Sylvain Tesson

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Sylvain Tesson à Nancy, 2011

Sylvain Tesson, né le 26 avril 1972 est un géographe, journaliste et écrivain français partageant sa vie entre expéditions au long cours, écriture et réalisation de documentaires d'aventure.

La France est un paradis peuplé de gens qui se croient en enfer[1]

L'Axe du loup, 2004[modifier]

Je juge reposant pour l'âme de voyager parfois hors de certains univers islamiques, c'est-à-dire loin des terres plantées de minarets où l'homme a créé l'enfer autour de lui. Loin des gourbis, loin des ânes battus, loin des femmes haïes et de la loi naturelle bafouée et loin de cette odeur de pisse chaude de chèvre qui flotte toujours au-dessus de la maison du Prophète.


Dans les forêts de Sibérie, 2011[modifier]

D'où vient le mauvais goût ? Comment le kitch s'est-il emparé du monde ? La ruée des peuples vers le laid fut le principal phénomène de la mondialisation. Pour s'en convaincre il suffit de circuler dans une ville chinoise, d'observer les nouveaux codes de décoration de La Poste française ou la tenue des touristes. Le mauvais goût est le dénominateur commun de l'humanité.


Le camion n'est plus qu'un point. Je suis seul. Les montagnes m'apparaissent plus sévères. Le paysage se révèle, intense. Le pays me saute au visage. C'est fou ce que l'homme accapare l'attention de l'homme. La présence des autres affadit le monde. La solitude est cette conquête qui vous rend jouissance des choses.

Il fait -33°. Le camion s'est fondu à la brume. Le silence descend du ciel sous la forme de petits copeaux blancs. Être seul, c'est entendre le silence. Une rafale. Le grésil brouille la vue. Je pousse un hurlement. J'écarte les bras, tend mon visage au vide glacé et rentre au chaud.
J'ai atteint le débarcadère de ma vie.

Je vais enfin savoir si j'ai une vie intérieure.


Le luxe de l'ermite, c'est la beauté. Son regard, où qu'il se pose, découvre une absolue splendeur. Le cours des heures n'est jamais interrompu. La technique ne l'emprisonne pas dans le cercle de feu des besoins qu'elle crée.


Je préfère les natures humaines qui ressemblent aux lacs gelés à celles qui ressemblent aux marais. Les premiers sont durs et froids en surface mais profonds, tourmentés et vivants en-dessous. Les seconds sont doux et spongieux d’apparence mais leur fond est inerte et imperméable.
  • Dans les forêts de Sibérie, Sylvain Tesson, éd. Gallimard, 2011  (ISBN 978-2-07-012925-6), p. 59-60


Au cours de ces journées là-haut, je me consacre à la pure réjouissance d'être. Tirer sur son clope, seul, devant le lac ; ne nuire à rien, ne subir le diktat de personne, ne désirer pas plus que ce que l'on éprouve et savoir que la nature ne nous rejette pas. Dans la vie, il faut trois ingrédients : du soleil, un belvédère, et dans les jambes le souvenir lactique de l'effort. Et aussi des petits Montecristo. Le bonheur est fugace comme une bouffée de cigare.


Aujourd'hui, par la fenêtre, je jette le même regard que jadis par les vitres du bateau. Je guette le clair-obscur, les tremblements de la lumière et non plus les métamorphoses du rivage. Sur le pont, nous demandions au défilement de l'espace de pourvoir à notre distraction. En cabane, les minuscules survenues que le temps précipite y suffisent. Je navigue, immobile,encalminé. Si l'on me demande : que faisiez-vous pendant ces mois ? Je répondrai : « Une croisière ».


La température chute subitement ? J'abats du bois par -35° et lorsque je rentre dans la cabane, la chaleur procure l'effet d'un luxe suprême. Après la froidure, le bruit d'un bouchon de vodka qui saute près d'un poêle suscite infinimenent plus de jouissance qu'un séjour palatial au bord du grand canal vénitien. Que les huttes puissent tenir rang de palais, les habitués des suites royales ne le comprendront jamais. Ils n'ont pas connu l'onglet avant le bain moussant. Le luxe n'est pas un état mais le passge d'une ligne, le seuil où, soudain, disparaît toute souffrance.


Vanité de la photo, l'écran réduit le réel à sa valeur euclidienne. Il tue la substance des choses, en compresse la chair. La réalité s'écrase contre les écrans. Un monde obsédé par l'image se prive de goûter aux mystérieuses émanations de la vie. Aucun objectif photographique ne captera les réminiscences qu'un paysage déploie en nos cœurs.

  • Dans les forêts de Sibérie, Sylvain Tesson, éd. Gallimard, 2011  (ISBN 978-2-07-012925-6), p. 103, 104


Qu'est-ce que la solitude ? Une compagne qui sert à tout.
Elle est un baume appliqué sur les blessures. Elle fait caisse de résonance : les impressions sont décuplées quand on est seul à les faire surgir. Elle impose une responsabilité : je suis l'ambassadeur du genre humain dans la forêt vide d'hommes. Je dois jouir de ce spectacle pour ceux qui en sont privés. Elle génère des pensées puisque la seule conversation possible se tient en soi-même. Elle lave de tous les bavardages, permet le coup de sonde en soi. Elle convoque à la mémoire le souvenir des gens aimés. Elle lie l'ermite d'amitié avec les plantes et les bêtes et parfois un petit dieu qui passerait par là.


Un ermite ne menace pas la société des hommes. Tout juste en incarne-t-il la critique. Le vagabond chaparde. Le rebelle appointé s'exprime à la télévision. [...]
L'ermite se tient à l'écart, dans un refus poli. Il ressemble au convive qui, d'un geste doux, refuse un plat. Si la société disparaissait, l'ermite poursuivrait sa vie d'ermite. Les révoltés, eux, se trouveraient au chômage technique. L'ermite ne s'oppose pas, il épouse un mode de vie. Il ne dénonce pas un mensonge, il cherche une vérité. Il est physiquement inoffensif et on le tolère comme s'il appartenait à un ordre intermédiaire, une caste médiane entre le barbare et le civilisé. Yvain, le chevalier fou d'amour, erre tout nu dans la forêt. Il rencontre un ermite qui le recueille, le soigne, le ramène à la raison et le reconduit à la ville. L'ermite, passeur des mondes.


Nous sommes seuls responsables de la morosité de nos existences. Le monde est gris de nos fadeurs. La vie paraît pâle ? Changez de vie, gagnez les cabanes. Au fond des bois, si le monde reste morne et l'entourage insupportable, c'est un verdict : vous ne vous supportez pas ! Prendre alors ses dispositions.


