Aller au contenu

Robert Darnton

Une page de Wikiquote, le recueil des citations libres.
Version datée du 8 mars 2021 à 09:46 par Eunostos (discussion | contributions) (+ Catégorie:Historien moderniste)
(diff) ← Version précédente | Voir la version actuelle (diff) | Version suivante → (diff)
Robert Darnton.

Robert Darnton (né le 10 mai 1939 à New York) est un historien américain, spécialiste des Lumières européennes et de l’histoire du livre sous l’Ancien Régime.

Bohème littéraire et Révolution, 1983

[modifier]

Le monde des libraires clandestins sous l'Ancien Régime

[modifier]
Voltaire, obsédé par la surpopulation des jeunes écrivains à Paris (« Jadis l'Égypte eut moins de Sauterelle »), prétendait qu'il attaquait la bohème littéraire afin d'en préserver la jeunesse [...]. Les attaques de Voltaire blessaient Mercier, qui prit la défense des « pauvres diable s» contre les favoris choyés et pensionnés des salons et des académies. Il soutenait que les « pauvres » et la « basse littérature » du faubourg Saint-Germain avaient plus de talent et de probité que la « haute littérature » du faubourg Saint-Honoré. Mais lui-même concluait de manière pessimiste : « Ah ! loin de cette carrière, vous qui ne voulez pas connaître l'infortune et l'humiliation. »
  • Bohème littéraire et Révolution (1983), Robert Darnton (trad. Éric de Grolier), éd. Gallimard, coll. « Tel », 2010  (ISBN 978-2-07-012788-7), partie 2. Dans la France prérévolutionnaire : des philosophes des Lumières aux « Rousseau des ruisseaux », p. 62


[...] le sommet parisien, le « Tout-Paris », laissait peu de place pour les jeunes gens ambitieux décidés à gagner de l'argent par tous les moyens ; peut-être, ainsi que l'affirment les sociologues, parce que les groupes de statut cherchant à s'élever tendent à devenir exclusifs ; peut-être aussi parce que la France souffrait de ce mal endémique des pays en voie de développement : une surpopulation de littérateurs et d'hommes de loi suréduqués et sous-employés. Il semble, en tout cas, que l'attrait de la nouvelle carrière glorifiée par Duclos et de la nouvelle « Église » annoncée par Voltaire ait eu pour résultat de produire une population record de « philosophes » potentiels — en bien plus grand nombre que n'en pouvait absorber le système archaïque des protections.
  • Bohème littéraire et Révolution (1983), Robert Darnton (trad. Éric de Grolier), éd. Gallimard, coll. « Tel », 2010  (ISBN 978-2-07-012788-7), partie 2. Dans la France prérévolutionnaire : des philosophes des Lumières aux « Rousseau des ruisseaux », p. 63


[...] point n'est besoin d'entreprendre un recensement complet des écrivains du XVIIIe siècle pour comprendre la tension entre les gens de la bohème littéraire et ceux du « monde » à la veille de la Révolution.
  • Bohème littéraire et Révolution (1983), Robert Darnton (trad. Éric de Grolier), éd. Gallimard, coll. « Tel », 2010  (ISBN 978-2-07-012788-7), partie 2. Dans la France prérévolutionnaire : des philosophes des Lumières aux « Rousseau des ruisseaux », p. 63


Le marché libre, « démocratique », capable de nourrir de nombreux auteurs entreprenants, n'apparaît pas en France avant que le XIXe siècle ne soit déjà bien entamé. Avant l'époque de la presse industrielle et de la lecture de masse, les écrivains vivaient en ramassant les miettes sur la route des riches, ce qui avait si bien réussi à Suard — ou ils tombaient en cours de route dans le ruisseau.
Une fois déchu dans la bohème littéraire, le jeune provincial qui avait rêvé de prendre d'assaut le Parnasse ne pouvait plus en sortir.

