Isabelle Stengers

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Isabelle Stengers

Isabelle Stengers (1949), est une philosophe belge.

La Sorcellerie capitaliste (2005)[modifier]

Quatrième partie - Avoir besoin que les gens pensent[modifier]

Chapitre 16 - Un cri[modifier]

Nous n'avons pas de temps à perdre avec les pauvres substituts qui se proposent ces temps-ci, avec les « citoyens », ou la « société civile », promus au statut d'immense source de sagesse et de solution. Aujourd'hui, l'école, à qui l'on confie les chères petites têtes brunes, blondes ou rousses pour de si longues années, découvre qu'elle n'a pu, par le passé, produire le type de citoyenneté minimal, consensuel et rassurant dont elle avait la charge que grâce à une confiance partagée dans l'avenir, le progrès, le mérite. Sans cette confiance, dont elle bénéficiait sans pouvoir l'inspirer, elle ne sait plus comment fonctionner.
  • La Sorcellerie capitaliste (2005), Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, éd. La Découverte, 2007  (ISBN 978-2-7071-4781-3), chap. 16, p. 147


Chapitre 17 - Interstices[modifier]

Les Chinois semblent, mieux que nous, "penser par le milieu", si l'on en croit leur proverbe : "Le fou tire sur la jeune pousse, le sage sarcle autour." Le fou, ici, c'est celui qui évalue et juge en oubliant qu'il fait partie du milieu, et que la condamnation, la méfiance, la dérision sont autant de moyens assez sûrs de défaire ce qui se risque sur un mode vulnérable.
  • La Sorcellerie capitaliste (2005), Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, éd. La Découverte, 2007  (ISBN 978-2-7071-4781-3), chap. 17, p. 154


Chapitre 18 - Écosophie[modifier]

Dans ses Trois écologies, adressées à ceux et celles qu'engageait la création d'une écologie politique, Félix Guattari parlait en 1989 de la nécessité d'une "écosophie", d'une sagesse, pourrait-on dire, du milieu, ou alors de ce que nous venons d'appeler "une pensée par le milieu". Un très beau terme, milieu, et qui donne (pour une fois) l'avantage au français sur l'anglais, puisqu'il désigne à la fois l'enjeu que constitue son milieu pour tout vivant, et l'enjeu pour la pensée d'échapper à l'emprise des raisons premières ou dernières, celles qui arment une position majoritaire. Car qui tient de telles raisons ne peut plus donner aux autres d'autre rôle que celui d'avoir à être éclairés, convaincus, mobilisés.
  • La Sorcellerie capitaliste (2005), Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, éd. La Découverte, 2007  (ISBN 978-2-7071-4781-3), chap. 18, p. 156


Ainsi, nous voudrions que soit pensé à nouveau le mot "commerce", parce que c'est un de ces termes qui ont été, catastrophiquement, vidés de leur sens et associés à l'emprise capitaliste. Dans tous les pays pauvres où le capitalisme s'installe, il travaille à détruire le commerce et installe des "réseaux de distribution". Or, la question "Y a-t-il, ici, avec ceux-ci, moyen de commercer ?" est sans doute l'une des plus anciennes questions humaines, et le véritable art du commerce est l'art de la négociation.
  • La Sorcellerie capitaliste (2005), Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, éd. La Découverte, 2007  (ISBN 978-2-7071-4781-3), chap. 18, p. 158


Nous ne soutenons pas que les mouvements d'usagers, qui, un peu partout aujourd'hui, tentent de penser contre les définitions qui opposent les usagers les uns aux autres, constituent la grande force de l'avenir, celle qui occupera le rôle moteur dans la lutte anticapitaliste. Mais ces mouvements nous intéressent bien plus que les mouvements de citoyens, car ils ne procèdent pas d'une fiction étatique. Ils nous apportent plutôt d'abord le souvenir d'un passé violemment détruit, celui où les usages fabriquaient des attaches[, ensuite] le témoignage d'inventions assez remarquables, de trajectoires d'apprentissage assez innovantes pour faire taire les grandes proclamations selon lesquelles le passé des communautés paysannes est définitivement mort, l'homme moderne étant désormais atomisé, incapable de penser au-delà de ses intérêts immédiats.
  • La Sorcellerie capitaliste (2005), Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, éd. La Découverte, 2007  (ISBN 978-2-7071-4781-3), chap. 18, p. 162


Chapitre 19 - Création politique[modifier]

Les figures de l'itinérance, du passage de relais, de la catalyse existentielle ont un trait commun. Elles ont toutes pour condition que ce qui, localement, toujours localement -- pour qui pense par le milieu, il n'y a que du local --, se produit soit aussi bien production de ce que Deleuze et Guattari appelaient désir, et que d'autres ont appelé "joie". Les productions minoritaires peuvent être laborieuses, parfois pénibles, elles n'en diffèrent pas moins par nature d'avec les "prises de conscience" associées à la perte des illusions, à la reconnaissance d'une vérité qui transcende ce qui n'est plus dès lors qu'illusion.
  • La Sorcellerie capitaliste (2005), Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, éd. La Découverte, 2007  (ISBN 978-2-7071-4781-3), chap. 19, p. 167


