Arturo Pérez-Reverte

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Arturo Pérez-Reverte

Arturo Pérez-Reverte, né le 25 novembre 1951 à Cartagène en Espagne, est un écrivain, scénariste espagnol et ancien correspondant de guerre.

Citations[modifier]

Le Tableau du maître flamand, 1990[modifier]

Vous savez bien que lorsqu'on élimine l'impossible, ce qui reste, pour improbable qu'il puisse paraître, doit nécessairement être vrai.
  • Le Tableau du maître flamand, Arturo Pérez-Reverte (trad. Jean-Pierre Quijano), éd. Le livre de poche, 1994  (ISBN 2-253-07625-2), p. 308


Les échecs comme projection de l'ego, la défaite comme frustration de la libido, et toutes ces choses délicieusement cochonnes… Ces mouvements longs et profonds, en diagonale, des fous qui glissent sur l'échiquier - il passa le bout de sa langue sur le bord de son verre et frissonna doucement. Enfin . Le vieux Sigmund aurait eu bien des choses à dire sur tout cela.
  • Le Tableau du maître flamand, Arturo Pérez-Reverte (trad. Jean-Pierre Quijano), éd. Le livre de poche, 1994  (ISBN 2-253-07625-2), p. 317


L'Ombre de l'Aigle, 1993[modifier]

Il était là, debout sur la colline devant laquelle brûlait Sbodonovo. Il était là, petit et gris, vêtu de son habit de chasseur à cheval de la Garde, entouré d'emplumés, d'illuminés, d'oiseaux de proie et d'aides de camp, la longue-vue incrustée sous le sourcil et médisant dans sa barbe parce que la fumée l'empêchait de voir ce qu'il se passait sur le flanc droit. Il était là, comme sur les gravures enluminées, tranquille et froid comme la mère qui l'avait enfanté, à donner des ordres sans se retourner, calmement, le chapeau bien enfoncé, tandis que les maréchaux, les secrétaires, les flatteurs et les courtisans s'inclinaient respectueusement autour de lui. Oui, Sire. En effet, Sire. Bien entendu, Sire.
  • Incipit
  • L'Ombre de l'Aigle (1993), Arturo Pérez-Reverte (trad. Simon Vialle), éd. Le Temps des Cerises, 2022  (ISBN 978-2-37071-250-9), p. 27


– Des espagnols, Sire.

La longue-vue tomba aux bottes de l'Illustre. Une paire de maréchaux de France se précipitèrent pour la ramasser, ce qui constituait bien une présence d'esprit admirable mais complètement stérile puisque le nain était trop ébaudi pour y prêter attention.
– Répétez-moi cela, Alaix.
Alaix sortit un mouchoir pour s'éponger le front. Des gouttes de sueur grosses comme des poings en dégoulinaient.

– Des espagnols, Sire. le 326e bataillon d'Infanterie de Ligne. Vous vous souvenez ? Des volontaires. Ces types qui se sont enrôlés au Danemark.
  • L'Ombre de l'Aigle (1993), Arturo Pérez-Reverte (trad. Simon Vialle), éd. Le Temps des Cerises, 2022  (ISBN 978-2-37071-250-9), p. 33


Pourtant, la réponse était claire. En plein désastre sur le flanc droit de l'armée napoléonienne, à travers les champs de maïs battus par l'artillerie russe, en formation et à distance d'attaque, nous, les quatre cent cinquante espagnols du second bataillon du 326e d'Infanterie de Ligne, n'étions pas, il faut le dire en toute honnêteté, lancés dans un acte d'héroïsme. À ce stade du récit, il est inutile de se lancer des fleurs. La chose était bien plus simple encore : aucun blessé capable de marcher ne restait à la traîne et nous avancions en ligne droite vers les positions russes, tout simplement parce que nous étions en train de perpétrer une désertion en masse. (Profitant du bordel de la bataille, le Second du 326e, en ordre de marche, au son du tambour et étendard au vent, était tout simplement en train de passer à l'ennemi. Et pour faire ça, croyez-moi, il en fallait une bonne paire.)
  • L'Ombre de l'Aigle (1993), Arturo Pérez-Reverte (trad. Simon Vialle), éd. Le Temps des Cerises, 2022  (ISBN 978-2-37071-250-9), p. 44


En cet instant précis, Ney, comme toujours débraillé et sans chapeau, l'uniforme en lambeaux et le visage couvert de poussière, se battait à l'arme blanche comme n'importe quel soldat après s'être fait massacrer ses quatre chevaux l'un après l'autre juste devant cette grange, qui était tenue par les russes sur cette rive. La grange de Vorosik s'était convertie en une boucherie mémorable, coups de sabres en veux-tu en voilà, baïonnettes dans tous les sens, les uns hurlants de furie et les autres de peur, le sang dégoulinant à flots, comme si entre les murs calcinés de cette enceinte de folie à l'état pur on eut égorgé un troupeau de cochons.
  • L'Ombre de l'Aigle (1993), Arturo Pérez-Reverte (trad. Simon Vialle), éd. Le Temps des Cerises, 2022  (ISBN 978-2-37071-250-9), p. 69, 70


On s'est bien fait avoir en Espagne, Bertrand. J’ai commis l'erreur de leur donner l'unique chose qui eut pu leur rendre leur dignité et leur fierté : un ennemi contre lequel s'unir, une guerre sauvage, un prétexte pour exprimer leur indignation et leur rage. En Russie j'ai été vaincu par l'hiver, mais en Espagne ceux qui m'ont vaincu ce sont ces paysans petits et bruns qui nous crachaient au visage lorsque nous les fusillions. Ces fils de pute m'ont bien eu, je vous le dis. L'Espagne est un pays dont il faut se méfier.
  • L'Ombre de l'Aigle (1993), Arturo Pérez-Reverte (trad. Simon Vialle), éd. Le Temps des Cerises, 2022  (ISBN 978-2-37071-250-9), p. 103


Cette odeur de poudre, Les Cases, il n'y a rien qui sente pareil. L'odeur de la gloire.
– Et vous savez ce que j'en dis, les Cases. Que ça, ils ne me le prendront jamais.
  • L'Ombre de l'Aigle (1993), Arturo Pérez-Reverte (trad. Simon Vialle), éd. Le Temps des Cerises, 2022  (ISBN 978-2-37071-250-9), p. 104


