Hélie Denoix de Saint Marc ou Hélie de Saint Marc, né le 11 février 1922 à Bordeaux et mort le 26 août 2013 à La Garde-Adhémar (Drôme), est un ancien résistant et un ancien officier d'active de l'armée française.
Les sentinelles du soir
Je me répétais : « Si on doit un jour ne plus comprendre comment un homme a pu donner sa vie pour quelque chose qui le dépasse, ce sera fini de tout un monde, peut-être de toute une civilisation. »
Les sentinelles du soir, Hélie de Saint Marc, éd. les arènes, 1999
(ISBN 2-912485-02-9), p. 26
Ces question s'aiguisent avec le temps, surtout certains soirs, quand la vitalité et parfois le courage diminuent. La tentation du découragement plane, comme un aigle qui tourne autour de sa proie, en cercles rapprochés. C'est alors que l'on se tourne vers cet enfant que l'on a été, débordant d'un appétit de vivre que rien ne semblait pouvoir rassasier, grave de la vérité de la vie. Surtout, pense-t-on en soi-même, faites que je ne le déçoive pas.
Les sentinelles du soir, Hélie de Saint Marc, éd. les arènes, 1999
(ISBN 2-912485-02-9), p. 28
La souffrance était telle que je devais limiter mon champ de conscience et fractionner le temps. J'en étais arrivé, pour tenir un jour encore, à séparer ma propre vie en tranches de quelques minutes à peine. Atteindre encore l'autre rive, faire un pas, puis l'autre, marcher, une jambe projetée dans le vide à la recherche d'un peu de terre meuble, soulever mon squelette, ne pas penser, ne pas regarder, trouver encore la force au-delà de mes forces, chercher le visage de ma mère, ne pas pleurer, penser à tous le courage déjà accumulé, haïr les SS pour ce camarade qui m'a tendu la main et qu'ils ont jeté dans la fosse comme un chien, ne pas fermer les yeux, surtout ne pas glisser, forer encore, percer le mur, oublier les aboiements, chercher un appui, vouloir une seconde accrocher le regard du Kapo. Mais non, ne pas quémander un geste de grâce, ne rien lâcher, déjà une minute de gagnée... Maintenant atteindre l'autre minute. Et tout recommencer.
Les sentinelles du soir, Hélie de Saint Marc, éd. les arènes, 1999
(ISBN 2-912485-02-9), p. 34
En déportation, j'ai appris qu'il existe une limite au-delà de laquelle on trouve toujours des sentiments acides : le mensonge, la rage, l'abandon, l'égoïsme, la défiance. Nous portons chacun notre propre caricature. Il suffit souvent de quelques jours à peine pour que le masque tombe à terre. la statue intérieure se brise. On ne revient jamais de ces souffrances.
Avant mon séjour dans les camps de concentration, je pensais que le pire venait d'ailleurs. J'ai trouvé le pire chez les autres et aussi en moi. Ce n'est pas l'abandon des siens qui est le plus dur à vivre, mais la déchéance de l'homme en soi. la conscience part en lambeaux. l'extrême humiliation transforme les hommes en coupables. c'est la tristesse des déportés.
Les sentinelles du soir, Hélie de Saint Marc, éd. les arènes, 1999
(ISBN 2-912485-02-9), p. 36
Grâce à cette résistance, je sais que je ne suis pas celui qui a été humilié, mais celui qui a dit « non » jusqu'au bout, que je ne suis pas seulement un numéro tatoué mais un homme qui a tendu toutes ses forces pour préserver cette minuscule loupiote de vie dans la nuit et qui a rencontré l'humanité là où elle semblait avoir disparu.
Les sentinelles du soir, Hélie de Saint Marc, éd. les arènes, 1999
(ISBN 2-912485-02-9), p. 37
Ce long compagnonnage avec le courage m'a été utile en prison et lorsque je suis tombé malade, à la fin des années soixante-dix. Les heures tombaient une à une dans le silence. Je m'avançais sur les rebords du vertige, lorsque la tentation de céder était trop forte. Je pensais alors à la nuit du tunnel et à mes frères de malheur, aux heures d'attente dans les carlingues avant de sauter, et à ma mère devant son ouvrage , avec son aiguille, point par point, dans la lumière pâle de l'hiver. Alors je marchais intérieurement, une respiration après l'autre, pour atteindre la terre ferme, ou l'angoisse lâchait prise.
