Joseph Delteil

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Joseph Delteil
Joseph Delteil

Joseph Delteil (1894 — 1978), est un écrivain et poète français.

Échec, 1923[modifier]

J'avais le goût de la typographie, des châtaignes, de la laine. Un peu de bric-à-brac ne me déplaisait pas, pourvu qu'il décelât un goût volumineux et atmosphérique. J'abhorrais la poudre de riz, et j'aimais sans bornes les échecs. Je me souviens. Luce était ma partenaire à ce jeu, et à quelques autres. L'échiquier exsangue, à carreaux verdâtres et pâles, avait la jaunisse verte. Le cheval galopait fiévreusement, comme mon cœur. La reine... c'est à cette époque que je compris qu'une reine était une femme. Mais le corollaire de cette proposition m'échappait encore. Quant à cette bande de pions qui me barraient la route comme les archers aux chevaliers de Crécy...
  • « Échec », Joseph Delteil, Littérature Nouvelle Série, nº 10, Octobre 1923, p. 6


J'ai cru longtemps qu'il ne fallait s'embarrasser dans la vie ni de femmes, ni de lorgnons, ni de cœurs, mais avoir l'esprit à peu près nu comme une statue antique — à peine une feuille de vigne dans la région du cervelet.
  • « Échec », Joseph Delteil, Littérature Nouvelle Série, nº 10, Octobre 1923, p. 6


Je me chaussais de bottes, et je devins rapidement végétarien. Ma mère arrosait les salades. Mais mon père, médiocre chasseur, tuait quelquefois un roitelet, une pie ou une buse. Lorsque j'eus vingt roitelets, je fus tout décontenancé que cela ne fît point un grand Roi. Luce préférait les Reines et les reinettes. Elle en pêchait parfois dans la mare, et les apportait à notre chat. Les chats ont horreur du vert. Ils ont un poil dans les pattes, et mille piles dans la fourrure. Ils adorent ma prose, comme eux réticente, sèche et suspecte.
  • « Échec », Joseph Delteil, Littérature Nouvelle Série, nº 10, Octobre 1923, p. 7


Je me disais : si elle gagne, elle ne m'aime pas. Et je songeais à la gardeuse de dindons que j'avais baisée quatre fois au bord de la mare. Dans ma poche, je palpais nerveusement mon petit canif à manche de corne. Luce, un à un, me chipa tous mes pions, et je me sentis nu devant elle. Mais, soudain, je lui pris une tour. Une tour ! Et j'entendis mon cœur s'entr'ouvrir pour laisser entrer cette tour.
Luce était devenue grave. Je songeais : Si l'on faisait coup nul, rien ne serait désespéré. Mais coup sur coup, elle me vola une tour et un cheval ! Échec au Roi ! Elle leva son front déjà glorieux. Elle me regardait, un mince poignard d'or dans chaque œil. Elle était moite d'orgueil. Je bougeai encore quelques pièces, puis ce fut la fin. La gardeuse de dindons, une rainette, un volubilis passaient en cavalcade devant mes yeux obscurs. Échec et mat ! Je me levai. J'avais mon canif dans la main. Je la frappai en plein visage. Aussitôt, ses joues tombèrent sur le sol. Mais avant de s'évanouir, elle me cria encore une fois :
— Échec et mat !

  • « Échec », Joseph Delteil, Littérature Nouvelle Série, nº 10, Octobre 1923, p. 8


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