Les Passions schismatiques

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Les Passions schismatiques.

Les Passions schismatiques est un essai de Gabriel Matzneff paru en 1977.

Citations[modifier]

Préface[modifier]

Ce sont nos défauts qui nous poussent dans la société, et nos qualités qui nous perdent.


En régime démocratique, on ne peut ni empêcher un écrivain notoire de publier ses livres, ni le déporter, ni le fusiller, mais il existe d'autres manières, plus subtiles et feutrées, non moins efficaces, d'étouffer un homme et une œuvre, de les tenir dans l'illégitimité.


Celui qui a reçu le terrible pouvoir de brûler avec des mots n'a pas le droit d'en user avec légèreté : quand on trempe sa plume dans ce curare irrémissible que peut d'aventure être la langue française, il faut savoir ne flécher qu'à bon escient.


Le polémiste est souvent haineux, et la haine déconsidère les plus vastes talents.


Les indignations des littérateurs sont des indignations suspectes : nous souffrons d'ordinaire d'une telle hypertrophie du moi, nous sommes si obstinément jaloux de notre personnage, que le public aurait tort d'être embéguiné de notre intérêt pour les nobles causes : nous pouvons bien écrire des libelles enflammés sur Dieu ou sur le peuple, nous ne serons jamais que des chrétiens douteux et des révolutionnaires de comédie. Le christianisme et l'ouvriérisme supposent l'oubli de soi, et si habiles que nous soyons à travestir les paroles de l'amour-propre sous le nom du souci de l'honneur divin et de la félicité populaire, cet oubli de soi est bien ce dont nous sommes le moins capables.


Je suis pénétré au suprême de la vanité de mon combat. « Mon combat », cette seule expression me fait hausser les épaules. Tout ce que je puis écrire est inutile, surtout si c'est la vérité.


Tout ce que j'aime sera détruit, tout s'abîmera dans le néant. L'évolution des choses est sans remède, et je sais le dérisoire de mes nostalgies, et de mes espérances. Le monde va devenir chaque jour plus bête, plus laid et plus dur. Le décervelage des peuples par la télévision, le massacre de la nature par les industries, l'usage généralisé de la torture par les polices, l'empire grandissant des idéologies froides, sont des processus irréversibles, et qui ne trompent pas. L'avenir va être atroce.


Le Christ[modifier]

Le putanisme des littérateurs, déjà irritant lorsqu'il se pique de politique, devient insupportable quand il prétend s'appliquer aux choses de la foi.


L'éternité commence ici et maintenant. L'appel de la transcendance n'est pas une fuite en montgolfière.


La plupart des hommes vivent à la surface d'eux-mêmes et du monde. Le divin n'est rien d'autre que cette profondeur de la vie à laquelle l'Église nous initie. Le sacré n'est pas le surnaturel, mais il est la plénitude de la nature christifiée.


Dieu est au-delà de tous les noms de Dieu, au-delà de l'idée de Dieu. Pour pressentir ce que peut être l'existence de Dieu, nous n'avons que deux voies, qui d'ailleurs se confondent : l'amour et la beauté. L'amour de la créature et la beauté du monde créé sont les vitraux à travers quoi nous recevons, en transparence, la lumière du Christ, « soleil de justice ».


L'Occident meurt d'avoir au cours des siècles séparé l'anthropologie de la théologie, la science de l'homme de la connaissance de Dieu : ce que l'Orient peut lui apporter, c'est un élan théandrique, une vision totale de l'homme, c'est-à-dire de la co-opération de Dieu et de l'humanité, dont le Christ est la figure. La seule vraie révolution du siècle à venir sera la redécouverte par l'homme de la divinité de son existence et de son être.


Le christianisme n'est pas une idéologie, c'est une Personne.


Les croyants parlent volontiers de la puissance de Dieu, et de sa force. Moi, ce sont sa faiblesse et sa vulnérabilité qui m'émeuvent. Je suis frappé par le risque extraordinaire qu'implique la création. Si l'homme n'était pas libre, tout irait comme sur des roulettes au paradis des esclaves béats, au royaume du Grand Inquisiteur ; mais l'homme a été créé libre, et cette liberté est un terrible soleil. Dieu peut tout, sauf nous contraindre à l'aimer. La résurrection et la liberté sont les deux colonnes du temple : que l'une d'elles manque, et tout s'écroule.


