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Thierry Lentz

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Thierry Lentz

Thierry Lentz (né en 1959), est un historien français. Spécialiste de l'histoire du Consulat et du Premier Empire, il est directeur de la Fondation Napoléon à Paris.

Le Congrès de Vienne, une refondation de l'Europe, 1814–1815

Après avoir perdu beaucoup de temps en affrontements, ils surent conclure leurs travaux, sous la menace du retour de Napoléon. La cérémonie de signature des traités se déroula quelques jours avant la bataille de Waterloo. L'empereur avait, si l'on ose dire, sauvé un congrès dont les résultats furent considérables, le moindre n'étant pas d'avoir assuré à l'Europe un siècle sans guerre générale, ce qui n'était jamais arrivé et ne s'est pas (encore) reproduit.


Mon but a certes été de raconter l'événement — ce qui vaut la peine —, mais aussi de le replacer dans son contexte, pour tenter d'évaluer l'importance de ses rebondissements, d'analyser ses décisions et leurs conséquences, sans me priver d'aller me promener dans ses coulisses.


Pour Napoléon

Mais l'historien, cet enquêteur du passé qui cherche à le comprendre pour pouvoir l'enseigner, ne peut non plus avancer sur le vide ou sur la table rase et encore moins se conformer à des slogans. Si une dose de doute et d'irrespect sur les travaux de ses prédécesseurs lui est nécessaire, il a besoin de faits avérés et de réflexion tranquille pour les contredire ou les confirmer.


Sur le terrain académique, le temps où Napoléon et son régime suscitaient une lutte féroce entre les «anti» et les «pro» pourrait donc paraître révolu. Mais ce rééquilibrage est déjà remis en cause. Le déclin de l'autorité intellectuelle et du prestige de l'université s'accélère tandis que, dans le même temps, la simplification à l'extrême des questions historiques par les médias traditionnels et les réseaux sociaux facilite la montée en puissance de nouvelles idéologies et revendications face auxquelles la société entière se comporte comme une poule devant un couteau. Ces médias qui n'en sont plus incarnent «la hâte et la superficialité» de notre temps, déjà dénoncées par Soljenitsyne - qui ne parlait que de la presse - dans son fameux discours de Harvard (1978).


L'enseignement supérieur marche droit vers la lecture à l'américaine des questions politiques et sociales : chasse aux mâles blancs, approches «genrées», discrimination «positive» et, déjà, le «nommer-dénoncer» (name and shame) dont on verra bientôt les ravages. Pour le moment, les établissements qui tentent de résister sont gentiment réprimandés par les instances d'évaluation et d'inspection mais on sait bien que, dans ce type de combats idéologiques, la gentillesse laisse toujours la place aux injonctions puis aux sanctions.


Ces dangers réels - on ne peut même plus parler de menaces - doivent nous inciter, non à nier ou refouler l'irruption des sensibilités contemporaines dans l'histoire napoléonienne, mais à accueillir les thèmes incriminés dans nos champs d'études et de réflexions, à la place qu'ils méritent, ni plus ni moins. Encore faut-il pour cela s'extraire du débat strictement mémoriel - «représentations du passé forgées par le présent» (Enzo Traverso) - et des vagues compassionnelles et autodestructrices de l'époque. Ne pas jeter la connaissance historique par-dessus bord, en quelque sorte.


Selon Jules Michelet, il est le dernier de nos grands hommes à avoir «fait de l'histoire de France celle de l'humanité». Des pans entiers de la culture française et européenne sont inspirés de son action et continuent à imprégner nos esprits. Rien de ce que la littérature, la philosophie et l'art ont produit pendant les deux premiers siècles qui ont suivi sa mort n'aurait pu exister sans l'histoire de Napoléon, le souvenir de Napoléon, le mythe de Napoléon, la légende de Napoléon.