Ce courage-là me sera sans doute nécessaire en approchant de la mort. J'ai suffisamment vécu pour savoir que mes victoires passées ne me garantissent pas contre l'affolement final. Chacun rejoue sa vie jusqu'à la dernière seconde. C'est sans doute à ce moment-là qu'il me faudra retrouver, une dernière fois, le courage de ma mère, son sourire et son regard vert.
Les sentinelles du soir, Hélie de Saint Marc, éd. les arènes, 1999
(ISBN 2-912485-02-9), p. 42
J'ai attendu un moment, et je lui ai cité
maître Eckart, mon vieux compagnon de nuit blanche dans la prison de Tulle : « Ce ne sont pas nos gestes qui nous sanctifient, c'est nous qui sanctifions nos gestes. » Je crois que c'est là notre seule liberté.
Les sentinelles du soir, Hélie de Saint Marc, éd. les arènes, 1999
(ISBN 2-912485-02-9), p. 93
Toute une vie
J'ai vu la grande France s'écrouler en quelques semaines. Je ne l'ai jamais oublié. Prenez les puissants d'aujourd'hui, toujours entre deux avions privés et trois conseils d'administration, avec des rémunérations faramineuses. Leur monde peut imploser en quarante-huit heures. Et combien d'entre eux se réfugieront sous la table, tremblants de peur, à essayer de sauver leur peau ?
J'ai tout de suite compris ce qui nous attendait à Buchenwald. Parmi les sentinelles qui nous encadraient, il y en avait une qui parlait le français, un Alsacien. Je ne lui ai rien dit mais il s'est approché de moi : « Marche vite, marche vite, autrement ils vont te tuer. » Je lui ai demandé : « C'est dur ? » Il m'a répondu : « Très, très dur… »
Rien de plus inégal que la déportation. Je hausse les épaules lorsque j'entends dire : « Il a survécu parce qu'il était croyant, qu'il avait une volonté de fer », comme si ceux qui furent jetés dans les fosses communes étaient de mécréants sans caractère. Nous aimons trouver un sens à la souffrance, or le mal, justement n'a pas de sens. Il est le visage de l'absurde. J'ai vu des camarades de très grande résistance morale mourir parce que leur carcasse ne les soutenait plus.
Le tunnel fut le pire épisode de ma déportation, — et il dura huit mois. Mais sans ces épreuves supplémentaires partagées avec tous les laissés-pour-compte des camps, des dimensions essentielles de la vie me seraient restées étrangères. Je n'aurais pas connu quelques hommes d'une hauteur insoupçonnée et des formes de courage que je n'ai plus jamais rencontrées. J'ai été le témoin d'attitudes hors du commun de la part d'hommes réduits à l'état de squelettes et traités comme des animaux. Cet interminable tenir, tenir jusqu'au bout de l'heure, puis du jour qui les laissait en vie. Cette volonté de rester debout le plus longtemps possible, pour les autres et pour eux-mêmes. Cette intégrité qui leur permettait de garder malgré tout une étincelle, une espérance dans la nuit…
Lorsque je suis revenu de déportation, alors qu'en moi presque tout était détruit, j'ai craint de ne jamais retrouver mon équilibre. J'étais suspendu entre l'enfer et la lumière sans savoir où était ma place. J'aurais pu sombrer. Mon intégrité avait été atteinte. l'humiliation ne se dissout pas dans la paix. Elle ronge le cerveau, lentement, inexorablement. Si malgré les cauchemars et les blessures irrémédiables, j'ai pu renouer avec la vie, c'est grâce à mon enfance. En automate, je refaisais les gestes que mes quinze ans avaient gravés en moi lorsque j'étais un adolescent libre, empli de cette sensualité naturelle à ceux qui ne savent rien du mal. Je cherchais les traces anciennes du bonheur pour y poser mes pas. Mon enfance se posait sur moi. Elle distillait avec bienveillance les secondes de douceur et les minutes de quiétude, comme les rudes infirmiers de l'Iowa nourrissant à la cuiller, avec des précautions maternelles, les rescapés affamés des camps.