Dieu est amour, c'est exact, mais n'en abusons pas, et ne nous abusons pas. L'amour est une aventure dangereuse, un fil d'or tendu sur un gouffre, un feu consumant. Dieu brûle.


L'important n'est pas d'être un intellectuel, mais d'être un spirituel et un sensuel. La flamme d'un cierge, la chaleur d'un corps adolescent, voilà ce qui rend la vie passionnante. Les idées, les concepts, c'est très secondaire.


Ma rêverie, mon imagination, mes sens, mon cœur, ma folie ont soif de ce que leur apporte l'Église, et ils continueraient d'en avoir soif, même si l'on me démontrait que le Christ n'est pas Dieu, et que d'ailleurs Dieu n'existe pas. Pour dire vérité, l'existence ou l'inexistence de Dieu est une question qui ne m'a jamais tourmenté, et que je ne me pose jamais. Si Dieu n'existe pas, tant pis pour lui.
Tant pis pour lui, tant pis pour nous.


Ce n'est plus le droit au salut que l'homme espère avec contrition, mais le droit à l'impunité qu'il exige avec suffisance. Et, ne croyant plus à l'enfer au-delà, il s'emploie, avec quel bonheur ! à l'organiser ici-bas.


La femme[modifier]

Grâce aux dieux, il n'y a pas que les femmes : il y a les petits garçons. Uniment hétérosexuel, je me serais senti coincé par les traîtresses sirènes, entièrement à leur merci ; polysexuel, j'ai une échappatoire. Les stoïciens nomment le suicide une porte de sortie ; les jeunes garçons, eux aussi, sont une porte de sortie. Peut-être est-ce pour cela qu'à un quidam qui me disait : « Au fond, quand on vous lit, on se rend compte qu'il n'y a que deux choses qui vous captivent : le suicide et les petits garçons » (ce qui est inexact), j'ai spontanément répondu : « C'est la même chose. » Les gamins, comme la pensée du suicide, sont dans ma vie un élément d'équilibre, une soupape de sûreté.


La question cardinale est pour moi celle-ci : la femme et l'homme peuvent-ils avoir un langage commun ou bien, murés dans leurs différences, sont-ils condamnés à être l'un pour l'autre soit des étrangers, soit des adversaires ? Ma réponse est que la complémentarité des deux sexes est une illusion platonicienne, qui exprime (comme d'ailleurs la pédophilie, mais tout différemment) cette nostalgie paradisiaque de l'androgyne qui est un des plus anciens, et plus beaux rêves de l'humanité ; noble illusion donc, mais illusion. La femme et l'homme ne sont pas faits pour s'accorder (au XVIIe siècle, accordé signifiait « qui s'est engagé par un contrat de mariage, fiancé »), mais pour se combattre et se détruire. Entre l'homme et la femme, c'est une guerre permanente, tantôt sournoise, tantôt ouverte, mais une guerre à mort. La seule langue compréhensible par l'un et l'autre sexe est celle de l'amour fou, et l'univers de la passion le seul où ils puissent, ne serait-ce que fugitivement, se retrouver. Hors de cette commune planète – où les permis de séjour ne sont jamais donnés que pour un temps très bref –, l'homme et la femme habitent des mondes ennemis, hétérogènes.


[...] le baume que sont pour moi mes amours avec les petits garçons, l'échappatoire de la philopédie homosexuelle.


On critique volontiers le caractère fugace des amours de l'homme avec le jeune garçon. Soit, mais l'amour hétérosexuel durable est, lui aussi, une utopie.


Les femmes sont ainsi faites, et nous devons soit les accepter telles qu'elles sont, soit nous résoudre à ne plus aimer que les garçons.


La bouée de sauvetage de l'homme, c'est l'égoïsme ; celle de la femme, le mensonge. La femme progresse dans la vie, la trahison en bandoulière, comme un mousquetaire son épée.


[...] les petits garçons, toujours à s'envoler, à disparaître, présences fugitives, feux-follets avec qui il est impossible de rien fonder.


Un homme qui aime les femmes (même s'il n'aime pas qu'elles), les pratique, les connaît bien, est nécessairement misogyne. Un mâle philogyne est soit un niais, soit un type sans expérience, soit un maso, soit une victime de l'angélisme chrétien. (Étant entendu que pour moi la misogynie ne signifie nullement le dédain ou l'hostilité, mais la méfiance.)


Être la compagne d'un écrivain, ce n'est pas du gâteau. Il y faut une singulière dose de patience, et d'abnégation. Les défauts du créateur sont les défauts masculins ordinaires, mais hypertrophiés.