Le Consulat et le Premier Empire me paraissent spécialement intéressants en ce qu'ils ramassent la plupart des grands enjeux de l'histoire politique, administrative, sociale, militaire et diplomatique en une période fort brève, dans la rencontre de ce que Renan appelait «une géométrie inflexible [et] une simple succession d'incidents fortuits».


Napoléon fut un homme d'État doté de ce que nous appellerions une magnifique «mécanique intellectuelle» : tempérament de chef, mémoire phénoménale, vastes connaissances, analyse minutieuse du nécessaire et du réalisable, pensée et expressions nettes, bon sens, énergie contagieuse, sûreté dans la prise de décision. Il ne changeait pas d'opinion tous les quatre matins pour plaire à tout le monde (ou ne déplaire à personne) et s'élevait souvent au-dessus «des petites vanités et des petites passions» avec lesquelles, disait-il, «on ne fait jamais rien de grand». L'historien Jean Lucas-Dubreton a écrit qu'il inaugurera au sommet de l'État l'ère du sérieux, celle du gouvernant qui gouverne vingt-quatre heures par jour et suscite la même abnégation chez ceux qui ont l'honneur de servir l'État.


Il eut aussi la chance de disposer d'une génération exceptionnelle. Les hommes dont il s'entoura étaient expérimentés, compétents, ouverts et habiles.


S'inspirant de Montesquieu, Bonaparte écrivait en 1797 que «le droit de la guerre n'autorise peut-être pas à faire à son ennemi tout le mal possible». Il s'en tint en général à cette position, reprenant à son compte le «jus in bello» de l'Église et des philosophes : l'implacabilité de l'affrontement devait être tempéré par une sorte de code d'honneur touchant au respect des prisonniers, au secours aux blessés et à la sanctuarisation des hôpitaux, au remplacement du pillage par des contributions de guerre, à la protection et la bonne administration des populations civiles dans les territoires conquis. D'éducation intellectuelle classique et chrétienne, Napoléon considérait que la guerre était une affaire entre États qui ne mettait pas fin aux règles d'or de la civilisation.


La proclamation de l'Empire ne mit pas fin à une République dont on changeait seulement les institutions. L'article premier de la nouvelle Constitution en tirait sobrement les conséquences en disposant que «le gouvernement de la République [était] confié à un empereur». Rappelons que le mot «république» (res publica, chose publique) n'était pas non plus synonyme de démocratie représentative et encore moins de régime parlementaire. Le seul exemple "républicain" d'envergure était à l'époque celui des États-Unis où la présidence concentrait l'intégralité du pouvoir exécutif.


Peut-on renier un homme qui eut comme programme l'ordre public, l'égalité civile et la reconnaissance du mérite ? Le premier est le fondement d'une société paisible dans laquelle l'État empêche que «l'homme soit un loup pour l'homme». La seconde est une ambition - et aussi une revendication - de tout citoyen de notre pays, dont l'accomplissement prime celui de la liberté. Le troisième est ce qui fonde la récompense et la promotion de l'effort individuel, des bonnes actions pour la collectivité et de l'amour de son métier. Sur ces trois points, le consensus s'est étiolé de façon accélérée ces dernières décennies.


Écrire et faire adopter un Code civil aussi complet n'était pas rien, et je me plais souvent à citer sur ce point Robert Badinter qui écrivait : «Toute entreprise de codification, pour réussir, requiert trois conditions : un moment favorable, des juristes de talent, une volonté politique.» Le moment fut l'apaisement intérieur consécutif à Brumaire et un désir collectif de stabilisation. Les grands juristes avaient pour noms Cambacérès, Portalis, Tronchet, Maleville, Bigot de Préameneu, etc. La volonté politique était incarnée par Bonaparte, dont on ne doit pas sous-estimer ni la formation juridique - ses connaissances étonnaient parfois les jurisconsultes -, ni une profonde réflexion sur les voies et moyens de la réussite de l'entreprise codificatrice.