  • Bohème littéraire et Révolution (1983), Robert Darnton (trad. Éric de Grolier), éd. Gallimard, coll. « Tel », 2010  (ISBN 978-2-07-012788-7), partie 2. Dans la France prérévolutionnaire : des philosophes des Lumières aux « Rousseau des ruisseaux », p. 64


Les neveux et petits-neveux de Rameau avaient en réalité à affronter une double barrière, à la fois sociale et économique car, une fois que la bohème les avait marqués, ils ne pouvaient pénétrer dans la bonne société, où se distribuaient les meilleures places. Ils maudissaient donc le monde fermé de la culture. Ils survivaient en se livrant aux viles besognes de la société — en espionnant pour la police et en colportant de la pornographie — et remplissaient leurs écrits d'imprécations contre le « monde » qui les humiliait et les corrompait. Les œuvres prérévolutionnaires d'hommes comme Marat, Brissot et Carra n'expriment pas quelque vague sentiment « anti-establishment » ; elles bouillonnent de haine envers les « aristocrates » de la littérature qui ont pris possession d'une République des Lettres égalitaire et l'ont convertie en « despotisme ». Ces hommes sont devenus révolutionnaires dans les profondeurs des bas-fonds intellectuels, et c'est là qu'est née la détermination jacobine de liquider l'« aristocratie de l'esprit ».
  • Bohème littéraire et Révolution (1983), Robert Darnton (trad. Éric de Grolier), éd. Gallimard, coll. « Tel », 2010  (ISBN 978-2-07-012788-7), partie 2. Dans la France prérévolutionnaire : des philosophes des Lumières aux « Rousseau des ruisseaux », p. 64


Pour expliquer pourquoi la bohème littéraire n'avait pas d'issue et pourquoi ses prisonniers ressentaient une telle haine envers les « grands » il faut dire un mot des modes de production culturelle à la fin du XVIIIe siècle — et ce mot est le terme, que l'on rencontre partout sous l'Ancien Régime : privilège. Les livres eux-mêmes portaient des privilèges, accordés par la « grâce » royale. Les corporations privilégiées, dont l'organisation portait la marque de Colbert lui-même, monopolisaient la production et la distribution de la chose imprimée. Les revues privilégiées exploitaient des monopoles accordés par le roi. La Comédie-Française, l'Académie Royale de Musique, l'Académie Royale de Peinture et de Sculpture, toutes privilégiées, jouissaient du monopole légal du théâtre, de l'opéra et des arts plastiques. L'Académie Française n'accordait l'immortalité littéraire qu'à quarante privilégiés, tandis que des corps privilégiés comme l'Académie des Sciences et la Société Royale de Médecine dominaient le monde scientifique. Et, au-dessus de tous ces « corps », s'élevait l'élite culturelle superprivilégie qui limitait le « monde » à ses propres rangs.
  • Bohème littéraire et Révolution (1983), Robert Darnton (trad. Éric de Grolier), éd. Gallimard, coll. « Tel », 2010  (ISBN 978-2-07-012788-7), partie 2. Dans la France prérévolutionnaire : des philosophes des Lumières aux « Rousseau des ruisseaux », p. 65


Il peut avoir été normal pour une société corporative d'organiser sa culture en corporations, mais cette organisation archaïque contraignait des forces qui auraient pu développer les industries culturelles et faire vivre un plus grand nombre des gens se trouvant dans les bas-fonds littéraires surpeuplés. En fait, les corporations de libraires agissaient bien plus efficacement que la police pour supprimer les livres sans privilège, et les jeunes sous-privilégiés comme Brissot étaient réduits à la misère, non pas tant du fait que leurs premières œuvres étaient d'opinions avancées, mais bien plus parce que les monopoles les empêchaient d'accéder au marché.
  • Bohème littéraire et Révolution (1983), Robert Darnton (trad. Éric de Grolier), éd. Gallimard, coll. « Tel », 2010  (ISBN 978-2-07-012788-7), partie 2. Dans la France prérévolutionnaire : des philosophes des Lumières aux « Rousseau des ruisseaux », p. 65


[...] comme l'observe Tocqueville, c'est l'ouverture imparfaite de la possibilité d'ascension qui produit les tensions sociales et non son absence. Nulle part ce phénomène général n'était plus important que dans le monde des lettres, car l'attraction de cette nouvelle carrière produisait plus d'écrivains que n'en pouvait intégrer le « monde » ou bien qu'il n'en pouvait subsister en dehors de celui-ci. Pour les exclus, tout le système semblait corrompu, et ils n'étaient pas enclins à attribuer leur échec à leur propre incapacité : bien au contraire, ils tendaient à se considérer comme les successeurs de Voltaire. Ils avaient frappé à la porte de l'Église voltairienne, et la porte était resté fermée. Non seulement leur statut ne s'élevait pas aussi vite qu'ils l'avaient espéré, mais ils étaient entraînés vers le bas, boulets aux pieds, dans un monde d'oppositions et de contradictions, dans le « monde » à l'envers, où l'on ne pouvait définir aucun « état » et où la dignité se désagrégeait dans le dénuement.

