Masek), éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, partie Littératures II, Ivan Tourguéniev (1818-1883), p. 607
Anton Tchekhov (1860-1904)
Ce que nous voyons dans toutes les nouvelles de Tchekhov, c'est un homme qui trébuche – mais s'il trébuche, c'est qu'il regarde les étoiles.
Littératures (1980), Vladimir Nabokov (trad. Marie-Odile Fortier-Masek), éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, partie Littératures II, Anton Tchekhov (1860-1904), p. 826
Je recommande vivement de lire aussi souvent que possible les livres de Tchekhov (même dans les traductions qu'ils ont subies) et de rêver au fil de leurs pages, car c'est pour cela qu'ils ont été écrits.
Littératures (1980), Vladimir Nabokov (trad. Marie-Odile Fortier-Masek), éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, partie Littératures II, Anton Tchekhov (1860-1904), p. 827
Voici maintenant un premier exemple du système propre à Tchekhov pour évoquer une atmosphère à partir de quelques détails concis de la nature : « La mer était d'une chaude teinte lilas avec un chemin d'or pour la lune . »
In « La dame au petit chien » (1899).
Littératures (1980), Vladimir Nabokov (trad. Marie-Odile Fortier-Masek), éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, partie Littératures II, Anton Tchekhov (1860-1904), p. 830
Des philistins et du philistinisme
Je me sers du terme « bourgeois » au sens où l'entend Flaubert, et non Marx. Pour Flaubert, « bourgeois » qualifie un état d'esprit et non l'état du portefeuille. Un bourgeois est un philistin suffisant, un vulgaire sentencieux.
On aura peu de chance de rencontrer un philistin dans une société très primitive, quoique, même là, on puisse certainement trouver des rudiments de philistinisme. Nous pouvons imaginer, par exemple, un cannibale qui préférerait que la tête humaine qu'il mange soit colorée avec art, tout comme le philistin américain préfère ses oranges orange, son saumon rose et son whisky jaune. Mais en général, le philistinisme présume un état de civilisation avancé dans lequel, au cours de siècles, certains traditions se sont accumulées au point d'empester.
Littératures (1980), Vladimir Nabokov (trad. Marie-Odile Fortier-Masek), éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, partie Littératures II, p. 891
Le philistinisme sous-entend non seulement un ensemble d'idées préconçues mais aussi l'emploi d'expressions toutes faites, de clichés, de banalités exprimés par des mots usés. Le vrai philistin n'a rien d'autre à offrir que ces idées banales dont il est fait. Cela dit, il faut bien admettre qu'une part de clichés existe en chacun de nous. Dans la vie de tous les jours, nous utilisons souvent des mots non en tant que mots mais en tant que symboles, monnaie d'échange, formules acceptées. Cela ne veut pas dire que nous soyons tous des philistins, mais que nous devrions veiller à ne pas tomber dans cet automatisme qui consiste à échanger des platitudes.
Littératures (1980), Vladimir Nabokov (trad. Marie-Odile Fortier-Masek), éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, partie Littératures II, p. 893
Le philistin aime éblouir ; il aime être ébloui, voilà ce qui explique qu'il crée et que se crée autour de lui un monde de mensonge et de tromperie.
Littératures (1980), Vladimir Nabokov (trad. Marie-Odile Fortier-Masek), éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, partie Littératures II, p. 894
L'authentique, l'innocent, le bon, n'est jamais pochlost. On peut affirmer qu'un homme simple et non civilisé est rarement, sinon jamais, un pochlost, car le « pochlisme » sous-entend le vernis de la civilisation.