C'est ainsi que débuta le chemin de croix : trois cent mille hommes allaient rester sur le chemin, une tragédie jalonnée de noms aux résonances barbares : Winkowo, Jaroslawetz, Wiasma, Krasnoe, Bérézina… Des colonnes entières de retardataires, des combats rapprochés, des hordes cosaques poignardant des spectres en retraite, bien trop abrutis par le froid, la faim et la souffrance pour opposer une quelconque résistance, vous pouvez donc aller directement vous faire voir, mon colonel, je n'avancerai pas un pas de plus, etcétéra. Des bataillons exterminés sans pitié, des villages en flammes, des animaux sacrifiés pour leur viande crue, des compagnies entières à bout de force qui s'allongeaient dans la neige pour ne plus jamais se relever. Et alors que nous franchissions à pied les fleuves gelés, enveloppés dans des guenilles arrachées aux morts, nous passions à côté d'homme assis, immobiles et rigides, couverts lentement de flocons de neige qui les transformaient en statues blanches, le hurlement des loups qui nous suivaient à l'arrière-garde, se repaissant des corps que nous laissions derrière. Vous imaginez la scène… ? Non, je ne crois pas que vous puissiez imaginer. Il faut l'avoir vécu pour se l'imaginer.
  • L'Ombre de l'Aigle (1993), Arturo Pérez-Reverte (trad. Simon Vialle), éd. Le Temps des Cerises, 2022  (ISBN 978-2-37071-250-9), p. 127, 128


Un an et demi après l'incendie de Moscou, l'après-midi du dernier jour d'avril 1814, onze hommes et une vieille guitare franchirent la frontière entre la France et l'Espagne. Certains portaient un paquetage sur l'épaule et l'on pouvait encore distinguer sur leurs vêtements en lambeaux, les restes d'un uniforme français. Leurs pieds étaient enveloppés dans des bottes détruites et loqueteuses. Amaigris et à bout de force, ils cherchaient un lieu pour se réfugier ou pour mourir.
  • L'Ombre de l'Aigle (1993), Arturo Pérez-Reverte (trad. Simon Vialle), éd. Le Temps des Cerises, 2022  (ISBN 978-2-37071-250-9), p. 137


Ces onze spectres rachitiques là, gencives rongées par le scorbut et les yeux rougis par la fièvre, étaient tout ce qu'il restait du second bataillon du 326e régiment d'Infanterie de Ligne, après avoir erré sur les champs de bataille de la moitié de l'Europe. Les héros de Sbodonovo.
  • L'Ombre de l'Aigle (1993), Arturo Pérez-Reverte (trad. Simon Vialle), éd. Le Temps des Cerises, 2022  (ISBN 978-2-37071-250-9), p. 137


C'est alors que Pedro le cordouan tira la guitare de son dos et, avec quelque peine car il lui manquait une corde, fit résonner les premiers accords d'une mélodie lente et nostalgique. Quelque chose à propos d'une femme qui attend, et d'un homme qui fait route vers la montagne. Ces quelques notes avaient retenti jadis sur les murailles du Kremlin. Elles résonnaient à présent, éteintes et tristes, dans l'air chaud de l'après-midi.
  • L'Ombre de l'Aigle (1993), Arturo Pérez-Reverte (trad. Simon Vialle), éd. Le Temps des Cerises, 2022  (ISBN 978-2-37071-250-9), p. 138


Le Club Dumas, 1994[modifier]

Comme vous pouvez le voir, c'est une affaire à la fois érudite et un peu infantile ; un jeu littéraire et nostalgique qui nous fait retrouver d'anciennes lectures et nous retrouver nous-mêmes comme nous étions alors ; avec notre innocence de l'époque. Plus tard, on mûrit, on devient flaubertien ou stendhalien. On penche pour Faulkner, Lampedusa, García Márquez, Durrell ou Kafka… On devient différents les uns des autres ; on devient même adversaires. Mais nous nous faisons tous un clin d'œil complice quand nous parlons de certains auteurs, de certains livres magiques qui nous firent découvrir la littérature sans nous attacher à des dogmes ni nous donner des leçons équivoques. Telle est notre authentique patrie commune ; des écrits fidèles non pas à ce que les hommes voient, mais à ce que les hommes rêvent.

  • Le Club Dumas, Arturo Pérez-Reverte (trad. Jean-Pierre Quijano), éd. JC Lattès, 1994  (ISBN 2-7096-1398-0), p. 353


Le Maître d'escrime, 1994[modifier]

- L’escrime est comme la communion, l’admonesta-t-il avec un sourire. Il faut s’y rendre dans une convenable disposition de corps et d’esprit. Contrevenir à cette loi suprême implique le châtiment.
- Diable, maître, il faut que je note ceci.

  • Le Maître d'escrime, Arturo Pérez-Reverte (trad. Florianne Vidal), éd. Seuil, 1994  (ISBN 2-02-020896-2), p. 20


– Peut-être qu'un jour il n'y aura plus de maîtres d'escrime, dit-il.
Un long silence se fit. Jaime Astarloa regardait au loin, l'air absorbé, comme s'il observait le monde au-delà des murs de la salle d'armes.
– Peut-être, murmura-t-il, pris dans la contemplation d'images que lui seul pouvait voir. Mais laissez-moi vous dire une chose… Le jour où s’éteindra le dernier maître d'armes, tout ce que la lutte ancestrale de l'homme contre l'homme a encore de digne et de noble descendra dans la tombe avec lui… Car il n'y aura plus de place que pour le trébuchet et le poignard, le guet-apens et le coup de couteau.

  • Le Maître d'escrime, Arturo Pérez-Reverte (trad. Florianne Vidal), éd. Seuil, 1994  (ISBN 2-02-020896-2), p. 41


Madame, dit-il sereinement, avec une courtoisie glaciale. Le prix de cette botte qui vous intéresse tant correspond exactement à la valeur que je lui attribue, pas un centime de plus. D’autre part, moi seul décide à qui il convient de l’enseigner, et ce droit je pense continuer à le conserver avec la plus grande jalousie. Il ne m’est jamais venu à l’esprit de spéculer avec vous, et je me trouve encore moins enclin à discuter ce prix comme un vulgaire marchand. Bonsoir.
Il reprit chapeau, gants et canne des mains de la soubrette, et descendit les escaliers d’un air taciturne. Du deuxième étage lui parvenaient les notes de la Polonaise de Chopin, arrachées au piano par des mains qui frappaient le clavier avec une furieuse détermination.