  • Bohème littéraire et Révolution (1983), Robert Darnton (trad. Éric de Grolier), éd. Gallimard, coll. « Tel », 2010  (ISBN 978-2-07-012788-7), partie 2. Dans la France prérévolutionnaire : des philosophes des Lumières aux « Rousseau des ruisseaux », p. 66


La bohème littéraire n'avait [...] pas la structure corporative de la culture établie, mais elle n'était pas non plus anarchie pure. Elle possédait ses propres institutions. Par exemple, les « musées » et « lycées » qui avaient surgi en si grand nombre dans les années 1780 répondaient aux besoins d'obscurs écrivains voulant disposer d'un lieu où exposer leur marchandise, réciter leurs œuvres et prendre des contacts. Ces sortes de clubs formalisaient la fonction des cafés. Les musées de Court de Gébelin et de P.C. de La Blancherie paraissent même avoir fait office de contre-académies et d'anti-salons pour la multitude des philosophes qui ne pouvaient trouver audience ailleurs.
  • Bohème littéraire et Révolution (1983), Robert Darnton (trad. Éric de Grolier), éd. Gallimard, coll. « Tel », 2010  (ISBN 978-2-07-012788-7), partie 2. Dans la France prérévolutionnaire : des philosophes des Lumières aux « Rousseau des ruisseaux », p. 67


[...] le prolétariat littéraire n'avait pas de situation dans la société. Ses pamphlétaires loqueteux ne pouvaient pas se dénommer eux-mêmes « hommes de lettres » ; ils étaient tout juste de la canaille, condamnée aux greniers et aux gouttières, travaillant dans l'isolement, la pauvreté et la dégradation, et donc des proies faciles pour la psychologie du raté — une combinaison perverse de haine du système et de haine de soi-même.
  • Bohème littéraire et Révolution (1983), Robert Darnton (trad. Éric de Grolier), éd. Gallimard, coll. « Tel », 2010  (ISBN 978-2-07-012788-7), partie 2. Dans la France prérévolutionnaire : des philosophes des Lumières aux « Rousseau des ruisseaux », p. 72


L'agressivité de la bohème littéraire se manifesta avec une véhémence exceptionnelle durant les dernières années de l'Ancien Régime. Elle se manifestait à travers les libelles, qui étaient le soutien des folliculaires, leur pain quotidien, leur genre favori, et un genre qui mérite d'être sauvé de l'oubli où l'a laissé la négligence des historiens, car il exprime la vision du monde de la bohème : un spectacle de coquins et d'imbéciles s'achetant et se vendant les uns aux autres et tombant toujours victimes des « grands ».
  • Bohème littéraire et Révolution (1983), Robert Darnton (trad. Éric de Grolier), éd. Gallimard, coll. « Tel », 2010  (ISBN 978-2-07-012788-7), partie 2. Dans la France prérévolutionnaire : des philosophes des Lumières aux « Rousseau des ruisseaux », p. 72


Morande ne laisse pas seulement à son lecteur une impression générale de corruption. Il associe la décadence de l'aristocratie à son incapacité à remplir ses fonctions dans l'armée, l'Église et l'État.
« On compte en France que sur environ deux cents colonels, tant d'infanterie, cavalerie, que dragons, il y en a cent quatre-vingts qui savent danser et chanter des petits airs, à peu près le même nombre qui portent de la dentelle et des talons rouges, et la moitié au moins qui savent lire et signer leurs noms; on ajoute à ce calcul qu'il n'y en a pas quatre qui sachent les éléments de leur métier. »

  • Bohème littéraire et Révolution (1983), Robert Darnton (trad. Éric de Grolier), éd. Gallimard, coll. « Tel », 2010  (ISBN 978-2-07-012788-7), partie 2. Dans la France prérévolutionnaire : des philosophes des Lumières aux « Rousseau des ruisseaux », p. 74


Morande insiste constamment sur le lien entre la corruption sexuelle et la corruption politique par de brèves nouvelles telles que celle-ci : « Le malheureux baron de Vaxen ayant une jolie femme dont il était jaloux a été envoyé dans une prison par une lettre de cachet, pour apprendre l'usage du monde, pendant que le duc couche avec sa femme. » La monarchie a dégénéré en despotisme : le message ressort à chaque page. Les ministres ont engagé une série de secrétaires supplémentaires rien que pour signer les lettres de cachet ; la Bastille et Vincennes sont si surpeuplées qu'il a fallu y monter des tentes dans les cours pour y loger les gardiens ; un nouveau corps de policiers d'élite, modelé sur les dragons de Louis XIV, a été créé pour terroriser les provinces; le gouvernement expérimente une nouvelle machine qui pourrait pendre dix hommes à la fois ; et le bourreau a donné sa démission, non qu'il soit tracassé par cette automatisation, mais parce que le nouveau ministère Maupeou offense son sentiment de la justice.

