Bernard-Marie Koltès
Apparence
Bernard-Marie Koltès est un dramaturge français, né à Metz le 9 avril 1948 et mort à Paris le 15 avril 1989.
Le Retour au désert (1988)
[modifier]Adrien : En cachette, les singes aiment à contempler les hommes, et, en douce, les hommes n'arrêtent pas de jeter des coups d'œil aux singes. Parce qu'ils sont de la même famille, à des étapes différentes ; et ni l'un ni l'autre ne sait qui est en avance sur qui ; personne ne sait qui tend vers qui ; sans doute est-ce parce que le singe tend indéfiniment vers l'homme, et l'homme indéfiniment vers le singe. Quoi qu'il en soit, l'homme a davantage besoin de regarder le singe que de regarder les autres hommes, et le singe de regarder les hommes que les autres singes. Alors, ils se contemplent, se jalousent, se disputent, se donnent des coups de griffes et des coups de gueule ; mais ils ne se quittent jamais, même en esprit, et ils ne se lassent pas de se regarder.
- (fr) Le Retour au désert, Bernard-Marie Koltès, éd. Les Éditions de Minuit, 1988 (ISBN 2-7073-1184-7), scène 7, p. 42
Fatima : Va-t'en, Mathieu. Arrête de te serrer à moi. Tout est bon, depuis que je suis ici, pour que tu me serres et me touches. N'oublie pas que nous sommes cousins, et il ne faut pas se toucher comme tu me touches lorsqu'on est de la même famille.
Mathieu : Nous ne sommes pas de la même famille. La famille n'existe que pour l'héritage, de père à fils. Tu n'hériteras pas de mon père, je n'hériterai pas de toi ; donc, si l'envie me prend de te toucher, je ne vois pas où est l'obstacle. Nous ne sommes pas venus par la même femme, tu ne connais pas ton père et moi je connais le mien ; rien ne nous réunit. Jusqu'où faut-il remonter pour se sentir libre ? À partir de quand est-on étranger l'un à l'autre ? Combien de générations faut-il franchir pour que les liens de famille soient coupés ?
Mathieu : Nous ne sommes pas de la même famille. La famille n'existe que pour l'héritage, de père à fils. Tu n'hériteras pas de mon père, je n'hériterai pas de toi ; donc, si l'envie me prend de te toucher, je ne vois pas où est l'obstacle. Nous ne sommes pas venus par la même femme, tu ne connais pas ton père et moi je connais le mien ; rien ne nous réunit. Jusqu'où faut-il remonter pour se sentir libre ? À partir de quand est-on étranger l'un à l'autre ? Combien de générations faut-il franchir pour que les liens de famille soient coupés ?
- (fr) Le Retour au désert, Bernard-Marie Koltès, éd. Les Éditions de Minuit, 1988 (ISBN 2-7073-1184-7), scène 8, p. 44
Mathieu : Aziz, mon bon Aziz, si tu aimes les femmes, pourquoi fais-tu cette tête-là ?
Aziz : Je n'ai pas dit que j'aimais les femmes, j'ai dit que je les baisais.
Aziz : Je n'ai pas dit que j'aimais les femmes, j'ai dit que je les baisais.
- (fr) Le Retour au désert, Bernard-Marie Koltès, éd. Les Éditions de Minuit, 1988 (ISBN 2-7073-1184-7), scène 10, p. 53
Mathilde : Tu ne dors pas ; je reconnais la respiration d'un dormeur. As-tu déjà traversé, la nuit, une chambre où l'on dort ? Fatima, si tu veux te dégoûter des hommes, glisse-toi dans leur chambre, regarde-les et écoute-les dormir. À quoi sert-il qu'ils s'habillent comme des bourgeois dans la journée, alors que la moitié de leur vie ils la passent étalés comme des cochons dans la mare, inconscients, sans contrôle d'eux-mêmes, plus vides d'esprit qu'un tronc d'arbre qui dérive sur le fleuve, avec, diit-on, l'œil qui tourne dans son orbite à pleine vitesse ; et, au réveil, ils en perdent le souvenir. Cette heure de la nuit est effrayante, où l'humanité entière sue dans les draps, où des milliers de personnes, à la même heure, rotent, crachent, grincent des dents, soupirent les yeux fermés, digèrent, digèrent, raclent leur gorge, la bouche grande ouverte vers le plafond. Ils ont bien raison de s'enfermer pour dormir. Tout homme devrait porter, chaque jour, la honte de sa nuit passée, la honte de l'abandon du sommeil.
- (fr) Le Retour au désert, Bernard-Marie Koltès, éd. Les Éditions de Minuit, 1988 (ISBN 2-7073-1184-7), scène 12, p. 60
Adrien : Mathieu est mort, ou, en tous les cas, c'est tout comme, il est déjà pratiquement massacré dans un fossé algérien, alors maintenant je m'en fous ; je ne vais quand même pas m'intéresser à un futur mort, je ne suis pas du genre à aller sur sa tombe en disant : S'il était vivant... Le cadavre prochain de mon fils ne m'intéresse pas. Alors j'hérite de moi-même ; je me désigne comme héritier universel ; et personne d'autre ne touchera à mon héritage.