Littératures (1980), Vladimir Nabokov (trad. Marie-Odile Fortier-Masek), éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, partie Littératures II, p. 896
La Russie d'aujourd'hui, pays d'honnêtes abrutis, d'esclaves souriants et de tyrans impassibles, a cessé de remarquer le « pochlisme » de son propre cru, mélange de despotisme et de pseudo-culture ; autrefois, un Gogol, un Tolstoï, un Tchekhov en quête d'une vérité simple distinguaient sans peine le côté vulgaire des choses et n'étaient pas dupes des systèmes frelatés de pseudo-pensée. Mais on trouve des « pochlistes » partout, dans tous les pays, en Amérique aussi bien qu'en Europe – d'ailleurs, le « pochlisme » est plus courant en Europe qu'aux États-Unis, malgré la publicité américaine.
Littératures (1980), Vladimir Nabokov (trad. Marie-Odile Fortier-Masek), éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, partie Littératures II, p. 896
Mon âme romanesque devenait moite et frissonnante à l'idée que je puisse être mêlé à quelque avanie scandaleuse.
Lolita (1955), Vladimir Nabokov (trad. E. H. Kahane), éd. Gallimard, coll. « Folio », 1959, p. 86
La Transparence des choses, 1972
Pour des raisons optiques et animales, l'amour sexuel est moins transparent que beaucoup d'autres choses nettement plus compliquées.
La Transparence des choses (1972), Vladimir Nabokov (trad. Donald Harper et Jean-Bernard Blandenier), éd. Arthème Fayard, coll. « Folio », 1979, p. 31
D'autres auteurs le concernant
Tu aimes l'art parce que tu goûtes encore l'aventure, le jeu, les dieux, rire et jouir. Tu aimes l'art parce qu'il t'innocente du cauchemar collectif, révèle ton âme comme foyer vivant d'énergie et de désir vrais, cibles et flèches érotiques. Tu aimes l'art parce que tu hais la mort et d'ailleurs n'y crois pas, le problème du temps se résolvant en épiphanies dans ta solitude pensive.
Il va sans dire alors que ces cours sont pour toi — comme d'ailleurs toute l'œuvre de Nabokov. Car véritables exercices de guerre défensive, ils retournent contre l'ennemi les armes mêmes que ce dernier entend liquider : raison, sensibilité, esprit critique, jouissance, luxe.
Cécile Guilbert préfaçant la réédition de 2010 des cours de littérature européenne de Vladimir Nabokov, professés entre 1941 et 1958 dans plusieurs universités américaines et réunis sous le titre Littératures.
Littératures (1980), Vladimir Nabokov, éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, Préface de Cécile Guilbert — Les ruses du professeur Nabokov, p. VIII
Fils préféré de parents adorés qui le gâtent outrageusement (« à l'excellent extrême », écrira-t-il), trilingue anglais-russe-français dès cinq ans à une époque où un Russe seulement sur quatre sait lire et écrire, lecteur précoce et vorace ayant acquis à l'adolescence une culture littéraire phénoménale grâce aux dix mille volumes de la bibliothèque paternelle, il développe surtout et dès son plus jeune âge une « passion innée pour l'indépendance ». A l'excellent gymnase Tenichev d'abord, où il refuse de partager groupes de travail, sorties en bande, et même les essuie-mains des lavabos communs. Mais surtout lors des fameuses villégiatures estivales passées dans le domaine familial de Vyra où ses premières extases — poésie, petites amoureuses, papillons — s'aimantent à jamais à travers bois et vergers. Des passions réclamant toutes cette « inviolable solitude » dont parle Proust au sujet de « la lecture, la rêverie, les larmes et la volupté » et dont Nabokov précisera, au sujet des « diverses facettes » de sa « fièvre entomologique », que « l'une d'elles était le désir aigu d'être seul, sans compagnon aucun, si tranquille fût-il, qui vînt s'immiscer dans ma façon de jouir avec concentration de ma passion. Son assouvissement, ajoute-t-il, ne souffrait aucun compromis ni aucune exception ».