  • Le Maître d'escrime, Arturo Pérez-Reverte (trad. Florianne Vidal), éd. Seuil, 1994  (ISBN 2-02-020896-2), p. 49


La Reine du Sud, 2003[modifier]

Teresa s'était retournée en l'entendant parler. Elle était maintenant si lucide et si sereine qu'elle sentait que sa gorge était sèche et que son sang circulait plus lentement, battement après battement. Elle mit son sac sur son épaule, en souriant pour la première fois de la journée : un sourire qui se dessina sur sa bouche comme une pulsion nerveuse, inattendue. Et ce sourire, ou quel que soit le nom qu'on pouvait lui donner, devait être étrange, car don Epifanio la regarda avec une certaine surprise, parfaitement visible sur son visage. Teresita Mendoza. Bon Dieu ! La femme du Güero. La compagne d'un narco. Une fille comme bien d'autres, plutôt discrète, ni trop éveillée ni trop jolie. Et pourtant il l'observa de cette façon pensive et prudente, avec beaucoup d'attention, comme s'il avait soudain devant lui une inconnue.

  • La Reine du Sud, Arturo Pérez-Reverte (trad. François Maspero), éd. Seuil, 2003  (ISBN 2-02-057358-X), p. 74


Un jour de colère, 2008[modifier]

« Nous allons probablement devoir nous battre avec les Français », a-t-il-dit au peintre en parlant comme d'habitude très fort tout contre son oreille invalide, avant de repartir avec le sourire juvénile et héroïque de ses jeunes années, sans prêter attention aux objurations de Josepha Bayeu qui lui reprochait de prendre des risques sans tenir compte de l'inquiétude de sa famille.

– Tu as une mère, León.

– J'ai mon honneur, doña Josepha, et une patrie à défendre.


Le directeur, encore incrédule, chausse ses lunettes et lit la pétition que vient de lu présenter le gardien-chef, transmise par la voie réglementaire.

Ayant appris le désordre qui se manifeste dans le peuple et que par les balcons l'on jette des armes et des munitions pour la défense de la Patrie et du Roi, le soussigné Francisco Cayón, supplie sous serment en son nom et en celui de ses camarades de revenir tous à la prison que nous soyons mis en liberté pour aller exposer notre vie contre les étrangers et pour le bien de la Patrie.

Fait respectueusement à Madrid ce deux mai mil huit cent huit.


Le répit dure peu. A peine passé le gros de la nouvelle charge française, tous, Máiquez compris, ressortent dans la rue, sur le pavé glissant de sang. José Antonio López Regidor, trente ans, reçoit une balle à bout portant juste au moment où , ayant réussi à se jucher sur la croupe du cheval d'un mamelouk, il lui plantait sou poignard dans le cœur. D'autres tombent aussi, et parmi eux Andréz Fernández y Suárez, comptable à la Compagnie royale de La Havanne, âgé de soixante-deux ans, Valerio García Lázaro, vingt et un ans, Juan Antonio Pérez Bohorques, vingt ans, palefrenier aux Gardes du Corps Royales, et Antonia Fayloa Fernández, une habitante de la rue de la Abada. Le noble du Guipúzcoa José Manuel de Barrenechea y Lapaza, de passage à Madrid, qui est sorti ce matin de son auberge en entendant le tumulte avec une canne-épée, deux pistolets de duel à la ceinture et six cigares de La Havanne dans une poche de sa redingote, reçoit un coup de sabre qui lui fend la clavicule gauche jusqu'à la poitrine. A quelques pas de là, au coin de l'hôtel des Postes et de la rue Carretas, les petits José de Cerro, dix ans, qui va pieds nus, et José Cristóbal García, douze ans, résistent à coups de pierres à un dragon de la Garde impériale avant de mourir sous son sabre. Pendant ce temps, le prêtre don Ignacio Hernández, épouvanté par tout ce qu'il voit, a ouvert le couteau qu'il portait dans sa poche. Les pans de sa soutane retroussés jusqu'à la taille, il bataille de pied ferme au milieu des chevaux, avec ses paroissiens de Fuencarral.


Le capitaine observe les femmes qui sont dans la cour, mêlées aux militaires et aux civils. Ce sont pour la plupart des parentes de soldats ou de civils armés : mères, épouses et filles, voisines qui sont venues pour accompagner leurs hommes. Sous la direction du caporal artilleur José Montaño, certaines, qui ont apporté des draps, des courtepointes et des nappes, les déchirent et entassent dans la cour une pile de charpie et de bandes en perspective du moment où les hommes commenceront à tomber. D'autres ouvrent des caisses de munitions, mettent des paquets de cartouches dans des cabas et des paniers d'osier, et les portent aux hommes qui prennent position dans les quartiers du parc ou dans la rue.

– Autre chose, Arango. Essayer d'évacuer ces femmes avant que les Français n'arrivent… Ce n'est point un endroit pour elles. Le lieutenant pousse un profond soupir.

– J'ai déjà essayé, mon capitaine. Elle m'ont ri au nez.


– Je vous dis de vous en aller, insiste Daoiz avec raideur. C'est trop dangereux de rester à découvert.

La figure salie par la fumée de la poudre, la fille se noue un foulard autour de la tête pour rassembler ses cheveux et esquisse un sourire. Daoiz observe que la sueur met des taches sombres à sa chemise et ses aisselles.
– Tant que vous resterez ici, mon général, Ramona García ne vous lâchera pas Comme dit une cousine à moi qui n'est pas mariée, un homme, ça se suit jusqu'à l'autel, et un homme courageux jusqu'à la fin du monde.
– Elle dit vraiment ça, votre cousine ?
– Juré craché, cœur de ma vie.

Et en remettant un peu d'ordre dans sa mise devant les sourires fatigués des artilleurs et des civils, Ramona García Sánchez chante à voix basse au capitaine deux ou trois mesures d'une copla.