- Mathieu a annoncé à son père sa volonté d'aller se battre en Algérie.
- (fr) Le Retour au désert, Bernard-Marie Koltès, éd. Les Éditions de Minuit, 1988 (ISBN 2-7073-1184-7), scène 12, p. 61-62
Mathieu : Si tu n'es pas un Arabe, alors qu'est-ce que tu es ? Un Français ? Un domestique ? Comment dois-je t'appeler ?
Aziz : Un couillon, je suis un couillon. Aziz, on ne se souvient de son nom que pour lui demander de l'argent. Je passe mon temps à faire le couillon dans une maison qui n'est pas à moi, à entretenir le jardin, à laver des planchers qui ne sont pas à moi. Et avec l'argent que je gagne, je paie des impôts à la France pour qu'elle fasse la guerre au Front, je paie des impôts au Front pour qu'il fasse la guerre à la France. Et qui défend Aziz, là-dedans ? Personne. Qui fait la guerre à Aziz ? Tout le monde.
Saïfi : Ne parle pas comme ça, Aziz.
- Le Front dont parle Aziz est le Front de libération nationale, l'histoire se déroulant en France pendant la guerre d'Algérie.
- (fr) Le Retour au désert, Bernard-Marie Koltès, éd. Les Éditions de Minuit, 1988 (ISBN 2-7073-1184-7), scène 15, p. 73
Edouard : J'ai tendance à le croire. Rien ne me le prouve, si ce n'est ma foi inébranlable dans les anciens, même si je ne les comprends pas tout à fait, mais j'ai foi en eux, et dans les modernes aussi. Ainsi, à moins que j'aie oublié une règle, à moins qu'une loi ne m'ait échappé, qu'une page soit restée collée sans que je m'en aperçoive, si tout cela est vrai, si je sautais en l'air et ne m'y maintiens ne serait-ce que deux secondes, je devrais me retrouver, en tombant, à mille quatre cents kilomètres d'ici dans l'espace, la Terre s'éloignera de moi à une vitesse folle, elle m'aura échappée, et j'aurai échappé à la Terre. Il n'y a pas de raison que cela ne marche pas, les calculs sont justes, les savants ont raison. La seule chose qui me trouble, c'est que personne, à ma connaissance, n'ait eu l'idée de faire l'expérience avant moi.
- Auparavant, Edouard énumère une série de vérités scientifiques à propos des mouvements de la Terre et des vitesses qui sont liées à ces mouvements.
- (fr) Le Retour au désert, Bernard-Marie Koltès, éd. Les Éditions de Minuit, 1988 (ISBN 2-7073-1184-7), scène 17, p. 79
Adrien : Ne commence pas, Mathilde, ne commence pas.
Mathilde : Tu appelles cela commencer, mon Adrien ?
Mathilde : Tu appelles cela commencer, mon Adrien ?
- Ces répliques sont les deux dernières de la pièce.
- (fr) Le Retour au désert, Bernard-Marie Koltès, éd. Les Éditions de Minuit, 1988 (ISBN 2-7073-1184-7), scène 18, p. 86
Citations rapportées
[modifier]La Nuit juste avant les forêts (1977)
[modifier]A coup de pied au cul ils te déménageront, le travail est là-bas, et encore là-bas, plus loin et encore plus loin, jusqu'au Nicaragua qu'ils te pousseront, à l'aise puisque ceux des pays comme cela, on les pousse bien au cul à l'aise et qu'ils débarquent ici, pas question de parler [...], si tu veux travailler, déménage, alors, si on laisse faire : nous, les cons d'ici, on se laisse pousser à coup de pied au cul jusqu'au Nicaragua, et les cons de là-bas, ils se laissent faire et ils débarquent ici, tandis que le travail, lui, il est toujours ailleurs, et jamais tu ne peux dire : c'est chez moi et ciao (ce qui fait que moi, quand je quitte un endroit, j'ai toujours l'impression de quitter là où c'était davantage chez moi que là où je vais débarquer, et quand on te pousse au cul de nouveau et que tu pars de nouveau, là où tu vas aller, tu seras encore davantage étranger, et ainsi de suite : tu est toujours plus étranger, tu es de moins en moins chez toi, on te pousse toujours plus loin, que tu ne saches pas où tu vas, et quand tu te retournes, vieux, tu regardes derrière toi, c'est toujours, toujours le désert.)
- Bernard-Marie Koltes, La Nuit juste avant les forêts, Éditions de minuit, 1977.
- Nos Limites, Gaultier Bès, éd. Le Centurion, 2014 (ISBN 979-10-9280112-5), p. 87