Littératures (1980), Vladimir Nabokov, éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, Préface de Cécile Guilbert — Les ruses du professeur Nabokov, p. X
« J'ai toujours eu un certain nombre de rôles en réserve au cas où ma muse me ferait défaut », assentit Nabokov avec son humour habituel à un interviewer de la BBC venu l'interroger quelques semaines avant sa mort, en 1977 : « En tête venait le lépidoptériste, explorateur de célèbres jungles. Ensuite il y avait le grand maître aux échecs, puis le champion de tennis au revers implacable, enfin le goal qui arrête un but historique, et pour finir, l'auteur d'une pile d'ouvrages inconnus : Feu pâle, Lolita, Ada, que découvrent et publient mes héritiers. »
Or, bizarrement, il a omis de cette malicieuse déclaration son rôle de professeur. Un rôle qu'il a pourtant joué pendant presque vingt ans. Un rôle exécuté avec le soin et la fougue qu'il propulsait dans tout ce qu'il entreprenait. Un rôle interprété avec tant d'originalité que tous ses spectateurs s'en souviennent encore. Un rôle qui, à l'instar des autres et les diffractant tous, a laissé de volumineuses traces imprimées dans lesquelles on le retrouve tout entier.
Littératures (1980), Vladimir Nabokov, éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, Préface de Cécile Guilbert — Les ruses du professeur Nabokov, p. XIV
« J'ai la mauvaise habitude (pas vraiment mauvaise, je dis cela par pure coquetterie) de choisir la voie la plus difficile dans mes aventures littéraires », écrit-il dès 1942 à l'éditeur James Laughlin, avec un sens certain de la litote. Fierté qui expliquera non seulement son insistance répétée toute sa vie à se distinguer d'un Conrad n'ayant pas débuté sa carrière littéraire dans sa langue maternelle, mais surtout sont indéfectible attachement pour Lolita, cet « énorme, mystérieux et déchirant roman » qui lui a coûté « cinq années de doutes monstrueux et de labeurs diaboliques », a échappé à l'autodafé grâce à Véra et représente non seulement sa grande histoire d'amour avec l'anglais, mais littéralement parlant, au sens entomologique, la nymphe délicate à travers laquelle toute larve se métamorphose en imago parfaite.
Littératures (1980), Vladimir Nabokov, éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, Préface de Cécile Guilbert — Les ruses du professeur Nabokov, p. XV
Ce que Nabokov dispense à priori avec largesse à ses étudiants du haut de l'estrade de l'amphithéâtre Goldwin Smith, à partir de 1950, dans son célèbre cours 311-312 ? Pas moins que la crème de la littérature, les moyens critiques de la reconnaître et d'en jouir. Un don au sens du « talent » comme de l'« offrande », généreux et forcément aristocratique (generosus signifie « noblesse d'extraction » et « bonté de cœur ») d'un art littéraire entendu comme dépense inutile autant que désintéressée, « luxe pur et simple » dont il affirme bien haut qu'il n'a « aucune espèce de valeur pratique, sauf pour la personne qui présente la particularité très spéciale de vouloir être professeur de lettres ». Luxe de la jouissance, de la gratuité et de la connaissance pures qui concerne tout autant l'art d'écrire que celui de lire.
Littératures (1980), Vladimir Nabokov, éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, Préface de Cécile Guilbert — Les ruses du professeur Nabokov, p. XVIII
« Le goût est la qualité fondamentale qui résume toutes les autres qualités. C'est le nec plus ultra de l'intelligence. Ce n'est que par lui seul que le génie est la santé suprême et l'équilibre de toutes les facultés. » Ces axiomes définitifs signés Isidore Ducasse dans Poésies I pourraient servir d'épigraphe à l'ensemble de cet ouvrage comme de devise à Nabokov qui ne l'a pas lu (pas plus que Lautréamont) mais use d'une formule proche dans « L'art de la littérature et le bon sens » : « la folie n'est qu'une maladie du bon sens, alors que le génie est le plein épanouissement de la santé de l'esprit ». Autant dire que si le goût constitue le principe discriminateur par excellence de jugement, de distinction, de séparation du bon grain de l'ivraie, il s'oppose au bon sens comme l'art à la pacotille, le grand écrivain à la nullité et le bon lecteur au mauvais. Or son individuation précoce et son expérience historique ont forgé en Nabokov la pensée indéracinable que l'ivraie s'incarne toujours et partout dans le philistin, cet « adulte dont les ambitions sont de nature matérialiste et ordinaire, et dont la mentalité épouse les idées toutes faites et les idéaux conformistes de son milieu et de son temps ».