S'inspirant de l'universalisme et du rationalisme des Lumières, la Révolution imposa plus fermement l'unité, dans plusieurs directions : constitutionnelle avec des institutions ne relevant que de la nation, juridictionnelle avec la création d'un seul tribunal de cassation, administrative avec un découpage uniforme, économique avec la suppression des barrières intérieures.


L'exercice que j'ai tenté, librement et presque en désordre, est plus difficile et périlleux aujourd'hui qu'autrefois. L'absence de Napoléon de l'enseignement pendant plusieurs décennies l'explique en partie. En 1977 (déjà !), avec l'histoire retirée des matières structurantes pour intégrer ce qu'on appelait l'«éveil», il a été mis en marge des programmes, n'y revenant ensuite que comme un faire-valoir des idéologies dominantes, tandis qu'on évitait aux élèves tout apprentissage «vertical» pour qu'ils puissent se constituer par eux-mêmes un «socle de connaissance». Insensiblement, au fil des années, la culture historique minimale a été retirée du paquetage de survie intellectuelle des citoyens et, partant, de leurs représentants. Il n'y a plus d'«honnête homme» qui vaille. Les «futilités» de la philosophie, de l'histoire ou de la littérature seraient donc réservées au for intérieur et au plaisir intime, être exclues du débat public en attendant leur inéluctable disparition.


Le «postmodernisme» et son avatar, le «progressisme», prônent désormais ouvertement le rejet des Lumières et de la raison, ce qui n'est pas sans conséquences sur les études historiques. Dans un récent «manifeste», MM. Amiel et Emelien, théoriciens fraîchement exfiltrés de l'Élysée, ont avoué qu'ils traitaient le passé comme un objet malléable à leur guise, y sélectionnant seulement ce qui leur convenait. On aura donc compris qu'ils en excluent ce qui ne leur convient pas. Pas étonnant qu'avec d'aussi stupéfiants conseillers le président à l'oreille de qui ils murmuraient ait pu recevoir le conseil de négliger l'enracinement, les traditions, l'histoire et leurs leçons, jusqu'à la négation de la «culture française». Jamais le postmodernisme n'avait semblé s'imposer dans des sphères politiques aussi élevées, ce que ne corrigent qu'à la marge les rétropédalages postérieurs.


Le juge rôde autour de l'histoire et la digue qui le retient est fragile. Il n'y a aucune raison pour que la magistrature, issue d'un cursus où la culture générale est bannie, formée dans une école aux choix idéologiques marqués, ne finisse pas par suivre une pente dangereuse pour des libertés dont elle est en principe le défenseur. Se laissera-t-elle aller à passer du jugement historique au jugement judiciaire de l'histoire puis «de la police de la culture à la police de la pensée» ? On peut le redouter.


Dans quelques temps, par le jeu de l'âge et des carrières, les juges les plus militants peupleront les instances supérieures d'appel et de cassation. Alors, tout sera possible, y compris le pire. Certains pourraient ne pas reculer devant le sacrifice du droit et de la justice à leurs croyances et à leurs impatiences idéologiques. Le tout sera accompagné de gargarismes obligés et hypocrites sur l'impartialité et l'indépendance de la justice auxquelles on aura de moins en moins de raisons de croire.


Tout bien réfléchi, cet essai aurait pu aussi s'intituler «Pour l'histoire». Même lorsqu'elle est tragique, elle est une richesse. Clio fait réfléchir, tient l'esprit critique en éveil et, par le dialogue, ouvre aux autres. Elle n'est un traumatisme que pour ceux qui ne veulent rien construire en commun et n'ont l'œil que sur ce qui est amer ou étroit.
Surtout, l'étude et la connaissance de l'histoire rendent libre. J'oserais même dire intelligent et moins perméable aux tromperies à la mode. C'est encore Emmanuel Berl qui écrivait que «si elle ne permet pas de prédire ce que feront et ne feront pas les gouvernements et les peuples, elle permet du moins de les entendre avec moins de sottise et de leur répondre sans trop de stupidité».


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