La vérité est qu'un écrivain est une bizarrerie de la nature, qui ne peut être mesuré à la même aune que les autres hommes. Nous avons nos lois propres, et notre morale, et notre raison.


La Russie[modifier]

Nous vivons parmi les mensonges comme les crapauds dans la vase. Il faudrait un jour étudier dans le détail le processus de l'imposture, les chemins que prend une idée fausse pour s'imposer à nous comme un dogme incontestable.


Au rythme ecclésial, qui par les carêmes et les fêtes, les offices du matin et du soir, berce l'humanité et incorpore chaque homme à la doxologie universelle, s'est de nos jours substitué, massivement, celui du « qu'est-ce qu'il y a à la télé ? », du week-end sur les autoroutes, des vacances au Club Machin, et du tiercé, ce mystère trinitaire de l'abjection. Ne nous étonnons donc pas de la nature ensemble atomisée et carcérale du monde moderne, cette termitière de toutes les solitudes.


L'Occident est gavé, repu. L'Occident dort. L'Occident ronfle. Nous avons tous les livres, toutes les expositions, tous les films, tous les plaisirs, toutes les libertés (y compris celle de mourir de dégoût), les technocrates aux dents serrées et les braillards aux gueules ouvertes, les faux gourous et les vraies sex-shops. Ni nos corps ni nos cœurs ne savent plus ce qu'est la faim. Nous avons oublié que la vie de l'esprit est une aventure périlleuse. Nous avons honte de la pauvreté. Nous préférons les certitudes rassurantes de Hegel à la folie des Béatitudes. Nous avons passé Dieu au ripolin.


L'écriture[modifier]

[...] la liberté fait peur aux gens. Ils n'aiment ni la liberté, ni la solitude, c'est la même chose, et ils se jettent avec ivresse dans tout ce qui est propre à les délivrer d'eux-mêmes, et à les prendre en charge.


Demain, il n'y aura de vie un peu noble que souterraine.


Dans les époques troublées la transgression est un cordial plus revigorant que le vin d'Espagne.


Ma patrie profonde est l'exil.


L'homme libre est celui dont tous les biens tiennent dans une valise. Et ce peu est encore trop. Un jour vient où il faut jeter la valise à la mer. Ce sera les mains nues, et les paumes offertes, que nous nous présenterons devant la face de Dieu.


Par son mode de vie, par ses mœurs, par le rayonnement infernal de sa puissance et de sa richesse, l'Amérique du Nord pourrit tout ce qu'elle touche ; elle s'impose comme modèle à l'univers. Ses plus déterminés ennemis n'échappent pas à son influence.


Ce qu'il y a de reposant dans l'histoire de l'humanité, c'est que le pire y est toujours certain.
La dégradation de la langue, le débraillé de la tenue, l'avachissement du maintien, la goujaterie du comportement, sont les visages divers d'un mal unique. Qu'il y a eu le paganisme, puis le christianisme, et que nous sommes entrés à présent dans l'ère du muflisme, est une vérité dont furent pénétrés certains des esprits les plus lucides du XIXe siècle et des premières années du XXe : agnostiques ou chrétiens, ils prophétisaient le déclin de l'humanité noble qu'incarnaient les figures du poète, du héros et du saint ; ils annonçaient la victoire des barbares, c'est-à-dire d'une civilisation de la mesquinerie et de la laideur.


[...] j'ai en moi une cohue de passions fantasques et de contradictoires obsessions. Je souffre d'une absence de structure : les règles, les normes, les devoirs ne signifient rien pour moi. Le déséquilibre est ma nature propre, et la transgression. Je suis organiquement schismatique.


L'enfant[modifier]

Inciter l'homme à s'abandonner à ses pulsions chaotiques est l'asservir, et non le libérer. Aussi, la libération sexuelle signifie-t-elle parfois la libération de l'esclavage du sexe. La libération n'est pas un synonyme de la licence. Dans certains cas, c'est la continence qui exprime une libération sexuelle.