Littératures (1980), Vladimir Nabokov, éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, Préface de Cécile Guilbert — Les ruses du professeur Nabokov, p. XIII
Philistin ? L'homme qui vit à travers tout ce qui est général, social, familial, grégaire : partis politiques, écoles de pensées, mouvements artistiques, communautés. Synonyme de « bourgeois » ou « comme il faut », le philistin peuple également la mauvaise planète où prolifèrent les « ismes » de tous les grégarismes et de tous les suivismes : journalisme, sociologisme, naturalisme, académisme, réalisme, symbolisme, etc. Par définition majoritaire, traversant tous les peuples, toutes les classes sociales et tous les régimes politiques, le philistin est l'homme des lieux communs, des généralités, de stéréotypes de pensée et d'un langage où ne prédominent pas seulement les slogans politiques ou publicitaires, mais ce bas idiome communicationnel de tout un chacun, langue de bois à la base « d'expresions toutes faites, de clichés, de banalités exprimés par des mots usés ». Un équivalent russe du contenu du philistinisme est inclus dans le fameux pochlost qui sert à Nabokov de « scie critique », vaste concept impliquant les notions de « médiocre, trompe-l'œil, banal, fade, ampoulé, de mauvais goût », mais aussi d'« inférieur, trivial, camelote, bas, toc, pacotille », et qui finira par désigner pour lui tout ce qui est « faussement important, faussement beau, faussement intelligent, faussement attrayant ».
Point de vue de Vladimir Nabokov sur le philistinisme.
Littératures (1980), Vladimir Nabokov, éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, Préface de Cécile Guilbert — Les ruses du professeur Nabokov, p. XIX
Symétriques et identiquement contaminés par la morne règle : les mauvais lecteurs qui lisent n'importe quoi sans rien savoir juger ni hiérarchiser, pollués par la mode, le mauvais goût, le conformisme social. « Un philistin ne connaît rien à l'art ni à la littérature, dit Nabokov. D'ailleurs il s'en moque. Par nature il est anti-artistique mais il veut se tenir au courant et il a appris à lire des revues. »
Point de vue de Vladimir Nabokov sur le philistinisme.
Littératures (1980), Vladimir Nabokov, éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, Préface de Cécile Guilbert — Les ruses du professeur Nabokov, p. XX
Le sel de l'histoire, bien sûr, c'est que toutes ces virulentes paroles sont prononcées devant un auditoire dont Nabokov ne doute pas une seconde qu'il appartient majoritairement au camp de la règle : spécimen de l' homo americanus abreuvés de stéréotypes et de slogans, esprits petits-bourgeois à qui il aime répéter que « Ph.D. » (doctorat) signifie « département de philistins », et dont il s'échine, quelques heures par semaine, à décrotter la tête, ouvrir les yeux, réveiller l'esprit critique. « Mon problème, attaque-t-il en piqué dans son cours sur Dostoïevski, est que les lecteurs auxquels je m'adresse dans ces cours ou dans d'autres ne sont pas tous avertis. Je dirais qu'un bon tiers d'entre eux ignorent la différence entre la vraie et la pseudo-littérature, et que les œuvres de Dostoïevski peuvent leur sembler plus importantes et d'un art plus achevé que nos ineptes romans historiques américains ou des fadaises telle que Tant qu'il y aura des hommes... »
Point de vue de Vladimir Nabokov sur le philistinisme.