Ce que les sciences ont donné à ceux qui les nourrissaient n'est pas seulement la possibilité de nouveaux pouvoirs de faire, mais aussi, et parfois surtout, le pouvoir de faire taire, de supprimer les objections, au nom d'une rationalité scientifique apolitique. Écopathologie. Toute pratique minoritaire qui n'a, pour dire son besoin d'autonomie, que des mots majoritaires ne pourra envisager son milieu qu'en termes missionnaires, écopathologiques : apporter aux "autres" ce qui leur manque, quitte à s'allier avec tous les pouvoirs susceptibles de définir ces "autres" comme faibles et "en manque".
  • La Sorcellerie capitaliste (2005), Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, éd. La Découverte, 2007  (ISBN 978-2-7071-4781-3), chap. 19, p. 169


Chapitre 20 - Empowerment[modifier]

La création politique, le peuple des relayeurs, appelle une culture des recettes, inassimilables à des théories. Des recettes qui pourraient bien être ce qu'un groupe qui expérimente devrait se rendre capable de raconter, sur un mode pragmatique, intéressé tant par les succès que par les échecs, afin qu'elles catalysent les imaginations et fabriquent une expérience "de milieu" qui évite que chaque nouveau groupe ait à "tout réinventer". Il ne faut surtout pas s'y tromper. Qui dit recette ne dit pas technique molle, technique de second ordre. Si les recettes d'empowerment ne renvoient pas à une théorie qui les justifierait, c'est parce que la question de la justification est une question pauvre par rapport à ce que désigne leur réussite, l'événement d'un devenir. De telles recettes n'expliquent pas, elles ne visent pas, à la manière d'un protocole expérimental, à assurer la reproduction de ce qu'il s'agit de réussir, ni non plus à définir cette réussite à partir des conditions qui la rendraient reproductible. Un événement n'est pas reproductible, mais il est possible d'explorer les possibilités de l'amener à se répéter.
  • La Sorcellerie capitaliste (2005), Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, éd. La Découverte, 2007  (ISBN 978-2-7071-4781-3), chap. 20, p. 179


Chapitre 21 - Reclaim[modifier]

Un très beau mot, "opportunisme", puisqu'il désigne le sens, qui est une force, de ce qui est opportun, de ce qui convient à une situation, le sens de cette situation "concrète", accompagnée du halo de ce qui peut devenir possible. Un mot détruit par ceux qui veulent que ce soit une théorie qui guide l'action et garantisse les choix sans avoir à produire la force de les penser.
  • La Sorcellerie capitaliste (2005), Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, éd. La Découverte, 2007  (ISBN 978-2-7071-4781-3), chap. 21, p. 189


Au temps des catastrophes (2009)[modifier]

Donner un nom, Gaïa, à cet agencement de relations, c'était insister sur deux conséquences de ces recherches. Ce dont nous dépendons, et qui a si souvent été défini comme le "donné", le cadre globalement stable de nos histoires et de nos calculs, est le produit d'une histoire de coévolution, dont les premiers artisans, et les véritables auteurs en continu, furent les peuples innombrables des micro-organismes.
  • Au temps des catastrophes (2009), Isabelle Stengers, éd. La Découverte, 2009  (ISBN 978-2-7071-5683-9), chap. 4, p. 51


Gaïa est le nom d'une forme inédite, ou alors oubliée, de transcendance : une transcendance dépourvue des hautes qualités qui permettraient de l'invoquer comme arbitre ou comme garant ou comme ressource ; un agencement chatouilleux de forces indifférentes à nos raisons et à nos projets.
  • Au temps des catastrophes (2009), Isabelle Stengers, éd. La Découverte, 2009  (ISBN 978-2-7071-5683-9), chap. 4, p. 55


Nous sommes abreuvés de récits consensuels, où ce qui a réussi à compter est présenté comme normal, où la lutte est passée sous silence, où ceux qui ont dû accepter deviennent ceux qui "ont reconnu la nécessité de...". C'est pourquoi il faut faire attention au surgissement contemporain "d'autres récits", annonciateur peut-être de nouveaux modes de résistance, qui refusent l'oubli de la capacité de penser et d'agir ensemble que demande l'ordre public. Je m'attacherai ici aux récits qui font référence aux "enclosures", c'est-à-dire à l'histoire de l'appropriation des "commons".
  • Au temps des catastrophes (2009), Isabelle Stengers, éd. La Découverte, 2009  (ISBN 978-2-7071-5683-9), chap. 7, p. 97


Il n'existe qu'une seule certitude, c'est que le processus de création de possible doit se garder comme la peste d'un mode utopique, qui fait appel au dépassement des conflits, qui propose un remède dont chacun devrait respecter l'intérêt.
  • Au temps des catastrophes (2009), Isabelle Stengers, éd. La Découverte, 2009  (ISBN 978-2-7071-5683-9), chap. 10, p. 136


Dans notre monde dit moderne, le genre épique, lorsque son héros se fait pourfendeur des illusions qui entravent le processus d'émancipation de l'humanité, peut avoir pour conséquence le pouvoir donné à ce que je nommerai la bêtise.
  • Au temps des catastrophes (2009), Isabelle Stengers, éd. La Découverte, 2009  (ISBN 978-2-7071-5683-9), chap. 11, p. 151


