Comme le cuisinier n'a pas nécessairement faim du plat qu'il s'apprête à servir, il est préférable que le musicien n'estime pas sa propre émotion garante de celle de ses auditeurs.
« Journal », dans 10 septembre 1971, Olivier Greif, éd. Aedam Musicae, 2019, p. 23
Les élans de l'inspiration, une fois couchés sur le papier, s'avèrent parfois bien décevants. Les merveilles que l'esprit avait cru entrevoir laissent place à d'affreuses banalités. L'esprit avait espéré que l'oreille le suivrait dans ses méandres. Hélas, c'était sans compter sur son incapacité à imaginer, et sur la trahison de la matière.
« Journal », dans 28 septembre 1971, Olivier Greif, éd. Aedam Musicae, 2019, p. 23
La musique de certains grands compositeurs ayant dérouté le public, beaucoup en concluent aujourd'hui qu'il suffit que leur musique déroute le public pour qu'ils soient de grands compositeurs.
« Journal », dans 20 décembre 1971, Olivier Greif, éd. Aedam Musicae, 2019, p. 25
De même que les mots désignent les choses tout en en emprisonnant le sens profond, les choses désignent une autre réalité en en cachant le sens véritable.
« Journal », dans 2 novembre 1975, Olivier Greif, éd. Aedam Musicae, 2019, p. 61
Partout où mon regard se porte, je ne vois que beauté. Et même dans les spectacles les plus avilissants qui soient, je vois qu'ils sont, et en somme le fait d'être est un miracle qui suffit à les transcender à mes yeux. [...] Je vois Dieu dans les plus infimes parcelles de matière. J'en retire tellement de joie et d'exaltation que mon coeur croit éclater.
« Journal », dans 11 février 1976, Olivier Greif, éd. Aedam Musicae, 2019, p. 64-65
Notre monde est le filtre d'un autre univers. Nous vivons une époque matérialiste. Or comment se traduit ce matérialisme dans l'art et plus spécifiquement dans la musique ? Eh bien justement par une attention presque uniquement concentrée sur le matériau.
« Journal », dans 25 février 1976, Olivier Greif, éd. Aedam Musicae, 2019, p. 65
Mes habitudes professorales me poussent à demander à l'élève de recommencer non pas quand il réussit mal, car mon expérience me montre que, dans la plupart des cas, il est inutile d'insister sur le moment et qu'il vaut mieux y revenir plus tard, mais lorsqu'il réussit bien afin de consolider son effort.
« Journal », dans 2 avril 1976, Olivier Greif, éd. Aedam Musicae, 2019, p. 72
Sait-on pourquoi Bach est le plus spirituel de tous les compositeurs ? Pourquoi lui, mieux qu'aucun autre, a su incarner musicalement les délices des mondes supérieurs ? Peut-être parce que le secret de toute émotion réside dans une certaine forme cachée de symétrie. [...] Chez Bach aussi, je sens la tendresse et la compassion d'une mère, je vois la Vierge Éternelle partout présente. Il n'est pas de musique plus féminine que la sienne. Mais surtout, il n'en est pas une seule autre qui ait compris combien la symétrie et la logique dans l'espace et dans le temps pouvaient libérer les vannes de l'Émotion Divine et la rendre perceptible au plus grand nombre.
« Journal », dans 6 septembre 1976, Olivier Greif, éd. Aedam Musicae, 2019, p. 78-79
Seules les qualités dont nous ne faisons pas étalage nous profitent ; les autres finissent toujours par se retourner contre nous. Je comprends bien comment les qualités dont nous faisons cas nous sont des obstacles, et comment les défauts dont nous sommes conscients nous permettent d'avancer.
« Journal », dans 12 septembre 1976, Olivier Greif, éd. Aedam Musicae, 2019, p. 80
Comment concevoir l'interprétation musicale, s'il faut la concevoir ? Que choisir entre l'attitude qui consiste à respecter le texte, à s'approcher le plus possible de lui, et celle qui consiste à dire qu'il n'est qu'un support abstrait (aussi copieusement annoté soit-il par le compositeur lui-même) d’où l’imagination de l'interprète pourra prendre librement son envol ? […].
« Journal », dans 26 janvier 1978, Olivier Greif, éd. Aedam Musicae, 2019, p. 95
Remercier un créateur d'exister, c’est en vérité absurde. Il n'est pas responsable de son don, encore moins de son existence. Bien qu'il soit en partie motivé par les réactions du public, il n'écrit pas directement pour un public, et si même il était sans personne pour l'écouter, il continuerait d'écrire, conscient d'être porteur d'une mission qui le dépasse et qui, pour cela, doit franchir tous les obstacles. […].
« Journal », dans 29 mars 1979, Olivier Greif, éd. Aedam Musicae, 2019, p. 114
Méfions-nous de cette image d’Épinal du génie ignorant sa valeur et semblant vivre avec la conviction que c'est à la cordonnerie qu'il était prédestiné ! Il n'y a nul orgueil à reconnaître ce que l'on est (et il est même indispensable de le savoir soi-même et d'en partager la conviction avec quelques intime), mais il y a beaucoup d'orgueil à en tirer une quelconque vanité ou un quelconque avantage.