Le progrès social a son importance, et c'est ainsi que les pédérastes français ont raison de réclamer une réforme du code pénal qui rendrait moins chaotique et moins dangereuse leur vie privée ; qui leur permettrait d'avoir des amours plus suivies et plus harmonieuses. Cela dit, les amoureux de l'extrême jeunesse nourrissent parfois des chimères touchant les bienfaits que leur apporterait un statut légal. Qu'il soit licite ou interdit, l'amour demeure une aventure périlleuse, le saut dans l'inconnu. Ayant une double expérience de l'amour, d'une part avec de très jeunes garçons et filles, et d'autre part avec des jeunes femmes, je puis témoigner que ce ne sont pas réglément les liaisons autorisées par la société qui sont les plus heureuses, et que c'est même souvent le contraire qui est vrai. Il est vain d'attendre son bonheur, comme une alouette toute rôtie, de l'extérieur, que cet extérieur soit l'État, ou la collectivité, ou un groupe d'amis, ou je ne sais quoi encore. Par-delà l'œuvre commune, la libération de l'individu reste une aventure personnelle, et solitaire. Mon bonheur, ce n'est que dans mon propre cœur que je puis le trouver. Tel est le sens de la belle parole du Christ : « Le royaume des cieux est en vous. » Outre cela, la transgression est pour moi une nécessité macrobiotique, et d'abord que l'État m'autoriserait à opérer mes polissonneries, celles-ci me feraient moins envie : pour celui qui pense que la vie doit être royale ou ne pas être, les fruits défendus sont à la limite les seuls qui vaillent d'être cueillis.


Faire la révolution, ce n'est pas se borner à changer les structures politiques et sociales d'un pays ; c'est d'abord opérer un bouleversement dans sa propre vie. Ces soi-disant militants révolutionnaires me font hausser les épaules, qui ne sont en réalité que des petits bourgeois aux culs tant serrés qu'on leur glisserait une olive entre les fesses, il en sortirait dix litres d'huile. Ce qui compte à mes yeux, ce n'est pas ce que pensent les gens ; c'est la façon dont ils vivent, et agissent dans la vie.


À l'encontre de ce que répètent les imbéciles, ce n'est pas la foi chrétienne qui est répressive, mais le moralisme agnostique. Une société chrétienne est une société de pécheurs, c'est-à-dire une société qui pratique le pardon. Une société athée est une société de justes, c'est-à-dire une société qui ne tolère que l'impeccabilité. Les héros du christianisme sont le larron, le publicain, la prostituée, l'enfant prodigue, et c'est à eux que dans les prières qui précèdent la communion se compare chaque chrétien orthodoxe. Les héros de l'athéisme sont des puritains haineux et glacés.


Que les violences soient punies avec rigueur, les amoureux de l'extrême jeunesse sont les premiers à le souhaiter. Ce que nous combattons, c'est cette idée qui semble être la pierre d'angle de la présente législation, que l'éveil de l'instinct et des pratiques sexuels chez l'adolescente ou chez le jeune garçon est nécessairement nuisible et funeste à leur épanouissement. Ce n'est pas vrai. Ce qui est néfaste, c'est la continence obligatoire à l'âge de la plus grande ardeur ; ce sont les contacts sensuels mécaniques, sans tendresse, sans amour, comme ces gosses qui flirtent avec trois partenaires différents (es) au cours d'une même surprise-partie ; mais les lettres de ma maîtresse écolière publiées dans Les Moins de seize ans témoignent, me semble-t-il, qu'une relation d'amour entre un adulte et un enfant peut être pour celui-ci extrêmement féconde, et la source d'une plénitude de vie. Que l'on ait quatorze ou quarante ans, ce qui importe, c'est la qualité de la rencontre. Que l'amour soit parfois destructeur, je suis, hélas ! payé pour en être pénétré ; mais je sais aussi que l'amour est pour chacun, et singulièrement pour les plus jeunes d'entre nous, la maïeutique de l'attention à l'autre, de la générosité, du don de soi. Aimer un être, c'est l'aider à devenir celui qu'il est. Or, cette quête d'identité qui a pour but la possession et la connaissance de soi, est aussi une quête d'identité sexuelle. Une relation amoureuse, quand elle est fondée sur la confiance et la tendresse, est le grand moteur de l'éveil spirituel et physique des adolescents. Les perturbateurs des moins de seize ans ne sont pas les baisers du complice adulte ; ce sont les menaces des parents, les questions des gendarmes et l'hermine des juges.


L'univers où se meuvent les enfants (je veux dire : que leur imposent les adultes) est pour l'ordinaire d'une telle bassesse, d'une telle vulgarité, d'une telle déliquescence intellectuelle et morale, que c'est faire œuvre sainte que de leur apprendre à le mépriser et de les aider à s'en échapper : auprès de moi, c'est à une autre hauteur qu'ils respirent, ce sont d'autres horizons qu'ils découvrent. Je n'ai pas de goût pour la pédagogie, mais je crois à la fonction socratique de l'adulte.