  • Bohème littéraire et Révolution (1983), Robert Darnton (trad. Éric de Grolier), éd. Gallimard, coll. « Tel », 2010  (ISBN 978-2-07-012788-7), partie 2. Dans la France prérévolutionnaire : des philosophes des Lumières aux « Rousseau des ruisseaux », p. 74


La calomnie sur une telle échelle, malgré ses motivations grossières, équivalait-elle à un appel à la révolution ? Pas vraiment, car les libelles ne proposaient aucun programme. Non seulement ils étaient incapables de suggérer au lecteur la moindre idée quant à la société appelée à remplacer l'Ancien Régime, mais encore ils étaient hors d'état de produire la moindre abstraction. Morande réclamait à grands cris la liberté et, fulminant contre la décadence aristocratique, il semblait se faire l'avocat des normes bourgeoises de la bienséance, ne fût-ce que par contraste. Mais il ne défendait aucun ensemble précis de principes. Il se qualifiait lui-même de « philosophe cynique » et calomniait tout le monde, y compris les philosophes. Le même esprit se retrouvait dans la plupart des autres libelles ; il s'agissait là bien plus de nihilisme que d'un engagement idéologique.

  • Bohème littéraire et Révolution (1983), Robert Darnton (trad. Éric de Grolier), éd. Gallimard, coll. « Tel », 2010  (ISBN 978-2-07-012788-7), partie 2. Dans la France prérévolutionnaire : des philosophes des Lumières aux « Rousseau des ruisseaux », p. 77


Les hommes de la bohème littéraire considéraient [...] Jean-Jacques comme un des leurs. En observant sa carrière, ils pouvaient non seulement imaginer la réalisation de leurs espoirs, mais encore y trouver une consolation à leurs déboires. Ayant vécu pendant plusieurs années comme le neveu de Rameau dont il est peut-être le modèle, Rousseau s'était élevé dans le « monde », avait vu celui-ci sous son vrai jour, dénoncé la culture de l'élite elle-même comme le véritable agent de la corruption sociale, et il était retourné, avec sa femme issue de la classe ouvrière et semi-illettrée, vers une humble existence proche de la bohème littéraire, où il était mort pur et purifié. Les folliculaires le respectaient et méprisaient VoltaireVoltaire le « mondain » qui avait stigmatisé Rousseau en le traitant de « pauvre diable » et qui était mort la même année que lui au sein du « monde ».
  • Bohème littéraire et Révolution (1983), Robert Darnton (trad. Éric de Grolier), éd. Gallimard, coll. « Tel », 2010  (ISBN 978-2-07-012788-7), partie 2. Dans la France prérévolutionnaire : des philosophes des Lumières aux « Rousseau des ruisseaux », p. 78


Il y a quelque danger à utiliser le mot « révolutionnaire » en un sens trop large et à exagérer la distance idéologique entre le sommet et le bas du monde littéraire de l'Ancien Régime. Les premiers philosophes étaient « révolutionnaires » à leur manière : ils construisaient et propageaient un système de valeurs, ou une idéologie, qui minait les valeurs traditionnelles que les Français avaient héritées de leur passé catholique et royaliste. Les gens de la bohème littéraire croyaient au message des philosophes ; ils ne voulaient rien d'autre que devenir eux-mêmes des philosophes. Ce fut leur tentative pour réaliser cette ambition qui leur fit considérer la « philosophie » sous un autre éclairage et les amena à la confronter aux réalités non seulement de la société en général mais encore à celles du monde de la culture. Les grands philosophes, eux aussi, percevaient les réalités qui sous-tendaient le système culturel, et leurs successeurs de la génération suivante peuvent avoir été aussi réalistes que les écrivassiers les plus mordants : rien ne suggère que le point de vue du sommet ait été plus déformé que celui de la base.
  • Bohème littéraire et Révolution (1983), Robert Darnton (trad. Éric de Grolier), éd. Gallimard, coll. « Tel », 2010  (ISBN 978-2-07-012788-7), partie 2. Dans la France prérévolutionnaire : des philosophes des Lumières aux « Rousseau des ruisseaux », p. 79