« Journal », dans 11 mai 1979, Olivier Greif, éd. Aedam Musicae, 2019, p. 117
[…] La nouveauté en tant que telle ne m'intéresse pas. J'écris mes œuvres avec un amour inépuisable pour l'humanité. Et c'est cette source jaillissante d'amour, de beauté, et de pureté, que je veux pour ma seule nouveauté. […] Le créateur doit tendre à une beauté qui, telle celle de la nature, est éternellement parfaite, en réalité : parfaite parce qu’éternelle. C'est la beauté qui doit faire la constante nouveauté de son œuvre. Il ne doit pas d'abord rechercher la nouveauté pour y trouver la beauté. Cette beauté-là se fane et devient aussi périmée qu'elle fut nouvelle. Seule la véritable et pure beauté est éternellement nouvelle. La nature ne nous donne-t-elle pas à ce sujet une éclatante leçon ?
« Journal », dans 11 et 12 octobre 1979, Olivier Greif, éd. Aedam Musicae, 2019, p. 124-125
Mais qu'est-ce que l'inspiration ? Un état privilégié où le créateur reçoit la capacité de donner vie aux choses inanimées. Une période plus ou moins longue où quelque chose en lui s'ouvre, où sa réalité terrestre devient transparente pour laisser passer la lumière transmutatrice des cieux. Une condition supérieure où il comprend l'unité des choses et que ce qui les tisse les unes aux autres n'est autre que l'amour. Et c'est ce même amour qu'il va maintenant tenter de faire passer dans son œuvre.
Lorsque je me trouve en état d'inspiration, je ne vois autour de moi qu'amour. L'assiette, le chien, la table, le piano : tout n'est qu'amour, amour, lumière de l'amour ! À son niveau le plus profond, l’œuvre d'art n'est pas un acte gratuit. Elle engage son créateur devant les hommes et devant Dieu. Elle n'est autre qu'un acte d'amour. C'est une merveilleuse responsabilité que de pouvoir ainsi exprimer l'amour. C'est pourquoi je fais un reproche à certains artistes contemporains (et plus généralement du XXe siècle). Ils dépeignent les souffrances, les bassesses et les turpitudes humaines, les misères de la société technologique, et cela est très bien ; mais cela ne suffit pas. Il faut dire à l'homme s'il peut s'en sortir et comment il peut le faire (le savent il, seulement ?).
Lorsque je prétends que l’œuvre doit être porteuse d'un message, je ne dis rien d'autre que cela : l'art porte en lui un magnifique espoir, un espoir qui n'est autre que l'amour (et l'amour seul), dont il est l'émanation. Cela doit-il rester caché ?
Plus la quantité d'amour versé dans l’œuvre est importante, plus l’œuvre glisse de l'idée vers le message.
L'amour est le fondement de l'acte créateur, que le créateur en soit conscient ou non. Aussi il engage le créateur au même titre qu'un acte d'amour pur.
À sa création, l’œuvre intéresse par ses idées. Mais dans l'éternité, c'est son message qui persiste.
« Journal », dans 17 octobre 1979, Olivier Greif, éd. Aedam Musicae, 2019, p. 125-126
L'intelligence la plus aiguë, si elle n'est pas accompagnée d'une ouverture active sur les phénomènes intérieurs, me semble d'une désolante inutilité.
« Journal », dans 29 janvier 1980, Olivier Greif, éd. Aedam Musicae, 2019, p. 128
Une œuvre dont aucun passage ne pourrait être mémorisé, reconnu au vol, prévu avant coup, ou reproduit après coup par l'auditeur, serait une œuvre vouée à n'être point réécoutée, c'est-à-dire à tomber petit à petit en désaffection. N'est-ce pas là un des drames de la création contemporaine ? Nos compositeurs se plaignent de ce que leurs œuvres ne soient jamais reprises, mais ne doit-on pas d'abord se demander si quiconque a besoin de les réécouter ? Si elles ne remplissent aucun des critères cités plus haut, faut-il s'étonner qu’à son tour l'auditeur ne joue pas le jeu ?
« Journal », dans 22 février 1980, Olivier Greif, éd. Aedam Musicae, 2019, p. 132
La fonction d'une œuvre contemporaine, avant même tout souci relatif à l'amour du beau, du pur, du noble, ou d'une émotion quelconque, est d'annuler par son originalité celle de l'œuvre qui avait nourri toutes les conversations lors de la saison passée.
« Journal », dans 23 février 1980, Olivier Greif, éd. Aedam Musicae, 2019, p. 133
Dans le domaine psychique, Mahler a opéré une révolution aussi importante que Bach au niveau de la science de l'écriture et Beethoven à celui de la forme.
« Journal », dans 23 février 1980, Olivier Greif, éd. Aedam Musicae, 2019, p. 133
Je ne compose que pour toucher, pour émouvoir, pour bouleverser, pour élever, pour charrier à terre. Rien en deçà ne m’intéresse vraiment.
« Journal », dans 20 mars 1996, Olivier Greif, éd. Aedam Musicae, 2019, p. 303