Le Hussard, 2005[modifier]

Il y eut deux claquements de talons, deux sourires et un serrement de mains. Ils sortirent au grand air, très droits, impeccables et rasés de frais, en faisant résonner leurs sabres contre leurs éperons, se sentant jeunes et beaux dans leur superbe uniforme, respirant avec délice l'air vif de l'aube, prêts à affronter à la pointe de leur sabre le filet que la Mort leur lançait depuis l'horizon encore plongé dans les ténèbres.
  • Le Hussard, Arturo Pérez-Reverte (trad. François Maspero), éd. Seuil, 2005  (ISBN 2-02-067985-X), p. 47


Pour Frédéric Glüntz de Strasbourg, c’était différent. Quand il avait décidé d’embrasser la carrière militaire, il l’avait fait sous l’emprise d’une passion pleine d’élévation et de générosité. Il y cherchait la cristallisation d’une aspiration supérieure, d’un idéal qui l’arrachait au confort de la vie bourgeoise et lui montrait le chemin de l’héroïsme, des nobles sentiments, du sacrifice suprême. Il était entré dans l’armée comme on entre en religion, empoignant son sabre comme on empoigne une croix. Et si les prêtres et les pasteurs aspiraient à gagner le ciel, il aspirait à gagner la gloire : l’admiration de ses camarades, le respect de ses chefs, sa propre estime, avec cette belle conviction désintéressée qu’il était doux et grand de combattre, de souffrir et peut-être de mourir pour une idée.
  • Le Hussard, Arturo Pérez-Reverte (trad. François Maspero), éd. Seuil, 2005  (ISBN 2-02-067985-X), p. 108


L’Espagne est une nation très ancienne, orgueilleuse et fidèle à ses mythes, que ceux-ci soient justifiés ou pas. Bonaparte est tellement habitué à voir les peuples s’agenouiller devant lui qu’il ne peut concevoir, ce qui est une grave erreur d’appréciation, qu’il y a de ce côté des Pyrénées une race décidée à ne pas accepter sa volonté. Non que les idées qui l’inspirent soient mauvaises, attention, mais simplement parce qu’il essaye de les appliquer sans tenir compte le moins du monde de l’opinion de ceux destinés à les recevoir…
  • Le Hussard, Arturo Pérez-Reverte (trad. François Maspero), éd. Seuil, 2005  (ISBN 2-02-067985-X), p. 117


Ces derniers temps, grâce à la moderne diffusion des Idées, l'Espagne était en voie de sortir du puits où elle était plongée. Nous qui défendons la nécessité du progrès, nous avons vu dans la révolution qui a détrôné les Bourbons en France un signe que les temps, enfin, commençaient à changer. Le poids croissant de Bonaparte en Europe et l'influence que, de ce fait, la France a réussi à exercer sur ses voisins constituaient un espoir… Pourtant, et c'est ici que surgit le problème, la méconnaissance de cette terre et le manque d'habileté avec lequel les proconsuls ont agi ont jeté par-dessus bord des débuts prometteurs… Les Espagnols ne sont pas, nous ne sommes pas, des gens qui se laissent sauver par la force. Nous aimons nous sauver nous-mêmes, peu à peu, sans que cela signifie renoncer aux vieux principes auxquels, pour le meilleur ou pour le pire, on nous a fait croire durant des siècles. Jamais une seule idée ne sera imposée ici par la force des baïonnettes.
  • Le Hussard, Arturo Pérez-Reverte (trad. François Maspero), éd. Seuil, 2005  (ISBN 2-02-067985-X), p. 120


Frédéric se demanda quel âge pouvait avoir ce vétéran : quarante-cinq, cinquante ans ? De toute évidence, ce n’était pas sa première bataille. Il avait cette immobilité sereine, cette économie de mouvements superflus, cet isolement réfléchi de l’homme qui savait ce qu’il allait affronter. Il n’avait rien du hussard qui attend, impatient, de conquérir une nouvelle parcelle de gloire ; il donnait plutôt l’impression d’être un professionnel qui se concentrait avant de passer un mauvais quart d’heure, avec le calme de celui qui avait traversé sans dommages beaucoup de moments semblables et espérait seulement, fataliste et résigné, conscient de l’inévitable, que le travail pour lequel il était payé serait exécuté le plus rapidement et le plus proprement possible, pour se retrouver à la fin sur sa selle, aussi bien portant qu’il l’était en cet instant.
  • Le Hussard, Arturo Pérez-Reverte (trad. François Maspero), éd. Seuil, 2005  (ISBN 2-02-067985-X), p. 137/138


Il lutta pour sa vie. Il lutta avec toute la vigueur de ses dix-neuf ans jusqu'à ce que son bras finisse par lui peser comme s'il était de plomb. Il lutta en attaquant et en parant, piquant avec la pointe de son sabre, taillant de revers, arrachant son corps aux mains qui tentaient de le désarçonner, s'ouvrant un passage dans ce labyrinthe de boue, d'acier, de sang, de plomb et de poudre. Il cria sa peur et sa bravoure jusqu'à en avoir la gorge à vif. Et pour la deuxième fois, il se retrouva en train de chevaucher en dehors des lignes ennemies, en rase campagne, la pluie lui fouettant la figure, entouré de chevaux sans cavaliers qui galopaient, affolés. Il palpa son corps et éprouva une joie féroce en n'y découvrant aucune blessure. Ce n'est qu'en portant la main à sa joue droite, qui le brûlait, qu'il la retira tachées de sang.
  • Le Hussard, Arturo Pérez-Reverte (trad. François Maspero), éd. Seuil, 2005  (ISBN 2-02-067985-X), p. 161


Il hurla. Malgré la douleur de sa bouche enflée et suppurante, il hurla jusqu'à ne plus s'entendre lui-même. Il hurla vers le ciel, vers les arbres. Il hurla vers le monde entier, il insulta Dieu et le diable. Il embrassa un tronc d'arbre et se mit à rire au milieu de ses larmes. Le dolman couvert de glaise sèche était raide comme une cuirasse. Il l'arracha et le jeta dans les broussailles. Belle étoffe, artistement brodée, çà oui ! Elle se décomposerait dans l'humus de ce bois pourri avec Noirot, avec le hussard qui s'était tiré une balle, avec tous les imbéciles, hommes et bêtes, qui se laissaient attraper dans cette ronde macabre. Et peut-être, bientôt, avec Frédéric lui-même.
  • Le Hussard, Arturo Pérez-Reverte (trad. François Maspero), éd. Seuil, 2005  (ISBN 2-02-067985-X), p. 190


