Le Rire des Amants
Apparence
Le Rire des Amants est le second et dernier tome du conte philosophique et épique Ego-Monstre de Sayd Bahodine Majrouh et fut publié de manière posthume en 1991. Il constitue la suite du premier volet de l’œuvre, Le Voyageur de Minuit.
Citations
[modifier]Cycle IV : La nuit de l'exil
[modifier]Ainsi, les dirigeants d'ici sont également aveugles... Ils ne voient ni ne savent deviner où se tient l'ennemi. Pourchassant la voix ancestrale de leur peuple, lui imposant une parole unique, ils assimilent à une tare répréhensible tout ce qui témoigne d'un attachement aux racines traditionnelles, et à un délit tout ce qui porte accent d'espérance nouvelle. Ils se condamnent eux-mêmes à une spirale de servitude et de terreur qui introduit l'ennemi jusque dans leurs demeures, ne le reconnaissant pas au milieu des convives, qui par signes et ordres discrets organise l'agencement du prochain massacre, du carnage de demain, de l'invasion future, sous la houlette du Monstre et de son appétit de Grande Dévastation... Mais que dire à ceux qui ne voient pas? Que dire à ceux qui se font, sans même le savoir, l'image inversée du Monstre dans la pupille de la Dévastation?
- Le Rire des Amants (Ego-Monstre II), Sayd Bahodine Majrouh (trad. Serge Sautreau), éd. Phébus, coll. « Domaine persan », 1991 (ISBN 2-85940-217-9), Cycle IV, Cercle deuxième, « Que dire à ceux qui ne voient pas? », p. 21-22
Désordre, angoisse, indécision : bientôt la nostalgie d'un dirigeant, d'un responsable, d'un père, d'un chef; bientôt les illusions voraces; bientôt les borgnes seraient aveugles; bientôt viendraient les prétendants. Ils sont venus, amis, et tous se voudraient chefs. Les uns ne savaient distinguer un puits d'un terrain plat. D'autres, fort éloquents, officiers énergiques, n'avaient jamais vu d'armée. Ils étaient porteurs d'espoir, de victoire, d'autorité, et ces dirigeants ne savaient rien diriger, et ces chefs de guerre ignoraient tout de la guerre!
- Le Rire des Amants (Ego-Monstre II), Sayd Bahodine Majrouh (trad. Serge Sautreau), éd. Phébus, coll. « Domaine persan », 1991 (ISBN 2-85940-217-9), Cycle IV, Cercle troisième, « L'enfance des chefs », p. 23
Désordre, angoisse, indécision : vous êtes au désert ô Amis exilés, et vous versez de l'eau dans le gosier des chefs, mais leur pouvoir est votre désert, votre désert abreuve ce pouvoir, quand eux-mêmes ne sont rien. Ils voyagent, grâce à vous, et dans le monde entier. A leur retour ils font ripaille avec les loups d'ici et se partagent les butins, puis ils vous jettent des miettes et attendent votre amour... Amis, amis, si vous sortiez de ce désert?
- Le Rire des Amants (Ego-Monstre II), Sayd Bahodine Majrouh (trad. Serge Sautreau), éd. Phébus, coll. « Domaine persan », 1991 (ISBN 2-85940-217-9), Cycle IV, Cercle troisième, « L'enfance des chefs », p. 24
Le spirituel, Amis, est un très vieil arbre, et les torrents des temps de désolation ne l’ont jamais déraciné. Ses racines enfoncent l’esprit dans la matière. Son tronc appuie le conscient sur l’inconscient. Ses deux branches maîtresses sont la sagesse et l’amour. La profusion de ses ramures exalte les sciences et les arts, la connaissance et la poésie. Des fleurs exquises jaillissent de ses feuillages, et des fruits parfumés mûrissent dans sa splendeur. Parfois cependant des fleurs de sang paraissent, et des fruits très amers, en tel endroit de ce grand arbre. Mais ces fleurs et ces fruits-là se fanent et pourrissent vite. Leur couleur flamboyante et leur goût trompeur n’empoisonnent que les ignorants, et le vieil arbre reste à jamais l’arbre du sens.
- Le Rire des Amants (Ego-Monstre II), Sayd Bahodine Majrouh (trad. Serge Sautreau), éd. Phébus, coll. « Domaine persan », 1991 (ISBN 2-85940-217-9), Cycle IV, Cercle troisième, « L'arbre du sens et la hache des révolutions », p. 30
Je leur posai enfin ma question :
– Mes jeunes amis, dites-moi : qu'est-ce que l'exil?
