Michel de Ghelderode
Michel de Ghelderode, pseudonyme d' Adémar Adolphe Louis Martens (1898-1962), est un auteur dramatique, chroniqueur et épistolier belge, Flamand d'expression française.
Recueil de nouvelles
[modifier]Sortilèges, 1951
[modifier]Le Diable à Londres
[modifier]- Sortilèges (1941), Michel de Ghelderode, éd. Gallimard, 2008 (ISBN 978-2-07-012208-0), Le Diable à Londres, p. 29
- Sortilèges (1941), Michel de Ghelderode, éd. Gallimard, 2008 (ISBN 978-2-07-012208-0), Le Diable à Londres, p. 31
- Sortilèges (1941), Michel de Ghelderode, éd. Gallimard, 2008 (ISBN 978-2-07-012208-0), Le Diable à Londres, p. 31
— S'il vous plaît, Méphisto ?…
— C'est ici, monsieur !… grinça une voix désagréable.
Avec plus de sang-froid, bien que toujours sous le choc de la surprise, je poursuivis :
— Le diable, n'est-ce pas ? et non son remplaçant, je dis le diable en personne ?…
La voix confirma :
— Précisément, monsieur, le diable lui-même et non un diable de paille.
Une invisible dextre prit mon bras et m'entraîna. Où donc ? Évidemment, j'étais toujours à Londres, mais si l'on connaît plus ou moins la « surface » des villes, que sait-on de leur sous-sol, en direction des profondeurs du globe ? Ainsi j'avançais en titubant, entraîné avec une douce insistance. Et soudainement un voile se déchira, une tenture glissa sur ses anneaux, et j'étais poussé dans une salle assez vaste et baignée d'une lumière filtrée par un velum. La main du guide me conduisit jusqu'à un confortable fauteuil, le seul objet qui garnissait cette salle, et eut la condescendance de me faire basculer, de manière à ce que je tombasse assis sur les coussins.
- Sortilèges (1941), Michel de Ghelderode, éd. Gallimard, 2008 (ISBN 978-2-07-012208-0), Le Diable à Londres, p. 33
- Sortilèges (1941), Michel de Ghelderode, éd. Gallimard, 2008 (ISBN 978-2-07-012208-0), Le Diable à Londres, p. 34
[…] trois grands coups d'un gong vibrèrent gravement, dont les ondoiements musicaux m'enveloppèrent et eurent pour effet d'abolir ma raison, de me placer subitement dans l'agréable disposition qu'on éprouve au début des spectacles, l'esprit attentif. Et c'était un spectacle qui commençait, ô mes yeux !…
Le rideau de la scène se levait sans bruit, découvrant le cube d'un plateau de théâtre, dont le fond était fermé par des toiles noires surchargées de dessins argentés : comètes, arabesques, tibias et larmes funèbres, ce qu'il faut pour captiver les enfants et leurs bonnes. J'eus la respiration coupée : sans roulement de tambour, ni émission de fumées, le diable venait de bondir sur la scène, silencieux, souple et discret comme un chat : hop ! Il était tout d'écarlate vêtu, depuis la plume de coq de son bonnet jusqu'à la pointe de ses chaussons ; écarlate son justaucorps moulant un torse squelettique ; écarlate son maillot tortillé autour des cuisses et des mollets décharnés ; écarlate son manteau seigneurial ; écarlates ses gants. Il s'élevait de tout son long et se balançait à l'instar d'une flamme purpurine ou d'un coquelicot sur sa tige… Je remarquai qu'il portait barbiche et moustaches cosmétiquées de mousquetaire. Et dans son mince museau enfariné brillaient des cristallines prunelles, deux aigues-marines qui grandissaient ou diminuaient à volonté.