Le Peintre de batailles, 2007[modifier]

Ces types, avait-elle ajouté soudain, Géricault et Rodin, avaient raison : Seul l'artiste est véridique. C'est le photographe qui ment.
  • Le Peintre de batailles, Arturo Pérez-Reverte (trad. François Maspero), éd. Seuil, 2007  (ISBN 978-2-02-088807-3), p. 264


Le Tango de la Vieille Garde, 2013[modifier]

Il tâte les manchettes de sa chemise pour s'assurer qu'elles dépassent correctement des manches de la veste. Il déteste la manière moderne de montrer la quasi-totalité de son poignet, comme aussi les tailles trop ajustées, les cravates trop voyantes, les chemises à col en pointe et les pantalons moulants qui s'évasent vers le bas.
– Durant toutes ces années, est-ce que tu as réellement pensé quelquefois à moi ?
Il pose la question en regardant les iris dorés de la femme.
– Oui, je l'avoue. Quelquefois.
Max fait appel au plus efficace de ses moyens : le trait blanc qu illumine son visage, en apparence spontané, et qui jadis produisait des effets dévastateurs sur la résistance de ses destinataires.
– Tango de la Vieille Garde mis à part ?
– Mais oui.

  • Le Tango de la Vieille Garde, Arturo Pérez-Reverte (trad. François Maspero), éd. Seuil, 2013, p. 182, 183


Prolongeant son geste, elle tend avec naturel la main par-dessus la table et frôle le visage de Max. Instinctivement, il effleure les doigts d'un léger baiser pendant qu'elle la retire.

– Mon Dieu… C'est vrai. Tu étais la plus belle femme que j'ai jamais vue.
Mecha Inzunza ouvre son sac, sort un paquet de Muratti et en porte une à ses lèvres. Se penchant au-dessus de la table, Max l'allume avec le Dupont en or qui était quelques jours plus tôt dans le bureau du docteur Hungentobler. Elle exhale la fumée et se redresse.

– Ne sois pas stupide.
  • Le Tango de la Vieille Garde, Arturo Pérez-Reverte (trad. François Maspero), éd. Seuil, 2013, p. 184


– Et toi ? s'enquit Max. Tu ne seras pas non plus toujours jeune et belle.
– Moi, j'ai de l'argent. J'en avais déjà avant de me marier. Aujourd'hui c'est de l'argent qui me vient de si loin qu'il est devenu pour moi comme une seconde nature.
Elle avait répondu sans la moindre hésitation : le ton était tranquille, objectif. Elle avait souligné ces mots d'une moue de mépris.
– Tu serais étonné de ce que l'argent peut simplifier les choses.
Il éclata de rire.
– Je peux m'en faire une idée.
– Non. Je doute que tu y parviennes.

  • Le Tango de la Vieille Garde, Arturo Pérez-Reverte (trad. François Maspero), éd. Seuil, 2013, p. 192


Il s'arrêta brusquement, mal à l'aide. Il venait de réaliser qu'il pouvait égréner à l'infini ce genre de souvenirs. Il était aussi conscient que jamais auparavant il n'avait autant parlé de lui-même. A personne. Jamais en disant la vérité, ni en évoquant un passé authentique.
– Il y a des hommes qui rêvent de partir et qui osent le faire, je suis de ceux-là.
  • Le Tango de la Vieille Garde, Arturo Pérez-Reverte (trad. François Maspero), éd. Seuil, 2013, p. 502


Je crois que dans le monde d'aujourd'hui, l'unique liberté possible est l'indifférence, conclu Max. Et donc je continuerai à vivre de mon sabre et de mon cheval.
  • Le Tango de la Vieille Garde, Arturo Pérez-Reverte (trad. François Maspero), éd. Seuil, 2013, p. 504


Dans ce cas, j'ai de mauvaises nouvelles, répliqua-t-il. Parce que nous voir disparaître sera impossible. Nous représentons l'avenir, tout autant que les voitures, les avions, les drapeaux rouges, les chemises noires ou brunes… Vous débarquez trop tard dans une fête condamnée à mourir.
  • Le Tango de la Vieille Garde, Arturo Pérez-Reverte (trad. François Maspero), éd. Seuil, 2013, p. 414


La Patience du franc-tireur, 2014[modifier]

Ils étaient des loups nocturnes, chasseurs clandestins de murs et de surfaces, bombeurs impitoyables qui se déplaçaient dans l'espace urbain, prudents, sur les semelles silencieuses de leurs baskets. Très jeunes et très agiles.
  • Incipit
  • La Patience du franc-tireur, Arturo Pérez-Reverte (trad. François Maspero), éd. Seuil, 2014, p. 9


Elle était intelligente, sensible. Elle sortait la nuit dans les rues pour y laisser le témoignage du regard plein de tendresse qu'elle projetait sur le monde.
  • La Patience du franc-tireur, Arturo Pérez-Reverte (trad. François Maspero), éd. Seuil, 2014, p. 97


Cadix, ou la diagonale du fou, 2011[modifier]

Elle reste près de la fenêtre, écoutant le silence de la ville. Même avec la persienne baissée, l'air chaud de l'extérieur s'infiltre par les fentes. Les jours de fort levant sont terminés, et Cadix ressemble à un navire endormi dans l'eau tiède et calme, encalminé dans sa propre mer des Sargasses. Un Vaisseau fantôme dont Lolita Palma serait à elle seule tout l'équipage. Ou l'unique survivante. C'est ainsi qu'elle se trouve en ce moment, dans le silence et la chaleur qui l'entourent, adossé au mur, pensant à Pepe Lobo. Son corps est mouillé, la peau de sa nuque humide. De minuscules gouttes de sueur glissent sur la naissance de ses cuisses nues sous la soie.
  • Cadix, ou la diagonale du fou, Arturo Pérez-Reverte (trad. François Maspero), éd. Seuil, 2011, p. 262


Un silence, avec en bruit de fond le crépitement de la pluie. Ils cheminent sur les pavés de la rue des Doublons en longeant les façades. La maison des Palma est à vingt pas, au coin. Lorsque la femme parle de nouveau, son ton a changé.