Les agressions passionnées que convoient les écrits de la bohème étaient révolutionnaires, bien que leurs auteurs n'aient eu aucun programme politique cohérent, ni même d'idées qui leur étaient été propres. Les philosophes et les libellistes étaient séditieux de deux façons différentes : les Lumières, participant désormais à l' establishment, minaient la confiance de l'élite envers la légitimité de l'ordre établi et, en attaquant l'élite, les libelles diffusaient le mécontentement plus largement et dans des couches plus profondes. Chacun de ces deux camps mérite une place aux origines intellectuelles de la Révolution.
  • Bohème littéraire et Révolution (1983), Robert Darnton (trad. Éric de Grolier), éd. Gallimard, coll. « Tel », 2010  (ISBN 978-2-07-012788-7), partie 2. Dans la France prérévolutionnaire : des philosophes des Lumières aux « Rousseau des ruisseaux », p. 79


La Révolution venue, l'opposition entre les couches supérieures et les couches inférieures de la littérature allait disparaître. La bohème littéraire se souleva, abattit le « monde » et réquisitionna les postes qui donnaient pouvoir et prestige. Ce fut une révolution culturelle, qui créa une nouvelle élite et lui procura de nouvelles situations. Tandis que Suard, Marmontel et Morellet perdaient leurs revenus, Brissot, Carra, Gorsas, Manuel, Mercier, Desmoulins, Prudhomme, Loustalot, Louvet, Hébert, Maret, Marat, et bien d'autres représentants de l'ancien prolétariat littéraire, menaient une vie nouvelle, ils étaient journalistes et bureaucrates.
  • Bohème littéraire et Révolution (1983), Robert Darnton (trad. Éric de Grolier), éd. Gallimard, coll. « Tel », 2010  (ISBN 978-2-07-012788-7), partie 2. Dans la France prérévolutionnaire : des philosophes des Lumières aux « Rousseau des ruisseaux », p. 80


La Révolution mit le monde culturel sens dessus dessous. Elle détruisit les académies, dispersa les salons, retira les pensions, abolit les privilèges et supprima les organismes et les droits acquis qui avaient étranglé le commerce du livre avant 1789. Les journaux et les théâtres surgirent à une telle cadence que l'on peut même parler d'une révolution industrielle à l'intérieur de la révolution culturelle.
  • Bohème littéraire et Révolution (1983), Robert Darnton (trad. Éric de Grolier), éd. Gallimard, coll. « Tel », 2010  (ISBN 978-2-07-012788-7), partie 2. Dans la France prérévolutionnaire : des philosophes des Lumières aux « Rousseau des ruisseaux », p. 80


En détruisant les vieilles institutions, la nouvelle élite opérait une sorte de justice révolutionnaire sommaire : Manuel prenait possession du service de la police qui l'avait naguère engagé en secret pour supprimer les libelles, et publiait ses archives sous forme d'un libelle (en éliminant soigneusement toutes les références à sa carrière d'espion de police ainsi qu'à celle de son ami Brissot) ; Marat, victime de la persécution académique avant la Révolution, dirigeait le mouvement qui allait par la suite détruire les académies ; Fabre et Collot, acteurs et auteurs dramatiques frustrés sous l'Ancien Régime, brisaient le monopole des comédiens du roi — et il s'en fallut de peu qu'ils ne fissent aussi tomber leurs têtes.
  • Bohème littéraire et Révolution (1983), Robert Darnton (trad. Éric de Grolier), éd. Gallimard, coll. « Tel », 2010  (ISBN 978-2-07-012788-7), partie 2. Dans la France prérévolutionnaire : des philosophes des Lumières aux « Rousseau des ruisseaux », p. 80