Le soir de Noël, des éclats sombres traversaient le regard des légionnaires. Nous les sentions parfois démunis, plus silencieux qu'à l'accoutumée, retenus par le souvenir d'un berceau, d'une main maternelle qui s'approche pour calmer la fièvre d'un enfant ou par les cheveux déployés d'un amour laissé au loin.
Lorsque les hommes tombaient au combat, il fallait rassembler leurs affaires et prévenir leur famille. J'ai fait à cette occasion des découvertes que je garde précieusement en moi. Personne ne viendra les déranger. Elles mourront avec moi. Seul le silence est digne de certaines tragédies.
Pendant des années les cauchemars liés à l'évacuation de Talung ont rejoint ceux de la déportation. J'avais le sentiment d'avoir été parjure. Ce mot veut-il dire encore quelque chose à une époque où la notion d'honneur est passée à l'arrière-plan ? Disons qu'il ne s'agissait pas d'un serment chevaleresque. Tout simplement de centaines d'hommes et de femmes dont, parfois, les moindres traits sont inscrits dans ma mémoire et à qui, au nom de mon pays, j'avais demandé un engagement au péril de leur vie. Nous les avons abandonnés en deux heures. Nous avons pris la fuite comme des malfrats. Ils ont été assassinés à cause de nous.
Sachez-le, c'était un crime.
Toute une vie, Hélie de Saint Marc, éd. les arènes, 2004
(ISBN 2-912485-77-0), p. 127
Divers
Ce qui me frappe, dans l'appréhension que l'on a de l'affaire algérienne, c'est qu'on oublie qu'elle a été, avant tout, une guerre civile entre musulmans, et que ceux que nous appelions, à l'époque, les Français musulmans en ont été les premières victimes. Le FLN a réussi à étendre son emprise sur les campagnes et dans les villes par des méthodes bien connues, qu'on peut, pour faire bref, appeler terroristes et staliniennes, comme nous en avons été les témoins. [...] nous avons traversé des villages où nous avons vu des hommes égorgés, émasculés, défigurés, parce qu'on les avait soupçonnés d'être pro-français. Il s'agissait de Français musulmans, qui avaient été tués de manière atroce par d'autres Français musulmans : tel a été notre premier contact physique avec la rébellion. Bien entendu, les pieds-noirs ont été, eux aussi, les cibles de ce terrorisme. Mais la vision que l'on peut avoir, en parcourant les journaux aujourd'hui, et qui donne le sentiment que la guerre d'Algérie opposait les pieds-noirs et l'armée au peuple algérien, est profondément biaisée. Sur le terrain, ce n'était pas du tout cela : c'était une guerre entre Français, dont les principales victimes ont été les Français musulmans. Il faut donc y insister : la guerre d'Algérie a été une guerre civile entre Français musulmans, ceux qui voulaient séparer l'Algérie de la France, et ceux qui voulaient sortir de la situation coloniale par le haut, et faire en sorte que cette terre puisse abriter ensemble et faire coexister en paix sous l'égide de la France les fidèles de la Bible, du Talmud et du Coran.
Le livre blanc de l'armée française en Algérie, Michel de Jaeghere, éd. Contretemps, 2001, Propos de
Hélie de Saint Marc , p. 20
À mon jeune interlocuteur,
Je dirai donc que nous vivons une période difficile
où les bases de ce qu'on appelait la Morale
et qu'on appelle aujourd'hui l'Éthique,
sont remises constamment en cause,
en particulier dans les domaines du don de la vie,
de la manipulation de la vie,
de l'interruption de la vie.
Dans ces domaines,
de terribles questions nous attendent dans les décennies à venir.
Oui nous vivons une période difficile
où l'individualisme systématique,
le profit à n'importe quel prix,
le matérialisme,
l'emportent sur les forces de l'esprit.
- extrait de Que dire à un jeune de vingt ans
Enfin, je lui dirai
que de toutes les vertus,
la plus importante, parce qu'elle est motrice de toutes les autres
et qu'elle est nécessaire à l'exercice des autres,
de toutes les vertus,
la plus importante me paraît être le courage, les courages,
et surtout celui dont on ne parle pas
et qui consiste à être fidèle à ses rêves de jeunesse.
Et pratiquer ce courage, ces courages,
c'est peut-être cela
« L'Honneur de Vivre »
- extrait de Que dire à un jeune de vingt ans
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