– J'envie votre liberté, monsieur Lobo.
Un ton plus froid. Neutre. Le monsieur remet beaucoup de choses à leur place.
– Je ne définirais pas cela ainsi, répond le corsaire.
– Vous ne comprenez pas, capitaine.
Ils sont arrivés à la porte principale de la maison, à l'abri du vaste couloir obscur qui mène au patio et à ses grands pots de fougères. Pepe Lobo ôte son chapeau et le secoue pendant qu'elle ferme le parapluie. Il sent la veste humide peser sur ses épaules. Ses souliers à boucle d'argent, transformés en éponges, répandent une flaque sur les dalles.

– Est libre celui auquel les choses arrivent telles qu'il les a voulues…, dit-elle. Celui à qui personne d'autre que lui-même ne met d'entraves.
  • Cadix, ou la diagonale du fou, Arturo Pérez-Reverte (trad. François Maspero), éd. Seuil, 2011, p. 486


À présent, c'est lui qui ne répond pas, et Lolita ressent une excitation intérieure, singulière. La certitude d'un vague pouvoir sur l'homme qu'elle a devant elle. Quelque chose qui semble dilué dans son atavisme de femme, fait de chair et de siècles. Elle observe la barbe rasée depuis plusieurs heures qui repousse déjà ; noircissant le menton dur, solide, entre les favoris qui arrivent presque aux commissures des lèvres. Un instant, elle se demande quelle odeur a sa peau.
  • Cadix, ou la diagonale du fou, Arturo Pérez-Reverte (trad. François Maspero), éd. Seuil, 2011, p. 619


Sa voix est restée calme, comme un regret sincère qui passerait doucement entre eux deux. Elle ne peut plus voir les yeux de l'homme, mais elle observe son hochement de tête découragé.

– Cadix, l'entend-elle dire tout bas.
– Oui. Cadix.

Alors seulement elle s'enhardit jusqu'à le toucher, d'un geste timide comme celui d'un enfant qui ose s'approcher d'un animal en colère. Elle pose sur le bras de l'homme une main si légère qu'elle semble ne rien peser. Et elle sent sous ses doigts, à travers le drap de la veste, frissonner les muscles tendus du corsaire.
  • Cadix, ou la diagonale du fou, Arturo Pérez-Reverte (trad. François Maspero), éd. Seuil, 2011, p. 691-692


Ce sera un voyage court et dur… Très dur. Autre silence. Puis résonne le rire du second dans l'obscurité, jusqu'à ce qu'une quinte de toux vienne l'interrompre. Le cigare décrit une courbe rougeoyante en passant par dessus la lisse pour aller s'éteindre dans la mer. Cap sur Rota, commandant, et après, que le diable reconnaisse les siens.
  • Cadix, ou la diagonale du fou, Arturo Pérez-Reverte (trad. François Maspero), éd. Seuil, 2011, p. 701


Deux hommes de bien, 2017[modifier]

– Une bibliothèque est plus une compagnie qu'un moyen de lecture, dit-il après avoir fait quelques pas. Un remède et une consolation.

Dancenis sourit, presque avec reconnaissance.
– Vous savez de quoi vous parlez, monsieur. Une bibliothèque est un endroit où l'on trouve ce qu'il nous faut au moment opportun.
– C'est à mon avis bien davantage… Quand nous sommes tentés de trop mépriser nos semblables, il suffit, pour nous réconcilier avec eux, de contempler une bibliothèque comme celle-ci, riche en monuments dressés à la grandeur de l'homme.

– C'est là, monsieur, une grande vérité.
  • Deux hommes de bien, Arturo Pérez-Reverte (trad. Gabriel Iaculli), éd. Seuil, 2017  (ISBN 978-2-02-128804-9), p. 276


Et dans ce vieux tumulte des siècles, dans les images bigarrées qu'il suscite, l'ancien dragon croit reconnaître le sourire triste et las de ce lieutenant aux moustaches grises qui, dans une autre vie à cette heure si lointaine, chevauche contre l'ennemi dans le défilé de La Guardia, jusqu'à ce qu'il disparaisse dans la fumée de la canonnade, seulement suivi par le jeune cornette pendant que le reste de l'escadron tourne bride. Et, brusquement secoué par le souvenir qui d'une manière si étrange se superpose au présent, Pascual Raposo regarde avec stupeur les deux hommes devant lui, puis détourne les yeux qui vont se poser sur les bois où les dernières traces de la brume sont encore suspendues entre les branches des arbres, où le soleil darde ses rayons, sur l'eau trouble qui court au fond du val en emportant terre et branches, sur les ballots poignardés contenant les livres qui un jour, peut-être, comme il vient de l'entendre, balaieront de la surface de la terre les hommes comme lui.
– Vous êtes fous, répète-t-il, admiratif.
  • Deux hommes de bien, Arturo Pérez-Reverte (trad. Gabriel Iaculli), éd. Seuil, 2017  (ISBN 978-2-02-128804-9), p. 490


Il est des hommes qui traversent votre vie sans laisser de trace, et d'autres qui y demeurent, et que l'on n'oublie jamais. Je compte rester dans votre mémoire.
  • Deux hommes de bien, Arturo Pérez-Reverte (trad. Gabriel Iaculli), éd. Seuil, 2017  (ISBN 978-2-02-128804-9), p. 501


Falcó, 2018[modifier]

La vie était pour lui un territoire fascinant, une chasse gardée dont le droit d'accès était réservé à quelques rares audacieux : ceux prêts à courir des risques et, le cas échéant, à en payer le prix sans rouspéter. Dites-moi combien je vous dois, garçon, et gardez la monnaie ! Il y avait encore des gratifications immédiates et de possibles châtiments atroces qui attendaient leur heure, mais semblaient cependant bien lointains.Pour Falco, des mots comme patrie, amour ou avenir n'avaient aucun sens. Il était l'homme du moment présent, formé à cet effet. Un loup dans le monde. Avide et dangereux.
  • Falcó, Arturo Pérez-Reverte (trad. Gabriel Iaculli), éd. Seuil, 2018  (ISBN 978-2-02-136733-1), p. 22