Littératures (1980), Vladimir Nabokov, éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, Préface de Cécile Guilbert — Les ruses du professeur Nabokov, p. XXI
[...] toute règle possédant son exception, il lui arrive d'évoquer dans sa correspondance « 146 étudiants morts d'ennui et 4 enthousiastes ». Et au fond, c'est à ces quatre-là seulement qu'il s'adresse.
Car à l'opposé du philistin, à toutes les époques et dans tous les milieux, se dresse l'individu particulier, singulier, solitaire, spirituellement différent. Forcément rare et minoritaire, c'est l'artiste, mais aussi l'opposant politique, le dissident, le scissionniste, le résistant. C'est lexicalement parlant le libertin [En « fauconnerie, se dit de l'oiseau de proie qui s'écarte et ne revient pas » (Littré)], mais aussi l'excentrique, le décalé. Nul n'a été plus sensible que Nabokov à la fragilité de cette différence, de cette discordance toujours menacée, étouffée ou combattue. Pas seulement par la dictature mais par le ressentiment démocratique. Pas seulement par la censure mais par l'indifférence, l'insensibilité, voire la cruauté. « Quiconque dont l'esprit est assez fier pour ne pas se développer suivant un schéma invariable, dit-il, a en secret une bombe derrière la tête. » Mais aussi : « Plus l'individu est brillant, plus il est près du bûcher. Etranger rime toujours avec danger. »
Ce « brillant étranger » (suivez son regard) est bien sûr au premier chef le grand écrivain, mais aussi l'excellent lecteur communiquant avec lui dans la jouissance de l'art.
Littératures (1980), Vladimir Nabokov, éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, Préface de Cécile Guilbert — Les ruses du professeur Nabokov, p. XXII
[...] « toute œuvre d'art est toujours création d'un monde nouveau », d'une « entité flambant neuve ». Car la prétendue « réalité », affirme-t-il dans son cours sur Don Quichotte, est « l'épithète commune, l'émotion moyenne, l'apologie de la multitude, l'univers du plat bon sens ». A l'inverse, le matériau de base est un chaos auquel « l'auteur dit Va! et le monde vacille et entre en fusion ».
Littératures (1980), Vladimir Nabokov, éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, Préface de Cécile Guilbert — Les ruses du professeur Nabokov, p. XXIV
Ce « ronronnement suprême de plaisir produit par l'impact d'une pensée voluptueuse qui est une autre façon de définir l'art authentique », Nabokov le nomme aussi « frisson ». A cet égard, ne jamais oublier que le mot se dit en italien capriccio, d'où « caprice », fantaisie, liberté. L'inspiration de l'écrivain ? Une « sorte de frisson spirituel », un « frisson de sauvage magie ». La lecture ? « S'il entend réellement baigner dans la magie d'un livre de génie, le lecteur avisé le lira non pas avec son cœur, non pas avec son esprit, mais avec sa moelle épinière : c'est là que se produit le frisson révélateur... »
Littératures (1980), Vladimir Nabokov, éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, Préface de Cécile Guilbert — Les ruses du professeur Nabokov, p. XXX
Attention, lenteur et patience sont nécessaires. « Un livre est une malle bourrée de quantité de choses, dit-il. A la douane, le préposé y fourrage négligemment pour la forme, mais le chercheur de trésors examine le moindre fils. » Ce n'est que par une longue fréquentation des œuvres qu'on peut espérer en découvrir les secrets à travers les lieux, les personnes et les objets. « Assez curieusement, on ne peut pas lire un livre, assène Nabokov, on ne peut que le relire. Un bon lecteur, un lecteur actif et créateur est un re-lecteur. »
Littératures (1980), Vladimir Nabokov, éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, Préface de Cécile Guilbert — Les ruses du professeur Nabokov, p. XXX