- Sortilèges (1941), Michel de Ghelderode, éd. Gallimard, 2008 (ISBN 978-2-07-012208-0), Le Diable à Londres, p. 35
- Sortilèges (1941), Michel de Ghelderode, éd. Gallimard, 2008 (ISBN 978-2-07-012208-0), Le Diable à Londres, p. 36
- Sortilèges (1941), Michel de Ghelderode, éd. Gallimard, 2008 (ISBN 978-2-07-012208-0), Le Diable à Londres, p. 39
- Sortilèges (1941), Michel de Ghelderode, éd. Gallimard, 2008 (ISBN 978-2-07-012208-0), Le Diable à Londres, p. 41
Parfois son regard m'effleurait et, alors, lançait une lueur verte, un phosphorescent signal que je ne comprenais pas. Que pensait-il de moi, ce diable, et comment me jugeait-il ? Assurément, il s'agissait de ma personne. Et tout à coup, le diable se mit à pouffer, riant si fortement que je le crus ivre. Mais avant que j'eusse le temps de l'interroger, il me parlait, sur un rythme enjoué :
— Cher ami, oui, cher ami, car je ne puis plus vous appeler cher inconnu, bien qu'ignorant votre état civil. Je vous ai vu déjà ; je vous connaissais. Et je viens de vous reconnaître singulièrement, à un détail. Vous me contempliez, plongé dans une berçante hypnose, et votre esprit devait naviguer dans le bleu. J'ai remarqué votre geste, un geste d'enfant en extase ; le geste que vous faites en ce moment encore !
Pris en flagrant délit pour ainsi dire, je retirai précipitamment ma main droite de ma bouche, honteux d'être resté inconsciemment dans cette position puérile. Combien de temps étais-je resté avec ma main droite enfoncée dans ma bouche ? Le diable riait toujours et ma confusion semblait accroître son plaisir.
- Sortilèges (1941), Michel de Ghelderode, éd. Gallimard, 2008 (ISBN 978-2-07-012208-0), Le Diable à Londres, p. 41
Sortilèges
[modifier]— C'était la mer, toute la mer que tu voulais boire, à ton insu !… Prends une de ces coupes et bois le suc du népenthès, il est temps que tu t'enivres comme un vulgaire mortel que tu ne cesses d'être.
Je pris une coupe qui se trouvait à la portée de ma main et je la vidai, inondé de cordiale satisfaction tout aussitôt. Et le magnifique poursuivit :
— Je te connais, ami, et tu me connais. J'ai pu te sauver cette fois, mais le pourrai-je encore si tu t'engages si fréquemment, dans le danger ?… Pourquoi fuyais-tu la fournaise du carnaval pour les puits glacés du suicide ? Ne sais-tu pas que la folie nous accordée comme secours, et qu'il n'y a pas toujours de honte à déchoir ?… Ami, tu es coupable du crime de solitude, et tu méritais d'être absorbé par la mer. Dieu a permis que je fusse dans ton orbe, que j'entende ton suprême appel ; le permettra-t-il toujours ? Sans moi, tu aurais été l'inconnu qu'invariablement la marée rejette, le noyé du carnaval, le « non masqué », par une fatidique tradition, comme s'il fallait qu'un misérable payât rançon pour les péchés de la fête…
Et l'archange éclata de rire, la bouche solaire.
- Sortilèges (1941), Michel de Ghelderode, éd. Gallimard, 2008 (ISBN 978-2-07-012208-0), Sortilèges, p. 132
L’Odeur du sapin
[modifier]C'était vendredi dernier, un treize encore bien, et l'une des plus opaques matinées de ce brumeux décembre. L'aube refusait obstinément de se lever. Combien je la comprenais, pour ce qu'elle trouve à éclairer sur notre planète honteuse ! Dès neuf heures j'avais apostrophé ma servante :
— Péché Mortel ? Allumez la lampe, celle qui fume ! Alors, tirez les rideaux sur ce jardin trempé, sur tout ce bois mort et cette flache ! Enfin, arrêtez le balancier de la longue horloge pareille à un cercueil hilare ; vous savez, celle qui règle son battement sur mon asthme ! Répondez amen ou répondez-moi merde, mais obéissez, car aujourd'hui, ma vie tient à peu de choses…
- Sortilèges (1941), Michel de Ghelderode, éd. Gallimard, 2008 (ISBN 978-2-07-012208-0), L’Odeur du sapin, p. 206
- Sortilèges (1941), Michel de Ghelderode, éd. Gallimard, 2008 (ISBN 978-2-07-012208-0), L’Odeur du sapin, p. 207
- Sortilèges (1941), Michel de Ghelderode, éd. Gallimard, 2008 (ISBN 978-2-07-012208-0), L’Odeur du sapin, p. 207
- Sortilèges (1941), Michel de Ghelderode, éd. Gallimard, 2008 (ISBN 978-2-07-012208-0), L’Odeur du sapin, p. 208
— Excellence, il y a quelqu'un qui… (Qu'on le sache, l'ordre est de m'appeler « Excellence » quand s'annonce un inconnu, par définition mystifiable.)