Éloge de l'énergie vagabonde, 2006[modifier]

Dans sa boulimie de production, la modernité crée des produits sans avenir. Le capitalisme c'est la réduction de l'intervalle entre le moment où l'on achète un objet et où on le remplace.
  • Éloge de l'énergie vagabonde, Sylvain Tesson, éd. Éditions des Équateurs, 2007  (ISBN 978-2-266-17874-7), p. 13


L'énergie humaine se nourrit de changement.
  • Éloge de l'énergie vagabonde, Sylvain Tesson, éd. Éditions des Équateurs, 2007  (ISBN 978-2-266-17874-7), p. 52


Dans une vie, le feu roulant de la nouveauté brise les chaînes de la monotonie et donne aux jours leur puissance. L'énergie de l'existence se trouve contenue dans la propre incertitude de son déroulement.
  • Éloge de l'énergie vagabonde, Sylvain Tesson, éd. Éditions des Équateurs, 2007  (ISBN 978-2-266-17874-7), p. 52


Je parviens à pédaler machinalement, sans penser au temps qui fut et sans redouter le temps qui vient. Nous décomptons souvent ce qui nous reste à souffrir. C'est la source de notre malheur. La perspective des heures à endurer est plus lourde que le fardeau lui-même.
  • Éloge de l'énergie vagabonde, Sylvain Tesson, éd. Éditions des Équateurs, 2007  (ISBN 978-2-266-17874-7), p. 62


Le secret est de s'extraire de la glu de la durée. Pour éprouver toute l'intensité du moment, il ne faut plus le rapporter à l'expérience du passé ou à l'espoir de l'avenir.
  • Éloge de l'énergie vagabonde, Sylvain Tesson, éd. Éditions des Équateurs, 2007  (ISBN 978-2-266-17874-7), p. 63


L'homme est un animal qui ne se résigne pas à le rester.
  • Éloge de l'énergie vagabonde, Sylvain Tesson, éd. Éditions des Équateurs, 2007  (ISBN 978-2-266-17874-7), p. 114


Berezina, 2015[modifier]

Un soir, avec Gras, nous nous retrouvâmes sur le pont avant. Des baleines soupiraient à la proue du bateau, nageaient mollement, roulaient sur le côté : la vie des gros.

– Il faut renouer avec le voyage, mon vieux. J'en ai marre de cette croisière de Mormons, dis-je.
– Un vrai voyage, c'est quoi ? dit-il.

– Une folie qui nous obsède, dis-je, nous emporte dans le mythe ; une dérive, un délire quoi, traversé d'Histoire, de géographie, irrigué de vodka, une glissade à la Kerouac, un truc qui nous laissera pantelants, le soir, en larmes sur le bord d'un fossé. Dans la fièvre...


Dans la pierre du monument indiquant l'endroit où Koutouzov avait assisté à la bataille, une inscription était gravée : « Ici, nous avons combattu contre l'Europe. » D'un point de vue technique, la phrase n'était pas fausse, la Grande Armée était le chatoiement des nations de l'Empire et ses rangs se gonflaient de recrues italiennes, polonaises, prussiennes, autrichiennes. D'un point de vue historique, l'assertion était malhonnête car les Russes pouvaient se prévaloir eux aussi de soutiens étrangers, celui de l'Angleterre en tête. D'un point de vue culturel, le raccourci plaisait aux Russes, persuadés de leur destin extraeuropéen, convaincus de posséder la mission de tracer une voie propre entre l'Asie et l'Occident. D'un point de vue spirituel, la formule était cruciale : la bataille de Borodino avait fait couler ce sang qui avait servi de saint chrême pour baptiser le tout nouveau sentiment patriotique russe.


La raison du voyage que nous accomplissions était précisément de s'enfoncer des visions de cauchemar dans la tête afin de faire taire les jérémiades intérieures et de tordre le cou à cette mégère, cette pulsion répugnante qui est le vrai ennemi de l'homme : l'autoapitoiement. Après notre voyage sur le chemin de la Retraite française, lorsque je me trouvais sur des falaises trop raides, en de bivouacs trop froids, j'ai souvent pensé à ces bougres rampant sur la route de glace, emmitouflés dans leurs haillons, nourris de tripe faisandée et j'ai ravalé la glaire des geignements qui me venaient aux lèvres.


Ils sortaient de soixante-dix ans de joug soviétique. Ils avaient subi dix années d'anarchie eltsinienne. Aujourd'hui, ils se revanchaient du siècle rouge, revenaient à grands pas sur l'échiquier mondial. Ils disaient des choses que nous jugions affreuses : ils étaient fiers de leur histoire, ils se sentaient pousser des idées patriotiques, ils plébiscitaient leur président, souhaitaient résister à l'hégémonie de l'OTAN et opposaient l'idée de l'eurasisme aux effets très sensibles de l'euro-atlantisme. En outre, ils ne pensaient pas que les États-Unis avaient vocation à s'impatroniser dans les marches de l'ex-URSS. Pouah ! Ils étaient devenus infréquentables.


Milan Kundera avait souvent déploré l'absence de rationalité dans la pensée russe. Il répugnait à ce penchant des compatriotes de Dostoïevski à toujours sentimentaliser les choses, à éclabousser la vie de pathos alors même qu'ils se rendaient coupables d'exactions. Et si c'était là la clé du mystère russe ? Une capacité à laisser partout des ruines, puis à les arroser par des torrents de larmes.


Bourgogne n'était pas en reste dans l'affection au chef, mais autour d'une page, il livrait une autre clé : « Si nous étions malheureux, mourant de faim et de froid, il nous restait encore quelque chose qui nous soutenait : l'honneur et le courage. » L'honneur et le courage ! Comme ils résonnaient étrangement, ces mots, deux cents années plus tard. Étaient-ils encore en vie, ces mots, dans ce monde que nous traversions pleins phares ? Nous fîmes une courte halte sur la bas-côté, il neigeait, la nuit semblait en larmes dans le faisceau des phares. Dieux, me disais-je, en pissant dans le noir, nous autres, pauvres garçons du XXIe siècle, ne sommes-nous pas des nains ? Alanguis dans la mangrove du confort, pouvions-nous comprendre ces spectres de 1812 ?


Un haut lieu, dit-il, c'est un arpent de géographie fécondé par les larmes de l'Histoire, un morceau de territoire sacralisé par un geste, maudit par une tragédie, un terrain qui, par-delà les siècles, continue d'irradier l'écho des souffrances tues ou des gloires passées. C'est un paysage béni par les larmes et le sang. Tu te tiens devant et, soudain, tu éprouves une présence, un surgissement, la manifestation d'un je-ne-sais-quoi. C'est l'écho de l'Histoire, le rayonnement fossile d'un événement qui sourd du sol, comme une onde. Ici, il y a eu une telle intensité de tragédie en un si court épisode de temps que la géographie ne s'en est pas remise. Les arbres ont repoussé, mais la Terre, elle, continue de souffrir. Quand elle boit trop de sang, elle devient un haut lieu. Alors, il faut la regarder en silence car les fantômes la hantent.


« Napoléon ? La Berezina ? Tout cela n'est pas très glorieux » commenta-t-elle.

Là, devant la rivière tombale, les mots que j'aurais dû lui jeter me vinrent aux lèvres.