Il promena un dernier regard autour de lui, prit le pardessus, l'écharpe blanche, le chapeau claque noir, et éteignit la lumière avant de quitter la pièce. Tandis qu'il marchait dans le couloir, le souvenir plaisant que le Browning 1910 avait été l'arme utilisée par le Serbe Gavrilo Princip pour abattre l'archiduc François-Ferdinand à Sarajevo et déclencher la Grande Guerre lui arracha un sourire cruel. En plus des vêtements de prix, des cigarettes anglaises, des accessoires en argent ou en cuir, des analgésiques contre le mal de tête, d'une vie hasardeuse et des belles femmes, Lorenzo Falcó aimait les détails pittoresques. Qui avaient du cachet.
  • Falcó, Arturo Pérez-Reverte (trad. Gabriel Iaculli), éd. Seuil, 2018  (ISBN 978-2-02-136733-1), p. 24


– Il faut assainir l'Espagne, je suppose, lâcha Falcó pour le sonder, en le regardant de côté.

– Je préfère l'assainir sur le front. Ce que nous voyons là pue la revanche et l'ignominie.
– J'ai bien peur que nous n'en soyons qu'au commencement d'après ce que l'on dit à la radio et dans les journaux, les rouges détalent et se rendent en masse.
– C'est un mensonge. j'en viens… Ils se battent avec acharnement. Défendent pied à pied leurs positions et, même quand ils doivent en céder un pouce , ils le font en luttant avec beaucoup de courage.
Falcó l'observait avec un intérêt renouvelé.
– Ça ne sera pas fini pour Noël ?
– Bien sûr que non. C'est de la propagande.
– Alors, ce sera long et sanglant ?

– Qu'est-ce que vous croyez ? La meilleure infanterie du monde contre la meilleure infanterie du monde.
  • Falcó, Arturo Pérez-Reverte (trad. Gabriel Iaculli), éd. Seuil, 2018  (ISBN 978-2-02-136733-1), p. 66


Je n'ai qu'une vie. Un bref moment entre deux nuits. Et le monde est une aventure valable que je ne veux pas rater.
  • Falcó, Arturo Pérez-Reverte (trad. Gabriel Iaculli), éd. Seuil, 2018  (ISBN 978-2-02-136733-1), p. 90


Falcó avait pu les voir, les uns et les autres, au moment du soulèvement national, s'affronter à coups de feu dans les rues : phalangistes, socialistes, communistes, anarchistes, qui s'entretuaient avec une admirable ténacité. C'étaient des jeunes gens courageux et déterminés, d'un bord ou de l'autre, qui parfois se connaissaient bien, d'anciens compagnons d'université, d'usine, habitués à aller ensemble voir un film, danser, boire un verre, liés aux mêmes amis, quand ce n'était pas à la même amoureuse. Il les avait vus tout faire pour se trucider les uns les autres, représailles après représailles. Tantôt avec haine, tantôt avec le froid respect envers un adversaire que l'on connaît et que l'on apprécie, bien que l'on ne soit pas dans le même camp. C'est lui ou moi, telle était l'idée. Le mobile. C'est eux ou nous. Quelle misère que tout cela, que ce brasier où allait se consumer, se consumait déjà la fleur de la jeunesse d'un bord et de l'autre.
  • Falcó, Arturo Pérez-Reverte (trad. Gabriel Iaculli), éd. Seuil, 2018  (ISBN 978-2-02-136733-1), p. 103, 104


– J'ai toujours cru que certaines choses rapprochaient les gens dit-il.

– Vous parlez du courage.
– C'est l'une d'entre elles.
– Au-dessus des idéologies ?
– Ça se pourrait.
Falcó but une gorgée de vin.
– Fascistes et antifascistes inclus ?
Le regard rivé sur lui était à présent différent, pénétrant ; il y décela de l'inquiétude.
– Nous sommes-nous déjà rencontrés ? Demanda Portela avec brusquerie.
– Je ne crois pas ?

– Qui diable êtes-vous ?
  • Falcó, Arturo Pérez-Reverte (trad. Gabriel Iaculli), éd. Seuil, 2018  (ISBN 978-2-02-136733-1), p. 145


C'étaient une liberté et une indépendance totales, sans passé et sans avenir, avec la mémoire, la bourse et l'esprit dépouillés de superflu, affranchis, absolument épurés de tout ce qui n'était pas utile à la survie immédiate. Et c'était avec ce plaisir, et dans la poche le poids agréable du pistolet qu'il tenait entre ses doigts, l'index encore loin de la détente, que Falcó avançait, aussi tranquille et létal que s'il portait à l'épaule le carquois et les flèches de l'archer invincible, le visage changé en un masque d'ombre, pareil à la nuit.
  • Falcó, Arturo Pérez-Reverte (trad. Gabriel Iaculli), éd. Seuil, 2018  (ISBN 978-2-02-136733-1), p. 149


- Que vous a-t-on dit d'autre ?

- Juste ce qu'il faut. Comme on l'aura fait pour vous à mon sujet, je présume.
- Il faut savoir avec qui on embarque.

- Comme vous dites.
  • Falcó, Arturo Pérez-Reverte (trad. Gabriel Iaculli), éd. Seuil, 2018  (ISBN 978-2-02-136733-1), p. 70


Eva, 2019[modifier]

Je ne voudrais pas être tué cette nuit, se dit Lorenzo Falcó. Pas de cette manière.

  • Incipit
  • Eva, Arturo Pérez-Reverte (trad. Gabriel Iaculli), éd. Seuil, 2019  (ISBN 978-2-02-139802-1), p. 11


Ils formaient un ensemble curieux : les hommes en tenu du Martín Álvarez, et ceux en civil du Mount Castle restaient groupés, tête basse, visages et poings marqués par les coups de la récente bagarre, l'un d'entre-eux encore soutenu par ses camarades. Quelques-uns commentaient les circonstances du combat. El Negus et le sous-officier de l'artillerie se tenaient côte-à-côte ; le regard de l'un courait d'abord sur ses propres hommes, pour les passer en revue, aurait-on dit, puis sur ceux de son voisin, tandis que que le regard de l'autre en faisait autant, puis ils se rencontraient comme se croisent ceux des écoliers qui se sont battus dans la cours de récréation et que l'on a forcés à faire la paix. Il n'y avait plus trace d'hostilité sur leurs visages remarqua Falcó. Seulement de la curiosité. Une sorte de reconnaissance muette et sereine. Ils s'étudiaient avec l'expression de ceux qui se voient pour la première fois et comptent bien s'en souvenir un jour.