Ils éclatèrent de rire.
– Tu es fou! Si tu n'as rien à faire, viens avec nous. On va ramasser des branches sèches dans la vallée, allumer un grand feu et s'asseoir tous autour. Si tu as une histoire, tant mieux. Sinon, eh bien, nous, on t'en racontera...
Il était impossible d'exiler ces enfants.
Habitants de l'univers, leur patrie était infinie.
– Mes jeunes amis, dites-moi : qu'est-ce que l'exil?
Ils éclatèrent de rire.
– Tu es fou! Si tu n'as rien à faire, viens avec nous. On va ramasser des branches sèches dans la vallée, allumer un grand feu et s'asseoir tous autour. Si tu as une histoire, tant mieux. Sinon, eh bien, nous, on t'en racontera...
Il était impossible d'exiler ces enfants.
Habitants de l'univers, leur patrie était infinie.
- Le Rire des Amants (Ego-Monstre II), Sayd Bahodine Majrouh (trad. Serge Sautreau), éd. Phébus, coll. « Domaine persan », 1991 (ISBN 2-85940-217-9), Cycle IV, Cercle quatrième, « Les enfants de la Voie lactée », p. 41
Ainsi, j'étais parti à la rencontre du sens de ma vie, j'avais pensé que l'exil était ce sens. Mais ma question sur l'exil n'avait jamais reçu réponse qui éclaire. Peut-être l'exil n'avait-il pas de sens? Peut-être ce non-sens créait-il occultement le sens? Mais cette mère, à sa façon, ne m'avait-elle pas répondu? Et toutes ces femmes ne m'avaient-elles pas elles aussi répondu? Répondu que l'exil, c'était de devoir confier les dépouilles de ceux que l'on aime à un sol étranger? Répondu que l'exil, c'était de vivre et de mourir loin de sa source, loin de son cimetière?
- Le Rire des Amants (Ego-Monstre II), Sayd Bahodine Majrouh (trad. Serge Sautreau), éd. Phébus, coll. « Domaine persan », 1991 (ISBN 2-85940-217-9), Cycle IV, Cercle quatrième, « Le cimetière natal », p. 46
En terre d'exil, mises à l'écart d'elles-mêmes, confinées à leurs tentes et de plus en plus soumises au retour du voile sous la pression accrue des préjugés religieux du pays-refuge, sans champs à soigner ni récoltes à espérer, sans chansons ni danses aux mariages, sans sorties à visage découvert avec la liberté de l'air aux cheveux et au front, elles se voyaient poissons jetés à la poussière, suffoquant sous la brûlure du soleil, ou herbes arrachées noyées dans le grand vent.
- Le Rire des Amants (Ego-Monstre II), Sayd Bahodine Majrouh (trad. Serge Sautreau), éd. Phébus, coll. « Domaine persan », 1991 (ISBN 2-85940-217-9), Cycle IV, Cercle quatrième, « Le cimetière natal », p. 46
Un résistant demanda :
– Ami Voyageur, quel est le socle de la tyrannie? Où puise-t-elle sa force?
– Mes jeunes amis, répondit-il, l’angoisse devant la liberté : tel est le socle de la tyrannie. La peur devant la mort : tel est le puits sans fond où elle puise sa force. Ainsi règne-t-elle sur les hommes jusqu’à les rendre désireux d’esclavage et complices en infamie. Si la nuit de la servitude est longue, sachez aussi que brève, fort brève est l’aube de la liberté. La mort est la grande faille au mur de la prison. Elle est le court instant de la liberté. Qui a peur d’elle, qui veut obstinément demeurer en vie, celui-là est prêt à revêtir l’uniforme des despotes, prêt pour la ténèbre de l’asservissement, prêt pour une nuit sans foi ni fin, qui jamais n’ouvre route à l’aurore authentique.
– Ami Voyageur, quel est le socle de la tyrannie? Où puise-t-elle sa force?
– Mes jeunes amis, répondit-il, l’angoisse devant la liberté : tel est le socle de la tyrannie. La peur devant la mort : tel est le puits sans fond où elle puise sa force. Ainsi règne-t-elle sur les hommes jusqu’à les rendre désireux d’esclavage et complices en infamie. Si la nuit de la servitude est longue, sachez aussi que brève, fort brève est l’aube de la liberté. La mort est la grande faille au mur de la prison. Elle est le court instant de la liberté. Qui a peur d’elle, qui veut obstinément demeurer en vie, celui-là est prêt à revêtir l’uniforme des despotes, prêt pour la ténèbre de l’asservissement, prêt pour une nuit sans foi ni fin, qui jamais n’ouvre route à l’aurore authentique.