« Vraiment, chère amie ? Pas de gloire chez les pontonniers qui acceptèrent la mort pour que passent leurs camarades ; chez Éblé, le général aux cheveux gris, qui, sous la canonnade, traversa plusieurs fois le pont pour rendre compte à l'Empereur de l'avancée du sauvetage et mourut d'épuisement quelques jours plus tard ? Pas de gloire chez Larrey, le chirurgien en chef qui fit d'innombrables allers-retours d'une rive à l'autre pour sauver son matériel opératoire, chez Bourgogne qui donna sa peau d'ours à un soldat grelottant, chez ces hommes du Génie qui jetaient des cordes aux malheureux tombés à l'eau, chez ces femmes dont Bourgogne écrit qu'elles faisaient honte à certains hommes, supportant avec un courage admirable toutes les peines et les privations auxquelles elles étaient assujetties ?»


Si la Révolution se réduit à une entreprise de lutte pour la liberté, Napoléon est le fossoyeur des principes de 1789. Son antiparlementarisme, son autoritarisme, son impérialisme guerrier l'apparente à César. Mais, si la révolution se définit comme un combat pour l'égalité, l'Empereur en fut le plus ardent promoteur. L'égalité civile fut son œuvre technique. L'égalité au mérite son obsession morale. A quelle autre époque de l'Histoire de France un garçon boucher eut-il autant de chances de devenir général par la grâce de ses talents ? L'idéal d'héroïsme irrigua les débuts de l'Empire. Ces maréchaux, brillant dans l'aube impériale, insultaient plus insolemment les privilèges de l'Ancien Régime que ne le firent les bouchers de la Terreur.


Swebach : Retraite de Russie
Il y avait ce tableau de Bernard-Edouard Swebach [...] On y voyait un cuirassier assis sur la croupe de son cheval couché. L'homme avait l'air désespéré. Il regardait ses bottes. Il savait qu'il n'irait pas plus loin. Dans son dos, une colonne de malheureux traînant, à l'horizon. Mais c'était le cheval qui frappait. Il reposait sur le verglas. Il était mourant — peut-être déjà mort. Sa tête était couchée délicatement sur la neige. Son corps était une réprobation : Pourquoi m'avez-vous conduit ici ? Vous autres, Hommes, avez failli, car aucunes de vos guerres n'est celle des bêtes. 


Qu'est-ce qui s'était passé pour qu'un peuple devînt un agrégat d'individus persuadés de n'avoir rien à partager les uns avec les autres ? Le shopping, peut-être ? Les marchands avaient réussi leur coup. Pour beaucoup d'entre nous, acheter des choses était devenu une activité principale, un horizon, une destinée. La paix, la prospérité, la domestication nous avaient donné l'occasion de nous replier sur nous-même. Nous cultivions nos jardins. Cela valait sans doute mieux que d'engraisser les champs de bataille.


Sur les chemins noirs, 2016[modifier]

Il y avait encore une géographie de traverse pour peu qu'on lise les cartes, que l'on accepte le détour et force les passages. Loin des routes, il existait une France ombreuse protégée du vacarme, épargnée par l'aménagement qui est la pollution du mystère. Une campagne du silence, du sorbier et de la chouette effraie.

  • Sur les chemins noirs, Sylvain Tesson, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2016  (ISBN 978-2-07-014637-6), p. 17


Ma chute m'avait cloué sous les regards. Les amis, les médecins, les proches, l'administration, les spécialistes — tous s'étaient généreusement offerts à me contrôler. Même un addictologue s'était occupé de la remise sur les rails. J'avais eu avec lui l'impression de connaître le temps de la prohibition (la prohibition de vivre aussi sottement que je l'entendais). Je l'avais remercié en lui exposant que je craignais de prendre goût à sa discipline. Une fois sorti de l'hôpital, la surveillance généralisée avait redoublée. Et nos vies ordinaires s'exposaient ainsi sur les écrans, se réduisaient en statistiques, se lyophilisaient dans les tuyauteries de la plomberie cybernétique, se nichaient dans les puces électroniques des cartes plastifiées. Naissions-nous pour alimenter les fichiers ?

  • Sur les chemins noirs, Sylvain Tesson, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2016  (ISBN 978-2-07-014637-6), p. 32


Un rêve m’obsédait. J’imaginais la naissance d’un mouvement baptisé confrérie des chemins noirs. Non contents de tracer un réseau de traverse, les chemins noirs pouvaient aussi définir les cheminements mentaux que nous emprunterions pour nous soustraire à l’époque. Dessinés sur la carte et serpentant au sol ils se prolongeraient ainsi en nous-mêmes, composeraient une cartographie mentale de l’esquive. Il ne s’agirait pas de mépriser le monde, ni de manifester l’outrecuidance de le changer. Non ! Il suffirait de ne rien avoir de commun avec lui. L’évitement me paraissait le mariage de la force avec l’élégance. Orchestrer le repli me semblait une urgence. Les règles de cette dissimulation existentielle se réduisaient à de menus impératifs : ne pas tressaillir aux soubresauts de l’actualité, réserver ses colères, choisir ses levées d’armes, ses goûts, ses écœurements, demeurer entre les murs de livres, les haies forestières, les tables d’amis, se souvenir des morts chéris, s’entourer des siens, prêter secours aux êtres dont on avait connu le visage et pas uniquement étudié l’existence statistique. En somme, se détourner. Mieux encore ! Disparaître. « Dissimule ta vie », disait Épicure dans l’une de ses maximes (en l’occurrence c’était peu réussi car on se souvenait de lui deux millénaires après sa mort). Il avait donné là une devise pour les chemins noirs.

Nous serions de grandes troupes sur ces contre-allées car nous étions nombreux à développer une allergie aux illusions virtuelles. Les sommations de l’époque nous fatiguaient : Enjoy ! Take care ! Be safe ! Be connected ! Nous étions dégoûtés du clignotement des villes. Si nous écrasions à coups de talon les écrans livides de nos vies high-tech s’ouvrirait un chemin noir, une lueur de tunnel à travers le dispositif. Tout cela ne faisait pas un programme politique. C’était un carton d’invitation à ficher le camp. Vivre me semblait le synonyme de « s’échapper ». Napoléon avait dit au Général de Caulaincourt dans le traîneau qui les ramenait à Paris après le passage de la Berezina : « Il y a deux sortes d’hommes, ceux qui commandent et ceux qui obéissent. » Du temps où je m’étais passionnément intéressé à l’Empire, jusqu’à prendre mon bain coiffé d’un bicorne, j’avais trouvé cette phrase définitive. Aujourd’hui, tordant mes chaussettes sur un banc de vase du Var, je pensais que l’Empereur avait oublié une troisième colonne : les hommes qui fuient. « Sire ! » lui aurais-je dit si je l’avais connu, « Fuir, c’est commander ! C’est au moins commander au destin de n’avoir aucune prise sur vous. »

  • Sur les chemins noirs, Sylvain Tesson, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2016  (ISBN 978-2-07-014637-6), p. 35-36


Quand un pays de montagne se modernise, l'homme ruisselle comme une nappe d'eau. Et la vallée, frappée d'Alzheimer, ne se souvient même pas que la montagne a retenti de vie. Pouvais-je me douter que ces talus résonnaient autrefois des cris muletiers ? Le passé n'a pas d'écho. En une moitié de siècle, l'accélération et l'hypertrophie des systèmes humains - villes, nations, sociétés, entreprises - avaient institué un nouveau solfège dans les vallées. La question de taille et la question de la vitesse étaient les nouvelles fondations du monde du XXIe siècle.