Aujourd'hui, la différence de nature entre apprendre à poser ses propres questions et se soumettre aux questions venues d'ailleurs prend une signification redoutablement concrète : c'est d'elle que pourrait bien dépendre la possibilité de réponses à l'intrusion de Gaïa qui ne soient pas barbares. Car les réponses à donner ne le seront pas à des questions toutes faites, parce que s'adressant à "quiconque". Ce seront des réponses toujours locales au sens où local ne signifie pas "petit", mais s'oppose à "général" ou "consensuel".
  • Au temps des catastrophes (2009), Isabelle Stengers, éd. La Découverte, 2009  (ISBN 978-2-7071-5683-9), chap. 13, p. 170


Utopie, dira-t-on ! Mais qui le dira nous condamne à la barbarie. Et c'est à la barbarie que nous condamnent aussi les récits et raisonnements dont nous sommes littéralement noyés, qui illustrent ou tiennent pour acquises la passivité des gens, leur demande de solutions toutes faites, leur tendance à suivre le premier démagogue venu. Quoi d'étonnant, puisque c'est précisément ce qui permet et propage l'emprise de la bêtise. Nous avons désespérément besoin d'autres histoires, non des contes de fées où tout est possible aux cœurs purs, aux âmes courageuses, ou aux bonnes volontés réunies, mais des histoires racontant comment des situations peuvent être transformées lorsque ceux qui les subissent réussissent à les penser ensemble. Non des histoires morales, mais des histoires "techniques" à propos de ce type de réussite, des pièges auxquels il s'est agi, pour chacune, d'échapper, des contraintes dont elles ont reconnu l'importance. Bref, des histoires qui portent sur le penser ensemble comme "œuvre à faire". Et nous avons besoin que ces histoires affirment leur pluralité, car il ne s'agit pas de construire un modèle mais une expérience pratique. Car il ne s'agit pas de nous convertir mais de repeupler le désert dévasté de nos imaginations.
  • Au temps des catastrophes (2009), Isabelle Stengers, éd. La Découverte, 2009  (ISBN 978-2-7071-5683-9), chap. 13, p. 172


Nous qui sommes les héritiers d'une destruction, les enfants de ceux qui, expropriés de leurs commons, ont été la proie non seulement de l'exploitation mais aussi des abstractions qui en faisaient des quiconque, avons à expérimenter ce qui est susceptible de recréer — "faire reprendre", comme on dit à propos des plantes — la capacité de penser et agir ensemble.
  • Au temps des catastrophes (2009), Isabelle Stengers, éd. La Découverte, 2009  (ISBN 978-2-7071-5683-9), chap. 16, p. 199


Même la notion, apparemment de bon sens, de limite est porteuse de la menace de "il faut bien..." tristes mais déterminés, qui annoncent la barbarie. Les limites, cela se négocie entre responsables, cela s'impose à un troupeau, et cela laisse dans l'ombre le fait que, dans notre monde creusé par des inégalités radicales, il faudrait un véritable miracle pour qu'elles ne soient pas un facteur d'inégalité encore accentuée. Et cela, quels que soient les "prodiges" de cette technique [...].
  • Au temps des catastrophes (2009), Isabelle Stengers, éd. La Découverte, 2009  (ISBN 978-2-7071-5683-9), chap. 16, p. 200


La joie, a écrit Spinoza, est ce qui traduit une augmentation de la puissance d'agir, c'est-à-dire aussi de penser et d'imaginer, et elle a quelque chose à voir avec un savoir, mais un savoir qui n'est pas d'ordre théorique, parce qu'il ne désigne pas d'abord un objet, mais le mode d'existence même de celui qui en devient capable. [...] Elle est ce qui me fait parier pour un avenir où la réponse à Gaïa ne serait pas la triste décroissance, mais ce que les objecteurs de croissance inventent déjà lorsqu'ils découvrent ensemble les dimensions de la vie qui ont été anesthésiées, massacrées, déshonorées au nom d'un progrès réduit aujourd'hui à l'impératif de croissance.
  • Au temps des catastrophes (2009), Isabelle Stengers, éd. La Découverte, 2009  (ISBN 978-2-7071-5683-9), chap. 16, p. 204


Nul ne dit que tout, alors, finira bien car Gaïa offensée est aveugle à nos histoires. Peut-être ne pourrons-nous éviter de terribles épreuves. Mais il dépend de nous, et c'est là que peut se situer notre réponse à Gaïa, d'apprendre à expérimenter les dispositifs qui nous rendent capables de vivres ces épreuves sans basculer dans la barbarie, de créer ce qui nourrit la confiance là où menace l'impuissance panique. Cette réponse, qu'elle n'entendra pas, confère à son intrusion la force d'un appel à des vies qui valent d'être vécues.
  • Au temps des catastrophes (2009), Isabelle Stengers, éd. La Découverte, 2009  (ISBN 978-2-7071-5683-9), chap. 16, p. 205


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