- Le Rire des Amants (Ego-Monstre II), Sayd Bahodine Majrouh (trad. Serge Sautreau), éd. Phébus, coll. « Domaine persan », 1991 (ISBN 2-85940-217-9), Cycle IV, Spirale deux, « Prologue », p. 55-56
– Ô Voyageur, existerait-il quelque pas de géant qui conduise directement à la liberté?
– Amis, le moindre geste en direction de la liberté est chargé de sens, et le plus petit pas vers elle témoigne de la grandeur de l’homme. Un prisonnier enchaîné, d’un seul mouvement de cils, peut ouvrir les portes à la liberté.
– Amis, le moindre geste en direction de la liberté est chargé de sens, et le plus petit pas vers elle témoigne de la grandeur de l’homme. Un prisonnier enchaîné, d’un seul mouvement de cils, peut ouvrir les portes à la liberté.
- Le Rire des Amants (Ego-Monstre II), Sayd Bahodine Majrouh (trad. Serge Sautreau), éd. Phébus, coll. « Domaine persan », 1991 (ISBN 2-85940-217-9), Cycle IV, Spirale deux, « Prologue », p. 56
– Seigneur, sache que dans la ténèbre de la complète servitude, j'ai découvert, malgré tout, un chemin vers la liberté. J'ai rencontré la liberté dans cet acte décidé par moi seul de me mettre aux fers, de voir au travers des chaînes. Ainsi, chaque fois que je les remue, chaque fois que leur musique étrange me murmure que mon état résulte entièrement de ma volonté propre. Voici, Seigneur, l'unique voie vers la liberté que j'aie pu découvrir en ton royaume. Vois : je la parcours de bout en bout sans quitter cette place.
- Le Rire des Amants (Ego-Monstre II), Sayd Bahodine Majrouh (trad. Serge Sautreau), éd. Phébus, coll. « Domaine persan », 1991 (ISBN 2-85940-217-9), Cycle IV, Cercle cinquième (« L'histoire du fou qui aimait ses chaînes »), p. 63
– Ami Voyageur, nul ici n'a le droit d'en prononcer le nom. Sache toutefois que cette cité est celle de Tyrannopolis : parole interdite, réalité bafouée, mensonge érigé en foi – telles sont les premières murailles qui en bordent l'espace. L'ordre de fer exige en effet qu'aucun phénomène ne soit désigné par son nom. Tyrannopolis repose sur cet axiome aberrant : sa « nouvelle » vérité se donnant pour l'inverse de l'« ancienne », rien ne doit subsister de la parole spontanée. Seule importe la langue neuve, celle qui se masque, celle qui voile et revoile tout, en sorte que le mensonge soit décrété vérité, et l'erreur, exactitude.
- Le Rire des Amants (Ego-Monstre II), Sayd Bahodine Majrouh (trad. Serge Sautreau), éd. Phébus, coll. « Domaine persan », 1991 (ISBN 2-85940-217-9), Cycle IV, Cercle dixième, « La parade au-dehors et la chute au-dedans », p. 72-73
– Mais enfin, quel est le secret de cette toute-puissance du Chef Illimité, Maître de l'Ordre de Fer et Souverain de Tyrannopolis?
– Le secret, Voyageur, peut-être le connais-tu déjà. Il est simple : ce pouvoir a deux démons à son service, qui ont nom Faim et Soif, et dont il sait à quel point les humains redoutent la présence. Il sait comment les êtres, pour échapper aux tenailles de la faim et de la soif, n'hésitent pas à se jeter sous la griffe du Monstre. Qu'une brise légère de liberté vienne à souffler sur le monde, et très vite les deux démons sont lâchés. A peine le désir s'est-il éveillé au cœur des hommes que déjà ils s'agenouillent pour demander grâce au Chef.
– Le secret, Voyageur, peut-être le connais-tu déjà. Il est simple : ce pouvoir a deux démons à son service, qui ont nom Faim et Soif, et dont il sait à quel point les humains redoutent la présence. Il sait comment les êtres, pour échapper aux tenailles de la faim et de la soif, n'hésitent pas à se jeter sous la griffe du Monstre. Qu'une brise légère de liberté vienne à souffler sur le monde, et très vite les deux démons sont lâchés. A peine le désir s'est-il éveillé au cœur des hommes que déjà ils s'agenouillent pour demander grâce au Chef.