  • Sur les chemins noirs, Sylvain Tesson, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2016  (ISBN 978-2-07-014637-6), p. 39


– Lucien ? On m'a parlé de vous à Ganagobie. Vous vivez en ermite ?
– Oui, depuis des années.
– Qu'est-ce qui vous manque ?
– Rien ! J'ai des livres, on m'apporte un peu de nourriture. En ce moment je lis le récit d'un type qui s'est enfermé dans une cabane au bord du Baïkal, pendant quelques mois.
– Je sais, c'est moi.
Il me montra le panneau fixé près du sentier de montagne qui bordait sa maison : « J'accepte le pain rassis et les livres. »

  • Sur les chemins noirs, Sylvain Tesson, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2016  (ISBN 978-2-07-014637-6), p. 53


Au commencement, les choses avaient dû être enthousiasmantes. Nos parents s'en souvenaient : le pays attendait les lendemains, les jupes raccourcissaient, les chirurgiens remportaient des succès, le Concorde rejoignait l'Amérique en deux heures et les missiles russes, finalement, ne partaient pas — la belle vie, quoi ? Les nourissons de 1945 avaient tiré à la loterie de l'Histoire le gros lot des années prospères. Ils n'avaient pas écouté Jean Cocteau lançant cette grenade à fragmentation dans son adresse à la jeunesse de l'an 2000 : « Il est possible que le Progrès soit le développement d'une erreur. »

  • Sur les chemins noirs, Sylvain Tesson, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2016  (ISBN 978-2-07-014637-6), p. 61


Comme les rois déments des contes allemands, coiffés d'un chapeau à grelots, abusés par les magiciens, les chefs des États globalisés erraient en leurs palais, persuadés que leurs moulinets de bras redessineraient l'architecture des sociétés hypertrophiées aux commandes desquelles ils étaient arrivés par la grâce des calculs et se maintenaient par la vertu des renoncements. La politique d'État était l'art d'exprimer ses intentions.

  • Sur les chemins noirs, Sylvain Tesson, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2016  (ISBN 978-2-07-014637-6), p. 68


Les chemins noirs dont je tissais la lisse avaient cette haute responsabilité de dessiner la cartographie du temps perdu. Ils avaient été abandonnés parce qu'ils étaient trop antiques. Ce n'était plus considéré comme une vertu.

  • Sur les chemins noirs, Sylvain Tesson, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2016  (ISBN 978-2-07-014637-6), p. 71


Mon vieux, la ruralité que tu rabâches est un principe de vie fondé sur l'immobilité. On est rural parce que l'on reste fixé dans une unité de lieu d'où l'on accueille le monde. On ne bouge pas de son domaine. Le cadre de sa vie se parcourt à pied, s'embrasse de l'œil. On se nourrit de ce qui pousse dans son rayon d'action. On ne sait rien du cinéma coréen, on se contrefout des primaires américaines mais on comprend pourquoi les champignons poussent au pied de cette souche. D'une connaissance parcellaire on accède à l'universel.

  • Sur les chemins noirs, Sylvain Tesson, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2016  (ISBN 978-2-07-014637-6), p. 78


Les historiens avaient inventé des expressions pour classer les époques de l'humanité ; l'âge de la pierre, l'âge du fer, l'âge du bronze s'étaient succédé, puis les âges antiques et féodaux. Ces temps-là étaient des temps immobiles. Notre époque consacrait soudain un « âge du flux ». Les avions croisaient, les cargos voguaient, les particules de plastique flottaient dans l'océan. La moindre brosse à dents faisait le tour du monde, les petits Normands partaient au djihad pour poster des vidéos sur YouTube. Les hommes dansaient sur l'échiquier. Ce tournis avait même été érigé en dogme. Une culture se devait à la circulation et aux contrats si elle voulait une chance de se voir célébrée. L'ode à la « diversité », à l'« échange », à la « communication des univers » était le nouveau catéchisme des professionnels de la production culturelle en Europe.

  • Sur les chemins noirs, Sylvain Tesson, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2016  (ISBN 978-2-07-014637-6), p. 80


Le sentiment de ne plus habiter le vaisseau terrestre avec la même grâce provenait d'une trépidation générale fondée sur l'accroissement. il y avait trop de tout, soudain. Trop de production, trop de mouvement, trop d'énergies.
Dans un cerveau, cela provoquait l'épilepsie.
Dans l'Histoire, cela s'appelait la massification.
Dans une société, cela menait à la crise.

  • Sur les chemins noirs, Sylvain Tesson, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2016  (ISBN 978-2-07-014637-6), p. 102


Le pays était comme les agonisants : pas content de changer d'air. Le temps battait ses cartes, l'Histoire avançait et les vieilles structures s'effritaient. Dans les campagnes comme au sommet de l'État, l'institué vacillait. Nul n'avait prévu la suite. Les entre-deux ne sont pas agréables et personne ne semblait rassuré à l'idée de vivre dans une nouvelle de Philip K. Dick. Restait la forêt pour les soirées charmantes. Restaient les chemins noirs pour s'amuser un peu.

  • Sur les chemins noirs, Sylvain Tesson, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2016  (ISBN 978-2-07-014637-6), p. 115


La France changeait d'aspect, la campagne de visage, les villes de forme, et la marée montait autour de notre tente ; demain il s'agirait de ne pas traîner. Une seule chose était acquise, on pouvait encore partir droit devant soi et battre la nature. Il y avait encore des vallons où s'engouffrer le jour sans personne pour indiquer la direction à prendre, et on pouvait couronner ces heures de plein vent par des nuits dans des replis grandioses.
Il fallait les chercher, il existait des interstices.
Il demeurait des chemins noirs.
De quoi se plaindre ?

  • Explicit
  • Sur les chemins noirs, Sylvain Tesson, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2016  (ISBN 978-2-07-014637-6), p. 142


S'abandonner à vivre, 2014[modifier]

Dans ce village, un jour, Lao-tseu arrosait son potager avec ses disciples. il était muni d'un petit arrosoir et passait de plante en plante, avec lenteur et minutie. Un des garçons dit au vieux lettré : « Maître, pourquoi ne creusons-nous pas un petit canal pour irriguer tous les plants d'un seul jet » ? Lao-tseu releva le bec de son arrosoir, regarda son élève et lui dit en souriant : « Mon ami, jamais ! Qui sait où cela pourrait nous mener ? »

  • « Le Barrage », Sylvain Tesson, dans S'abandonner à vivre, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2014  (ISBN 978-2-07-014424-2), p. 33


Je n'ai pas de téléphone portable car je trouve d'une insondable goujaterie d'appeler quelqu'un sans lui en demander préalablement l'autorisation par voie de courrier. Je refuse de répondre au « drelin » du premier venu. Les gens sont si pressés de briser nos silences… J'aime Degas, lançant : « C'est donc cela le téléphone ? On vous sonne et vous accourez comme un domestique. » Les sonneries sectionnent le flux du temps, massacrent la pâte de la durée, hachent les journées, comme le couteau de cuisinier japonais le concombre.