  • Eva, Arturo Pérez-Reverte (trad. Gabriel Iaculli), éd. Seuil, 2019  (ISBN 978-2-02-139802-1), p. 177


– Le désir profond d'une femme unique est de survivre à elle-même, dit-elle, en se touchant le visage avec précaution. Et tu vois… On finit par monter la garde dans un château où il n'y a plus rien à défendre.

  • Eva, Arturo Pérez-Reverte (trad. Gabriel Iaculli), éd. Seuil, 2019  (ISBN 978-2-02-139802-1), p. 210


Il s'agissait, trancha Falcó après un moment de réflexion, de mondes opposés, de façons différentes de concevoir la vie, la mort et les liens inévitables qui les lient l'une à l'autre. Froide méthode et foi d'un côté, égoïsme assumé et lucide de l'autre. Qui n'étaient absolument pas conciliables. Et pourtant, il savait — certain qu'elle le savait aussi — qu'il existait encore entre eux un lien singulier et fort, fait de vieille complicité et d'un vague respect de quelque chose d'impossible à définir. Une étrange combinaison de souvenirs, de sexe, de danger et de tendresse.

  • Eva, Arturo Pérez-Reverte (trad. Gabriel Iaculli), éd. Seuil, 2019  (ISBN 978-2-02-139802-1), p. 263


Il y a une monde dont tout le monde abuse et qui te sied à merveille : psychopathe. Parce que c'est ce que tu es, mon garçon, n'en doute pas. C'est un natif de Betanzos qui te le dit. Un putain de psychopathe. Il y a des guerres où l'on tue, c'est l'évidence même, mais dans la nôtre, on assassine. Autant de nôtre bord que de l'autre. En un clin d’œil, le bourreau peut devenir la victime et vice-versa. Voilà pourquoi c'est une guerre qui nous va à merveille, à nous, Espagnols, et plus encore à toi. Elle est parfaite pour les criminels sans conscience, sans décence et sans gloire.

  • Eva, Arturo Pérez-Reverte (trad. Gabriel Iaculli), éd. Seuil, 2019  (ISBN 978-2-02-139802-1), p. 285


Moïra regardait le visage de Falcó. Quand il glissa le papier dans sa poche, elle eut un petit sourire.
– Je connais cette expression, chéri.
Alors, ce fut à lui de sourire. Ce qu'il faisait pour la première fois ce matin.
– Et que dit-elle, mon expression ?
– Que le succès ou l'échec, en réalité, t'importent peu. N'ont jamais beaucoup compté pour toi… Tout ce à quoi tu tiens vraiment, c'est que jamais ne manque une lettre à décacheter.

  • Eva, Arturo Pérez-Reverte (trad. Gabriel Iaculli), éd. Seuil, 2019  (ISBN 978-2-02-139802-1), p. 321


– Et ses hommes ?
– Ils iraient avec lu en enfer, s'il leur en donnait l'ordre. Et il va le faire.
– Tous ? Un équipage entier de héros ? … Ça m'étonnerait beaucoup.
– Tu ne connais pas Quirós, lui dit-elle au bout d'un moment. Ni ses liens avec ses marins.
À bord du Mount Castle, la République était encore ce qui comptait le moins. Même les communistes et les anarchistes, parce qu'il y en avait aussi à bord, lui obéissaient aveuglément, du maître d'équipage au dernier des chauffeurs. Pendant toute la durée des pérégrinations, les dangers courus ensemble avaient tissé entre eux des liens particuliers. Qui ne reposaient pas sur des idées, mais sur la loyauté. Il y avait des hommes capables de susciter de telles choses autour d'eux, et le capitaine Quirós était de ceux-là.

  • Eva, Arturo Pérez-Reverte (trad. Gabriel Iaculli), éd. Seuil, 2019  (ISBN 978-2-02-139802-1), p. 356


Sabotage, 2020[modifier]

– Mon tour viendra peut-être un des ces jours, dit Malena au bout d’un moment, pensive.
– De tuer ?
Il l’entendit rire doucement, tandis qu’elle changeait de vitesse. Maintenant, elle tenait la cigarette entre deux doigts de la main droite appuyée sur le volant.
- De mourir.

  • Sabotage, Arturo Pérez-Reverte (trad. Gabriel Iaculli), éd. Seuil, 2020  (ISBN 978-2-02-142796-7), p. 23


Pour le moment, reprit l’Amiral, nous avons passé par les armes quelques prêtres nationalistes basques, pour leur faire savoir de quoi il retourne. La nouvelle fit sourire Falcó.
– Qu’on n’aille pas croire, au Vatican, remarqua-t-il, amusé, que l’assassinat des curés est le monopole des rouges.
– C’est cela même. Tu n’es pas si bête, quand tu y mets du tien.

  • Sabotage, Arturo Pérez-Reverte (trad. Gabriel Iaculli), éd. Seuil, 2020  (ISBN 978-2-02-142796-7), p. 35


La colère des idiots gagne le monde, ajouta-t-il, courroucé. Et notre guerre est une répétition générale exemplaire. Un prologue aux grandes hécatombes qui s’annoncent.

  • Sabotage, Arturo Pérez-Reverte (trad. Gabriel Iaculli), éd. Seuil, 2020  (ISBN 978-2-02-142796-7), p. 47


Elle tendit la main pour lui rajuster le nœud de cravate.
– Tu laisses toujours un bon souvenir aux femmes ?
– Je ne sais pas, répondit-il, puis il réfléchit pendant un instant, ou le donna à croire. Pas toujours je suppose.
Nouvel éclat blanc. Autre lueur de jais. María riait de nouveau.
– Je dirai presque toujours, le corrigea-t-elle. Et je crois savoir pourquoi.

  • Sabotage, Arturo Pérez-Reverte (trad. Gabriel Iaculli), éd. Seuil, 2020  (ISBN 978-2-02-142796-7), p. 192


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