- Le Rire des Amants (Ego-Monstre II), Sayd Bahodine Majrouh (trad. Serge Sautreau), éd. Phébus, coll. « Domaine persan », 1991 (ISBN 2-85940-217-9), Cycle IV, Cercle dixième, « La parade au-dehors et la chute au-dedans », p. 75-76
– Vous dites avoir gagné la liberté qui vous permet de régner. Ignorants! En devenant étrangers à Dieu, vous vous êtes éloignés de la liberté, vous êtes entrés dans la prison de la Puissance. Car seul Dieu, liberté infinie, permet aux autres libertés d’exister. Ne devinez-vous pas que s’Il a quitté les ruines de vos âmes et les a plongées dans les ténèbres, Il illumine toujours la Cité de l’Ame de ses amis et y organise des fêtes? Ne sentez-vous pas que si quelques-uns vivent dans l’opacité, cela ne signifie pas l’inexistence du feu? Que si le monde de quelques aveugles est celui de l’obscurité, cela ne prouve pas l’absence de toute lumière? Ô ignorants! Sachez que vous êtes tombés sous la domination d’un envoûtement démoniaque, d’un Dragon qui se délecte en vous dévorant et se dévore lui-même en se délectant, car l’anéantissement et le meutre sont sa loi et sa fin!
- Le Rire des Amants (Ego-Monstre II), Sayd Bahodine Majrouh (trad. Serge Sautreau), éd. Phébus, coll. « Domaine persan », 1991 (ISBN 2-85940-217-9), Cycle IV, Cercle dixième, « Le rire de la morgue », p. 81-82
– Ami, l'homme reste un voyageur solitaire sur le chemin de sa vie. Au cœur du temps, chaque être se trouve à un stade déterminé de son cheminement spirituel. Il est rarissime que deux individus se rencontrent sur un même plan, dans une absolue coïncidence. Ce voyage va comme par un escalier, et les uns et les autres occupent des marches différentes. Ou comme sur une échelle les uns, sur les barreaux d'en haut, entrevoient par-dessus le mur des perspectives dont les autres, aux échelons d'en dessous, ne peuvent avoir la moindre idée. Les paroles de ceux-là sont reçues par ceux-ci dans les limites de leur perception, et le sens plein de ces paroles, ils ne le peuvent guère concevoir.
- Le Rire des Amants (Ego-Monstre II), Sayd Bahodine Majrouh (trad. Serge Sautreau), éd. Phébus, coll. « Domaine persan », 1991 (ISBN 2-85940-217-9), Cycle IV, Cercle dixième, « Réalité de l’éloignement, difficulté du rapprochement », p. 85
– Ami Voyageur, reprit-il, le langage est l'une des dimensions essentielles. Il fut un temps où l'être se parlait à soi-même à travers la langue des hommes : là était la parole authentique. Au fil des âges, et surtout durant l'Ère de l'Idolâtrie, cette parole peu à peu rendit l'âme, la perdit, et tomba hors du chant de l'être. La langue se fossilisa. Elle est maintenant comme une pierre qui roule au gré des cataractes, comme une avalanche à broyer les crânes. Voilà où mène l'ignorance. Voilà où conduisent la rupture et le règne de la séparation. Ainsi les hommes oublieux de l'authentique parole finissent-ils dans le délire de la tyrannie pour s'être coupés des secrets de l'être et de son chant, pour s'être rendus étrangers à eux-mêmes, pour avoir égaré l'âme de la langue.
- Le Rire des Amants (Ego-Monstre II), Sayd Bahodine Majrouh (trad. Serge Sautreau), éd. Phébus, coll. « Domaine persan », 1991 (ISBN 2-85940-217-9), Cycle IV, Cercle dixième, « Réalité de l’éloignement, difficulté du rapprochement », p. 86-87
– Le cœur de chaque homme est une maison que Dieu bâtit pour venir y habiter, mais aucune demeure n’est semblable à l’autre... Tu te souviens? Alors demande-toi : si l’autre est différent de moi, pour quelle divine manifestation est-il ainsi créé? D’approcher maintes et maintes fois une telle question ton cœur finira par s’ouvrir, par s’illuminer. Dès cet instant, tu saisiras autrui dans la profondeur de son rôle sur terre, dans la justesse de son sens. Alors tu sauras comment trouver Dieu.
- Le Rire des Amants (Ego-Monstre II), Sayd Bahodine Majrouh (trad. Serge Sautreau), éd. Phébus, coll. « Domaine persan », 1991 (ISBN 2-85940-217-9), Cycle IV, Cercle dixième, « Réalité de l’éloignement, difficulté du rapprochement », p. 87
- Citation choisie pour le 23 décembre 2010.