  • « La Gouttière », Sylvain Tesson, dans S'abandonner à vivre, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2014  (ISBN 978-2-07-014424-2), p. 38


Ce n'est plus pareil mon vieux. ils ont rétabli le jus, on entend la radio des voisins. Il y a la putain d'enseigne du magasin en face de chez nous. Les veilleuses des appareils électroniques clignotent. Et puis, elle, elle ne résiste pas, elle regarde la télé jusqu'à 11 heures. Pour elle, les bougies, c'est un secours. Moi, je lis au lit en l'attendant, après, on baise sous un néon clinique. J'ai retrouvé ma femme, j'ai perdu une salamandre.

  • « La Ligne », Sylvain Tesson, dans S'abandonner à vivre, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2014  (ISBN 978-2-07-014424-2), p. 98


En regardant l'eau du fleuve caresser les flancs de la coque, je me disais que la Russie est aux nations ce que le hanneton est à l'Évolution : une aberration. Ce pays, au bord de l'écroulement, poursuit de siècle en siècle sa marche inaltérable. Il titube mais ne s'effondre pas.

  • « L'Ermite », Sylvain Tesson, dans S'abandonner à vivre, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2014  (ISBN 978-2-07-014424-2), p. 142


Ce Paris-Versailles, quelle laideur tout de même : des milliers de gens courant dans le désordre, hagards et vêtus de collants fluo et de marcels synthétiques : une abomination. Ces marathons urbains sont l'illustration dominicale de la maladie mentale moderne. Vingt mille hamsters échappés de la cage donnent leurs petits assauts égotiques sur le bitume. Il leur manque la roue de plastique.

  • « L'Insomnie », Sylvain Tesson, dans S'abandonner à vivre, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2014  (ISBN 978-2-07-014424-2), p. 168


Pofigisme n'a pas de traduction en français. Ce mot russe désigne une attitude face à l'absurdité du monde et à l'imprévisibilité des événements. Le pofigisme est une résignation joyeuse, face à ce qui advient. Les adeptes du pofigisme, écrasés par l'inéluctabilité des choses, ne comprennent pas qu'on s'agite dans l'existence. Pour eux, lutter à la manière des moucherons piégés dans une toile d'argiope est une erreur, pire, le signe de la vulgarité. Ils accueillent les oscillations du destin sans chercher à en entraver l'élan. Ils s'abandonnent à vivre.

  • « Le Train », Sylvain Tesson, dans S'abandonner à vivre, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2014  (ISBN 978-2-07-014424-2), p. 201


Ernst enfonça le tire-bouchon dans le liège du pinot noir. Karl alluma le Primus.
Au même instant, la trappe du plafond de la benne s'ouvrit violemment.
Une bouffée glaciale s'engouffra dans la cabine et la tête d'un secouriste jaillit :
« Les gars ! on y est arrivé ! Vous êtes sauvés ! On vous ramène en bas ! »

  • « Le Téléphérique », Sylvain Tesson, dans S'abandonner à vivre, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2014  (ISBN 978-2-07-014424-2), p. 213


Une très légère oscillation, journal 2014-2017, 2017[modifier]

Le journal est la bouée de sauvetage dans l’océan de ces errements. On le retrouve au soir venu. On s’y tient. On s’y plonge pour oublier les trépidations, on y confie une pensée, le souvenir d’une rencontre, l’émotion procurée par un beau paysage ou, mieux, par un visage, ce paysage de l’âme. On y note une phrase, une colère, un enthousiasme, l’éblouissement d’une lecture. Chaque soir on y revient. On lui voue sa fidélité. La seule qui vaille. La seule qui tienne. Le journal est une patrie.
Grâce à lui, le sismographe intérieur se calme. Les affolements du métronome vital qui explorait le spectre à grands coups paniqués se réduisent alors à une très légère oscillation.

  • Une très légère oscillation, journal 2014-2017, Sylvain Tesson, éd. Équateurs, 2017  (ISBN 978-2-84990-495-4), p. 12


Étant donné l'état d'abrutissement dans lequel la fréquentation de la télévision plonge l'humain, il est heureux que l'invention du petit écran soit advenue après des conquêtes telle que l'aiguille à coudre ou l'imprimerie, dont les découvertes respectives n'auraient pas été possibles si la télé leur avait pré-existé !

  • Une très légère oscillation, journal 2014-2017, Sylvain Tesson, éd. Équateurs, 2017  (ISBN 978-2-84990-495-4), p. 24


C'est une petite péninsule à l'ouest de l'Eurasie. Son climat lui a conféré une richesse agreste unique. C'est un jardin minutieusement cultivé, un potager agencé depuis des millénaires, une mosaïque de paysages, de terroirs. Irriguée par des sources spirituelles grecques, romaines, celtiques, chrétiennes, juives, elle a vu naître des systèmes de pensée somptueux, la plupart des philosophies politiques et la majorité des découvertes scientifiques. Elle a nourri des savants qui, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, s'intéressaient à ce qui n'était pas eux-mêmes et désiraient comprendre, connaître, étudier l'Autre. La démocratie y a été inventée, expérimentée. Aujourd'hui, on y vit libre. Les plus démunis peuvent espérer une prise en charge gouvernementale. Des millions de déshérités essaient d'en gagner les rivages. Elle a conquis le monde et régné sur les peuples. Son modèle a été partout exporté, partout imité. Il sert encore de référence aux pays qui vivent la transition démocratique. Cette péninsule s'appelle l'Europe. Il paraît que les Européens d'aujourd'hui en rejettent l'héritage.

  • Une très légère oscillation, journal 2014-2017, Sylvain Tesson, éd. Équateurs, 2017  (ISBN 978-2-84990-495-4), p. 38


Dans les nuits d’angoisse, jamais les livres ne m’ont à ce point semblé des compagnons. Sans eux, serais-je debout ? Étrange sensation d’entendre les élites politiques se vanter de ne plus jamais lire (la cybergirl Fleur Pellerin, par exemple) et promettre avec enthousiasme, l’avènement de générations ultra-connectées.