Sensuel aussi, Nabokov régale ses étudiants de métaphores gourmandes où, comme il le dit lui-même de la langue de Stevenson, « tout est dit de façon appétissante », évoquant de ce dernier « la merveilleuse saveur de vin vieux » comme le « miel » et l'« huile » des phrases gracieuses de Tourgueniev, le « goût d'un lait crémeux » de sa prose, le « caramel mou » de ses poèmes, tandis que même l'abominable Gorki se compare à un « bonbon rose saupoudrée de juste assez de suie pour le rendre alléchant ». Une opération digne d'une transsubstantiation proprement érotique si l'on en croit cette phrase inouïe : « La littérature dit être émiettée, disséquée, triturée ; vous devez sentir son parfum délicieusement âcre dans le creux de votre main, vous devez la mastiquer, la rouler sur votre langue avec délices ; alors, et seulement alors, vous apprécierez son incomparable saveur à sa juste valeur, et ces fragments, ces miettes redeviendront un tout dans votre esprit, révélant la beauté d'une unité à laquelle vous avez donné un peu de votre propre sang. »
Littératures (1980), Vladimir Nabokov, éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, Préface de Cécile Guilbert — Les ruses du professeur Nabokov, p. XXXI
En France, pour arriver jusqu'au roi, note Michelet, il fallait se frayer un chemin à travers un mur de femmes. La maîtresse devint une sorte d'institution sociale ; à en croire la littérature, elle était exigeante et dangereuse, mais plus intéressante et plus agréable qu'une épouse : détail rituel du roman que Don Quichotte aurait accaparé. Dans la saison avancée de la décadence, la maîtresse devint une aguichante Lilith, l'éternel féminin en chemise de nuit en dentelles, exhalant des effluves de fatalité, de damnation et de mort. Lulu, l'a appelée Benjamin Franklin Wedekind. Molly, a dit Joyce. Circé, a dit Pound. Odette, a dit Proust. Et c'est dans ce chœur que Nabokov a choisi sa Lulu, Lolita, dont le véritable nom, Dolorès, était plus swinburnien, en l'associant, par alliage, à ses cousines Alice (Nabokov a traduit en russe Alice au pays des merveilles), la Rose de Ruskin et l'Annabel Lee de Poe. Mais elle avait pour aïeule Dulcinée du Toboso.
Guy Davenport préfaçant le tome III de Littératures.
Littératures (1980), Vladimir Nabokov (trad. Hélène Pasquier), éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, partie Littératures III, p. 924
Ces cours sur Cervantès furent un triomphe pour Nabokov, en ce sens qu'il aboutit finalement à dégager une opinion qui, je crois, l'étonna lui-même. Il aborda sa tâche consciencieusement, même s'il eut au départ le sentiment que ce classique poussif était un vieil objet d'art encombrant et inutil, d'une authenticité quelque peu douteuse. Ce fut ce soupçon d'imposture qui aiguillonna son intérêt. Ensuite, il s'aperçut, je crois, que l'imposture se situait dans la réputation du livre, réputation hautement contagieuse au sein de la critique. C'était là un de ces états de chose auxquels Nabokov aimait à s'attaquer toutes griffes dehors. Il commença par discerner une sorte de symétrie dans ce fouillis informe. Il en vint à soupçonner que Cervantès n'était pas conscient de la « répugnante cruauté » de son livre. Il en vint à aimer l'humour caustique de Don Quichotte, son attrayante pédanterie. Il en vint à accepter ce « phénomène intéressant » : le fait que Cervantès eût créé un personnage plus grand que le livre – dont il s'échappe pour entrer dans l'art, dans la philosophie, dans le symbolisme politique, dans le folklore des lettrés.
Littératures (1980), Vladimir Nabokov (trad. Hélène Pasquier), éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2010, partie Littératures III, p. 924
Vous pouvez également consulter les articles suivants sur les autres projets Wikimédia :