Mais je ne me sentais pas disposé à la mystification, bien qu'elle constituât mon ordinaire moyen de défense ; j'étais trop furieux.
— Salope !… lançai-je.
La « meskenne » bondit vers la cuisine et s'y enferma, me laissant seul, hypnotisé par cette porte ouverte sur le néant du vestibule.
- Sortilèges (1941), Michel de Ghelderode, éd. Gallimard, 2008 (ISBN 978-2-07-012208-0), L’Odeur du sapin, p. 209
- Sortilèges (1941), Michel de Ghelderode, éd. Gallimard, 2008 (ISBN 978-2-07-012208-0), L’Odeur du sapin, p. 210
- Sortilèges (1941), Michel de Ghelderode, éd. Gallimard, 2008 (ISBN 978-2-07-012208-0), L’Odeur du sapin, p. 210
Il me parut que je commençais à claquer des dents. Un immense effort de volition allait m'être nécessaire, quand mon interlocuteur me tendit une planche de salut. Une planche, oui, une surface carrée, et de sapin encore bien : ce sapin dont il avait si nettement repéré la présence. Il n'usait pas d'un langage symbolique, le maraud, et c'est moi qui me méprenais, entretenant une macabre équivoque. Voyez donc : le marinier s'était penché et ramenait hors de la pénombre mon échiquier qui reposait contre le mur. Il semblait ravi, puérilement — son ravissement me gagnant, dois-je le dire ? J'étais délivré, du moins pour le moment — car tant que le quidam restait dans ma chambre, le péril subsistait, informulé mais certain. Je voulus participer au bonheur de mon partenaire, visiblement amateur du Noble Jeu, et je me suis mis à glousser :
— Le sapin, justement… Quel nez, capitaine ! Encore que minuscule, inexistant, quel nez dis-je, que le vôtre ! Vous l'aviez senti de la rue ?
Et comme l'audace me revenait, je continuai, étourdiment :
— Bois prédestiné, monsieur. Le sapin, si humble, dont on fait des planches de cercueil et des planches d'échiquier — deux objets qui vous mettent en contact avec l'infini…
- Sortilèges (1941), Michel de Ghelderode, éd. Gallimard, 2008 (ISBN 978-2-07-012208-0), L’Odeur du sapin, p. 213
- Sortilèges (1941), Michel de Ghelderode, éd. Gallimard, 2008 (ISBN 978-2-07-012208-0), L’Odeur du sapin, p. 216
Je la priai d'allumer le lustre. Les cristaux poussiéreux étincelèrent électriquement, dispensant un éclairage somptueux qui laissa le capitaine clignant des paupières, comme un hibou. Une transformation subite s'opérait en lui. Du sang colorait son masque en caseum, vénéneusement. Ses yeux de cabillaud s'injectaient de violet, et fixaient intensément la servante. Péché Mortel n'en menait pas large, se tordant silencieusement les mains et mimant je ne sais quelle prière conjuratoire. Elle était cramoisie. Sa face gonflée, sous la couronne flamboyante de sa crinière, me rappelait quelque méduse, ou encore un mascaron roman détaché d'un tympan de cathédrale. Dans ses regards, qui ne quittaient pas le marinier, je lisais une sorte d'extatique horreur. Cette situation ne pouvait durer. Je craignais que la créature ne tombât en transes, d'une pièce. De son côté, le capitaine paraissait sous pression, sa face agitée de tics. Ses genoux balançaient dangereusement l'échiquier. Quelques pièces glissèrent. Très vif, je saisis l'occasion, à l'ordre d'une perfide et vivace inspiration.
— Ramassez, Péché Mortel !
Après avoir hésité, la servante osa nous approcher et se mit à quatre pattes. Ainsi, cherchant dans les tapis, elle paraissait une chienne diabolique, quelque bête inventée par Jérôme Bosch.
- Sortilèges (1941), Michel de Ghelderode, éd. Gallimard, 2008 (ISBN 978-2-07-012208-0), L’Odeur du sapin, p. 220
- Sortilèges (1941), Michel de Ghelderode, éd. Gallimard, 2008 (ISBN 978-2-07-012208-0), L’Odeur du sapin, p. 221
- Sortilèges (1941), Michel de Ghelderode, éd. Gallimard, 2008 (ISBN 978-2-07-012208-0), L’Odeur du sapin, p. 223