  • Une très légère oscillation, journal 2014-2017, Sylvain Tesson, éd. Équateurs, 2017  (ISBN 978-2-84990-495-4), p. 47


Et si nos malheurs venaient de ce que nous vivons à trop grande échelle ? La terre se globalise, les frontières se dissolvent, les marchandises circulent. J'ai la subite envie de m'inventer une vie au 1/25000. C'était le rêve des anarchistes, des communards et des Grecs qui lisaient Xénophon : réduire l'espace de notre agitation, se replier dans un domaine, ne vouloir atteindre que ce qui est accessible. Accueillir des pensées universelles en cultivant un lopin. Ne côtoyer que les gens que l'on peut aller visiter à pied. Ne manger que les produits de sa propre région, en bref, vivre sur les chemins noirs, ces sentes secrètes qui strient les feuilles de l'IGN, échappant au contrôle de l'État. Il est urgent de changer d'échelle.

  • Une très légère oscillation, journal 2014-2017, Sylvain Tesson, éd. Équateurs, 2017  (ISBN 978-2-84990-495-4), p. 60


Je crois à la mémoire des pierres. Elles absorbent l’écho des conversations, des pensées. Elles incorporent l’odeur des hommes. Les pierres sauvages des grottes et les pierres sages des églises rayonnent d’une force mantique. On est toujours saisi quand on pénètre sous une voûte de pierre qui a abrité les hommes.

  • Une très légère oscillation, journal 2014-2017, Sylvain Tesson, éd. Équateurs, 2017  (ISBN 978-2-84990-495-4), p. 115


Ai appris de la bouche de l'apnéiste Aurore Asso qu'Amundsen avait emporté trois mille livres dans les cales de son bateau pour distraire les hommes d'équipage pendant leur hivernage en Antarctique. Ah ! des marins européens de 1913 lisant Ibsen, Shakespeare et Montaigne dans les glaces, cela devait avoir une autre gueule que des techniciens globalisés bricolant leur drone sur Skype.

  • Une très légère oscillation, journal 2014-2017, Sylvain Tesson, éd. Équateurs, 2017  (ISBN 978-2-84990-495-4), p. 129


Les arbres nous enseignent une forme de pudeur et de savoir-vivre. Ils poussent vers la lumière en prenant soin de s'éviter, de ne pas se toucher, et leurs frondaisons se découpent dans le ciel sans jamais pénétrer dans la frondaison voisine. Les arbres, en somme, sont très bien élevés, ils tiennent leurs distances. Ils sont généreux aussi. La forêt est un organisme total, composé de milliers d'individus. Chacun est appelé à naître, à vivre, à mourir, à se décomposer - à assurer aux générations suivantes un terreau de croissance supérieur à celui sur lequel il avait poussé. Chaque arbre reçoit et transmet. Entre les deux, il se maintient. La forêt ressemble à ce que devrait être une culture.

  • Une très légère oscillation, journal 2014-2017, Sylvain Tesson, éd. Équateurs, 2017  (ISBN 978-2-84990-495-4), p. 171, 172


Un été avec Homère, 2018[modifier]

Lorsque nous embarquons sur les fleuves homériques, résonnent des mots étranges, beaux comme des fleurs oubliées : gloire, courage, bravoure, fougue, destinée, force et honneur. Ils ne sont pas encore interdits par les agents de la novlangue managériale. Cela ne saurait tarder.
De nos mains, non de l'indolence, viendra la lumière (Iliade, XV, 741)
dit Homère par la bouche de ses guerriers.
À quelle place peuvent prétendre ces concepts incongrus dans une société du bien-être individuel et de la sûreté collective ? Sont-ils à jamais remisés dans les greniers des lunes ?
« Les langues antiques sont langues mortes », entend-on ordinairement. Ces expressions aussi ?
Pis que tous, l'un de ces mots paraît avoir été oublié au fond d'une strate archéologique : l’héroïsme. Dans les poèmes, il domine.
L' Iliade et L'Odyssée sont les chants du dépassement.


Si l'ambition suprême est la mémoire collective, la hantise est l'oubli. Peu importe la mort, elle viendra. Peu importe la guerre, on ne la refuse pas. Peu importe le sacrifice : chacun l'accepte (Hélène en offre la plus noble illustration). Peu importe la souffrance physique, elle est le lot de tous. Ce que le grec redoute, c'est l'anonymat. Le naufrage dans les eaux de la mer, constitue la pire des fins. Car la mer vous aspire, jetant su votre corps un voile ineffable.
L’héroïsme grec ne peut se satisfaire d'un effet de théâtre, il aspire à l'éternité du souvenir. Le coup d'éclat sans postérité resterait un pétard dans le néant.


Le culte du présentisme se situe à l'exact opposé du désir d'inscrire ses actes dans la longue durée. Le grec antique n'est pas l’homme de Zuckerberg. Il ne veut pas coller à l'écran du miroir comme l'insecte sur le pare-brise du présent. Les réseaux sociaux sont des entreprises de désagrégation automatique de la mémoire. Aussitôt postée, l'image est oubliée. Le nouveau Minotaure du World Wild Web a renversé le principe de l'impérissabilité. Gonglé de l'illusion d’apparaître, on se fait absorber par la matrice digitale, grand sac stomacal. Nul héros grec n'a besoin d'un site internet. Il préfère riposter que poster.


Héros, bourgeois, anges, démons, hommes de plein soleil et rond-de-cuir de l'ombre, faites attention ! prévient Homère. Ne chercher point à trop réussir votre mort. Sous peine de rater ce qui la précédait et qui n'est pas négligeable… la vie !
Brave, beau, harmonieux, fort, renommé, prêt à renoncer à une vie de café, comme disait Stendhal pour qualifier l'existence facile : tel est le héros grec. Peut-être à se hisser trop haut regrettera-t-il un jour de n'avoir pas su apprécier sa dernière matinée de printemps. Un héros est l'homme de l'éclat. Son plastron de gloire sera peut-être un jour baigné de ses larmes.


L' Iliade et l'Odyssée confrontent le poids du destin et l'espoir de liberté.
Qui est le héros d'Homère ?
Le jouet des dieux ou le jouet de sa propre partie ?
Un pantin ou une force vive ?


Cette tension entre le sort et le libre arbitre s'apparente à une double causalité.
Chez Homère, les hommes reçoivent l'aide des dieux mais conservent « en même temps » une part de liberté puisqu'ils peuvent se ruer avec plus ou moins d'enthousiasme vers le destin et, parfois, entreprendre une manœuvre.
Les dieux mènent la danse. Ils le savent.
On peut les faire fléchir. Ils le savent aussi.
Le destin est en place mais il y a un intervalle dans l'écriture.
En somme, on peut sertir quelque chose dans la marqueterie du destin.


La liberté consisterait à se mettre en marche vers l'inéluctable. L'acceptation comme expression de la liberté peut sembler lugubre, à nous autres, nomades modernes. Elle se montre étrangère à notre psyché où nous glorifions l'autonomie individuelle.
Mais c'est une idée très belle. Car, après tout, nous allons mourir. Nous ne savons ni le jour ni l'heure mais nous savons que le voile tombera. Cela nous empêche-t-il d'entrer dans la danse ?