Beaucoup de membres de l'ancienne élite, et même des académiciens comme Condorcet, Bailly, Chamfort et La Harpe ne s'opposèrent pas à la destruction des institutions qui les avaient fait prospérer. Les écrivailleurs se dispersèrent en de multiples directions, soutenant différentes factions au cours des diverses phases du conflit. Quelques-uns, en particulier durant la période girondine et le Directoire, prouvèrent qu'ils ne souhaitaient rien d'autre que de participer à la renaissance du « monde ». Et, au moins dans les années 1789-1791, la Révolution mit à l'ordre du jour beaucoup d'idées qui avaient été propagées par les Hautes Lumières. Mais dans sa phase la plus révolutionnaire la Révolution fut l'expression des passions anti-élitistes de la bohème littéraire. On ne saurait interpréter ces passions simplement comme nées de l'appétit pour les situations ou de la haine des mandarins. Les pamphlétaires jacobins croyaient en leur propagande. Ils voulaient dépouiller en eux le vieil homme et devenir des hommes nouveaux, nouvellement intégrés dans une république vertueuse. En tant que révolutionnaires culturels, ils désiraient détruire l'« aristocratie de l'esprit » afin de créer une République des Lettres égalitaire dans une république égalitaire.
  • Bohème littéraire et Révolution (1983), Robert Darnton (trad. Éric de Grolier), éd. Gallimard, coll. « Tel », 2010  (ISBN 978-2-07-012788-7), partie 2. Dans la France prérévolutionnaire : des philosophes des Lumières aux « Rousseau des ruisseaux », p. 81


Il faut, bien sûr tenir compte d'exceptions comme Condorcet, mais la génération de philosophes du temps de Suard avait singulièrement peu de choses à dire. Ces gens disputaient sur Gluck et Piccini, faisaient du préromantisme, débitaient les vieilles litanies sur la réforme des lois et l'« infâme »... et récoltaient leurs dîmes. Pendant qu'ils s'engraissaient dans l'Église de Voltaire, l'esprit révolutionnaire passait aux hommes maigres et affamés de la bohème littéraire, à ces parias culturels qui, dans la pauvreté et l'humiliation, préparaient la version jacobine du rousseauisme. Les pamphlets grossiers de la bohème étaient révolutionnaires par les sentiments qui les animaient autant que par leur message. Ils exprimaient la passion d'hommes haïssant l'Ancien Régime de toutes leurs forces, jusqu'à en être malades. C'est dans cette haine viscérale, et non dans les abstractions raffinées de l'élite culturelle satisfaite, que la révolution extrémiste jacobine allait trouver sa voix authentique.
  • Bohème littéraire et Révolution (1983), Robert Darnton (trad. Éric de Grolier), éd. Gallimard, coll. « Tel », 2010  (ISBN 978-2-07-012788-7), partie 2. Dans la France prérévolutionnaire : des philosophes des Lumières aux « Rousseau des ruisseaux », p. 82


Le monde des libraires clandestins sous l'Ancien Régime

[modifier]

En 1765, d'Hémery avait démantelé un réseau de contrebandiers qui opérait dans tous les Pays-Bas et dans le nord de la France. Le nom de Gerlache se trouve en tête de la liste des « colporteurs et distributeurs de mauvais livres » contenue dans le rapport que d'Hémery avait adressé au lieutenant général de la police à Paris :
« Gerlache, connu depuis longtemps pour colporteur et poursuivi comme tel, vient d'établir sa résidence à Thionville. Plongé dans l'égout du Parnasse dont il tire son aliment, il s'efforce d'en ranimer tous les insectes. Leur essaim couvre déjà les frontières et menace de se répandre dans tout le royaume.
Bonin établi à Huy près de Liège lui fournit toutes sortes de mauvais livres. Un de ses associés, libraire hollandais à Longwy, lui en fournit aussi des plus rares. Enfin, tout ce que la presse licencieuse de Hollande enfante de plus monstrueux et de plus infâme lui est envoyé par les correspondances qu'il a dans ce pays-là.
Jean Henry, autre associé de Gerlache et autrefois colporteur à Paris,tient un entrepôt de toutes ces horreurs à Charleville.
Selon les relations qui viennent de ces pays-là, ils sont au moins sept à huit dispersés et errants, tantôt dans une ville, tantôt dans une autre, où ils ne font que paraître et disparaître, couvrant leur marche avec beaucoup de soin, comme fugitifs et vagabonds. Les principales villes qu'ils infectent sont Charleville, Longwy, Thionville, Huy près de Liège, Verdun, Étain, Sedan. »

  • Bohème littéraire et Révolution (1983), Robert Darnton (trad. Éric de Grolier), éd. Gallimard, coll. « Tel », 2010  (ISBN 978-2-07-012788-7), partie 5. Le monde des libraires clandestins sous l'Ancien Régime, chap. II. Marginalité et mobilité, p. 139


Vous pouvez également consulter les articles suivants sur les autres projets Wikimédia :