Notre époque s'hypnotise d'images. Nous préférons une GoPro à un propos, nous croyons qu'un drone élève la pensée et nous voulons de la haute définition avant d'avoir quelque chose à définir. Dans les temps homériques, la poésie régnait, le verbe était sacré. Les mots s'envolaient, « ailés » selon Homère. Pour un héros, inscrire son propre nom dans l'épopée constituait une gloire ! On s'enracinait dans la mémoire des hommes, le verbe octroyait sa part d'immortalité. En bref, la parole consacrait l'existence. Les muses n'étaient-elles pas les filles de la mémoire de Zeus ?


Sur la beauté formelle de ces textes, Jacqueline de Romilly avait une théorie. La très complexe méthode d'écriture de l'époque commandait une écriture définitive. La difficulté technique aurait aiguillonné le style. Imaginons Homère dictant son poème à un scribe. Il était si difficile de porter une phrase sur la papyrus avec le pinceau qu'il fallait la ciseler parfaitement avant même de la coucher. Chacune se sertissait alors dans le texte comme un diamant définitif dans la couronne.


Notre-Dame de Paris, ô reine de douleur, 2019[modifier]

Quand la flèche tomba, aux alentours de 20 heures, le lundi 15 avril 2019, nous fûmes quelques-uns à penser : cette flèche en feu était-elle la conséquence de notre arrogance ? Pourquoi les flèches demeureraient-elles dressées devant les hommes qui méprisent leur présence magique ? Et si la chute était un exil ? Et si nous méritions ce grand effondrement ? Que peut produire d'autre une époque qui a décidé de tout démonter ?
Les flèches, les toits, les entrelacs réticulés et les croix ouvragées sont sentinelles du mystère. Peut-être ont-ils raison de se retirer du carnaval du XXIe siècle. Peut-être sont-ils lassés par le bruit et la laideur ?

  • Notre-Dame de Paris, ô reine de douleur, Sylvain Tesson, éd. Équateurs, 2019  (ISBN 978-2-84990-679-8), p. 14, 15


Près de trois siècles d'imprécation laïque n'ont donc pas tout asséché. La chape recouvre le mystère. Elle est épaisse, consolidée par le matérialisme commercial et le fétichisme technoïde. Mais la source coule encore.

  • Notre-Dame de Paris, ô reine de douleur, Sylvain Tesson, éd. Équateurs, 2019  (ISBN 978-2-84990-679-8), p. 17


Il est temps de nous réformer. La flèche est tombée, la cathédrale vacille mais reste debout. Nous avons l'opportunité de nous calmer un peu, de lever les yeux de nos écrans, de regarder à nouveau le ciel, de protéger les herbes et les bêtes, de faire silence en nos propres nefs, de nous souvenir que le monde n'a pas commencé hier et de songer à la concorde civile.
C'est cela un signe.
Non un message à déchiffrer, mais une occasion à saisir.

  • Notre-Dame de Paris, ô reine de douleur, Sylvain Tesson, éd. Équateurs, 2019  (ISBN 978-2-84990-679-8), p. 19


Mais je crois plus que jamais (et j'y crois davantage qu'hier où le brasier ne s'était pas allumé) en la chance de la France d'être une fille chrétienne. Je n'irai plus gaudrioler sur les toits des églises. À présent, les mécréants de mon type doivent pousser leurs portes, s'avancer sous les voûtes et se dire ceci : même si le ciel est vide, il est heureux que des Hommes aient inventé cette religion, plus lumineuse que les autres.
Notre-Dame n'est pas rancunière et ne discrimine pas, car elle n'est pas laïque. Puisse le sourire de la Bonne Vierge continuer à veiller sur les hommes qui croient en elle et sur ceux qui n'y croient pas.
S'il venait à s'effacer, qu'aurions-nous à offrir en remplacement ?
Des grimaces de ouistitis sur le parvis.
Or, le contentement de soi ne fait pas une civilisation.

  • Notre-Dame de Paris, ô reine de douleur, Sylvain Tesson, éd. Équateurs, 2019  (ISBN 978-2-84990-679-8), p. 21, 22


Une cathédrale est un instrument de musique. Mais aussi une arme de jet, un arc qui bande sa flèche vers le ciel.

  • Notre-Dame de Paris, ô reine de douleur, Sylvain Tesson, éd. Équateurs, 2019  (ISBN 978-2-84990-679-8), p. 37


Dans la nuit des églises, nous aimions chercher les traces de nos prédécesseurs. Les murs des cathédrales servent de livre d'or. Les compagnons, les passants clandestins, les prêtres y ont laissé leur nom.

  • Notre-Dame de Paris, ô reine de douleur, Sylvain Tesson, éd. Équateurs, 2019  (ISBN 978-2-84990-679-8), p. 50


Je crois à la mémoire des pierres. Elles absorbent l'écho des conversations, des pensées. Elles incorporent l'odeur des hommes. Les pierres sauvages des grottes et les pierres sages des églises rayonnent d'une force mantique. On est toujours saisi quand on pénètre sous une voûte de pierre qui a abrité les hommes.

  • Notre-Dame de Paris, ô reine de douleur, Sylvain Tesson, éd. Équateurs, 2019  (ISBN 978-2-84990-679-8), p. 69, 70


Je renonçai à compter le nombre de flèches d'église qui piquetaient la ville. Elles étaient plantées comme des banderilles dans les toits. Je me souvenais d'un récent débat national : nos hommes politiques avaient légiféré pour interdire que l'on dispose des crèches de Noël dans les mairies. Les flèches de la France chrétienne, elles, étaient encore debout. Les arracherait-on un jour pour satisfaire au principe de laïcité ? On faisait l'effort d'oublier que le pays avait des racines. Il restait les croix dans le ciel.

  • Notre-Dame de Paris, ô reine de douleur, Sylvain Tesson, éd. Équateurs, 2019  (ISBN 978-2-84990-679-8), p. 72, 73


La chute. Et voilà que soudain, elle tombe. On vivra désormais devant le trou. Et l'on se prend à songer. Quelle est cette époque qui prétend augmenter l'homme sans conserver ses châsses ? Quelle est cette impéritie ? Comme la modernité manque de sérieux ! Pourquoi ne sommes-nous pas de meilleurs conservateurs ? Que signifie cet écroulement ?
Léon Bloy disait dans son journal « Dieu se retire ». Il y a de cela dans l'image de l'incendie. L'époque peut-être ne méritait-elle pas cette flèche. Elle ne s'est pas effondrée. Elle s'est soustraite au carnaval.

  • Notre-Dame de Paris, ô reine de douleur, Sylvain Tesson, éd. Équateurs, 2019  (ISBN 978-2-84990-679-8), p. 84, 85


La panthère des neiges, 2019[modifier]

Je l'avais rencontré un jour de Pâques, au cours d'une projection de son film sur le loup d'Abyssinie. Il m'avait parlé de l'insaisissabilité des bêtes et de cette vertu suprême : la patience. Il m'avait raconté sa vie de photographe animalier et détaillé les techniques de l'affût. C'était un art fragile et raffiné consistant à se camoufler dans la nature pour attendre une bête dont rien ne garantissait la venue. On avait de fortes chances de rentrer bredouille. Cette acceptation de l'incertitude me paraissait très noble — par là même antimoderne.


- Il y a une bête au Tibet que je poursuis depuis six ans, dit Munier. Elle vit sur les plateaux. Il faut de longues approches pour l'apercevoir. J'y retourne cet hiver, viens avec moi.
- Qui est-ce ?
- La panthère des neiges, dit-il.
- Je pensais qu'elle avait disparu, dis-je.
- C'est ce qu'elle fait croire.


Sous les voûtes de mon enfance et sur cette pente du Tibet, régnait la même inquiétude, suffisamment diffuse pour me sembler bénigne mais constamment présente pour n'être pas légère : quand prendrait fin l'attente ? il y avait une différence entre la nef et la montagne. À genoux, on espère sans preuve. La prière s'élève, adressée à Dieu. Vous répondra-t-il ? Existe-t-il seulement ? À l'affût, on connait ce que l'on attend. Les bêtes sont des dieux déjà apparus. Rien ne conteste leur existence. Si quelque chose advient ce sera la récompense. Si rien n'arrive, on lèvera le camp, décidé à reprendre l'affût, le lendemain. Alors, si la bête se montre, ce sera la fête. Et l'on accueillera ce compagnon dont la présence était sûre, mais la visite incertaine. L'affût est une foi modeste.


Munier poussa un hurlement. Au bout de dix minutes, un loup répondit. S'établit alors ce que je garde comme une des plus belles conversations tenues par deux êtres vivants certains de ne jamais fraterniser. « Pourquoi nous sommes-nous séparés ? » disait Munier. « Que me veux-tu ? » disait le loup.


Les scientifiques le regardaient de haut. Munier considérait la nature en artiste. Il ne valait rien pour les obsédés de la calculette, serviteurs du « règne de la quantité ». J'en avais rencontré quelques-uns de ces calculateurs. Ils baguaient les colibris et éventraient des goélands pour prélever des échantillons de bile. Ils mettaient le réel en équation. Les chiffres s'additionnaient. La poésie ? Absente. La connaissance progressait-elle ? Pas sûr. La science masquait ses limites derrière l'accumulation des données numériques. L'entreprise de mise en nombre du monde prétendait faire avancer le savoir. C'était prétentieux.


Faiblement adaptés, spécialisés en rien, nous avions notre cortex pour arme fatale. Elle nous autorisait tout. Nous pouvions faire plier le monde à notre intelligence et vivre dans le milieu naturel de notre choix. Notre raison palliait notre débilité. Notre malheur résidait dans la difficulté de choisir où demeurer.


Elle reposait, couchée au pied d'un ressaut de rochers déjà sombres, dissimulée dans les buissons. Le ruisseau de la gorge serpentait cent mètres plus bas. On serait passé à un pas sans la voir. Ce fut une apparition religieuse. Aujourd'hui, le souvenir de cette vision revêt en moi un caractère sacré.


Nous restâmes jusqu'à la nuit. La panthère somnolait, épargnée de toute menace. Les autres animaux paraissaient de pauvres créatures en danger. Le cheval rue au premier geste, le chat détale au moindre bruit, le chien perçoit une odeur inconnue et se lève d'un bond, l'insecte fuit vers sa cache, l'herbivore redoute les mouvements derrière lui et l'homme lui-même n'oublie jamais de regarder dans les coins en entrant dans une pièce. La paranoïa est une condition de la vie. Mais la panthère était certaine de son absolutisme. Elle reposait, absolument abandonnée car intouchable.


Elle bâilla.
Voilà l'effet de l'homme sur la panthère du Tibet.
Elle nous tourna le dos, s'étira, disparut.
Je rendis la lunette à Munier. C'était le plus beau jour de ma vie depuis que j'étais mort.
– Ce vallon n'est plus le même à présent que nous y avons vu la panthère, dit Munier.
Lui aussi était royaliste, croyant à la consécration des lieux par la séjour de l'Être. Nous redescendîmes dans la nuit. J'avais attendu cette vision. Je l'avais reçue. Plus rien ne serait désormais équivalent en ce lieu fécondé par la présence. Ni en mon for intérieur.


Ces heures de vigie se situaient aux antipodes de mon rythme de voyageur. À Paris, je butinais des passions désordonnées. « Nos vies hâtives », avait dit un poète. Ici, dans le canyon, nous scrutions les paysages sans garantie de moissons. On attendait une ombre, en silence, face au vide. C'était le contraire d'une promesse publicitaire : nous endurions le froid sans certitude d'un résultat. Au « tout, tout de suite » de l'épilepsie moderne, s'opposait le « sans doute rien, jamais » de l'affût. Ce luxe de passer une journée entière à attendre l'improbable !


– Et l'homme ? demanda Marie, pas le droit à un aphorisme ?
– L'homme ? dis-je. Dieu a joué au dés, il a perdu.


Et comme le temps largement ouvert accueillait la malaxation des pensées, je me disais que cette science de l'affût à laquelle m'avait initié Munier était l'antidote à l'épilepsie de mon époque. En 2019, l'humanité pré-cyborg ne consentait plus au réel, ne s'en satisfaisait pas, ne s'y accordait, ni ne savait s'y assortir. Ici, à Notre-Dame de l'Attente, je demandais au monde de continuer à pourvoir ce qui était déjà en place.


La dégradation du monde s'accompagnait d'une espérance frénétique en un avenir meilleur. Plus le réel se dégradait, plus retentissaient les imprécations messianiques. Il y avait un lien proportionnel entre la dévastation du vivant et le double mouvement d'oubli du passé et de supplique à l'avenir.


Les trois instances — foi révolutionnaire, espérance messianique, arraisonnement technologique — cachaient derrière le discours du salut une indifférence profonde au présent. Pire ! elles nous épargnaient de nous conduire noblement, ici et maintenant, nous économisaient de ménager ce qui tenait encore debout.


J'avais appris que la patience était une vertu suprême, la plus élégante et la plus oubliée. Elle aidait à aimer le monde avant de prétendre le transformer.


Munier et moi éprouvions une nostalgie pour cette vieille allégeance. « Sombre fidélité pour les choses tombées ».
La Terre avait été un musée sublime.
Par malheur, l'homme n'était pas conservateur.


Nous atteignîmes le parc. La fête foraine était réussie. Les manèges moulinaient, les hauts-parleurs pulsaient, la vapeur des beignets enveloppait les clignotements. Même Pinocchio aurait été dégoûté. Les panneaux n'omettaient pas d'afficher la propagande du Parti. Le peuple chinois avait perdu sur les deux tableaux. Politiquement, il subissait la coercition socialiste. Économiquement, il tournait dans la lessiveuse capitaliste. Il était le dindon à deux têtes de la farce moderne, marteau et algorithme sur la fanion.


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