Chaque adolescent a besoin de rencontrer un aîné qui soit un éducateur, un guide. Aux mères qui agitent hystériquement contre moi l'épouvantail de la police et de la prison, je rétorque toujours, sans me démonter, que pour avoir initié leur progéniture à une sphère infiniment supérieure au marécage familial, et cela dans tous les ordres, on devrait non me punir, mais me décorer.


L'Évangile, cette bombe que la médiocrité des gens d'Église s'emploie persévéramment à désamorcer.


Le désir des corps n'est pas nécessairement de l'amour, et il est des occasions où le refus de l'acte sexuel est une preuve d'amour plus grande que ne le serait un baiser. Il y a érotisme là où il y a tension : l'élan créateur de l'artiste, le combat ascétique du moine, la chasteté nuptiale d'un couple ramassent plus d'énergie sexuelle positive, plus d'érotisme cosmique que l'abandon de ceux/celles qui s'envoient en l'air avec n'importe qui. Aimer un être, c'est le découvrir comme une personne, c'est-à-dire comme quelqu'un d'unique, et respecter cette unicité. L'amour est aux antipodes de l'égoïsme vampirisateur du donjuanisme (et, souvent, de la passion) ; l'amour est oblation de soi.


Les raisons que les grandes personnes avancent pour interdire aux moins de seize ans d'avoir une vie amoureuse sont semblables aux preuves de l'existence de Dieu chères à la théologie scolastique : elles ne tiennent pas debout.


Les adolescents ont certes besoin de s'aimer entre eux, mais ils ont aussi besoin d'être aimés par d'autres adultes que papa-maman et l'oncle Anatole ; ils ont besoin de rencontrer des adultes qui soient des vivants. Des vivants, c'est-à-dire des éveilleurs.


Tout le monde est pédéraste.


Il est en vérité singulier que l'amour de la grande jeunesse, qui de toutes les inclinations du cœur humain est assurément la plus naturelle, puisse être classé aujourd'hui parmi les extravagances coupables. N'en déplaise aux psychiatres qui se penchent avec plus ou moins de bienveillance sur cette « minorité sexuelle » qu'est, paraît-il, devenue la pédophilie, ce ne sont pas ceux ou celles qui sont sensibles à la fraîcheur, à la grâce et à la vénusté des moins de seize ans qu'il convient de soigner ; c'est la société qui condamne un tel amour, et le tient pour une étrangeté, voire pour une perversion, légalement pour un crime.


Certes, chaque être humain est un condamné à mort en sursis, mais l'amoureux de l'extrême jeunesse vit cette fatalité de façon plus aiguë et désespérée que quiconque.


Les adversaires de la philopédie parlent volontiers du « traumatisme » que provoque chez l'adolescent une relation sexuelle avec un adulte. À ce vilain mot de la langue médicale, je préfère celui de bouleversement. Oui, je le reconnais, découvrir les gestes de l'amour entre les bras d'un(e) aîné(e) peut être, lorsqu'on a douze ou quatorze ans, un bouleversement. Mais pourquoi donner à ce mot magnifique un sens péjoratif, négatif ? Tout événement majeur de la vie d'un être est un bouleversement.


Pédagogues froids, mères possessives, je connais les malsaines raisons de votre jalousie et je hais vos nobles prétextes pour enfermer les enfants qui subissent votre loi derrière les barreaux d'une prison dont vous seriez les seuls à posséder la clé : ce sont eux, et non mon désir, qui figurent l'enfer.


Conclusion[modifier]

Ceux qui vivent différemment, l'hérétique, le bohémien, l'artiste, ont de tous temps été mal acceptés par la masse : cela n'est pas nouveau. Mais aujourd'hui, où la planète se rétrécit, et s'uniformise, la singularité est devenue un crime, et un exploit.


Être rebelle à seize ans, c'est la banalité : chaque adolescent(e) un peu sensible l'est. Ce qui en revanche est difficile, et rare, c'est de l'être encore dans l'âge adulte. La société n'a pas besoin d'originaux, elle a besoin de citoyens dociles, et son filet est si sûrement lancé que rarissimes sont ceux/celles qui passent au travers des mailles.


Les hommes ordinaires s'outrecuident, lorsqu'ils prétendent à un style de vie d'hommes supérieurs. La marginalité ne peut être le lot que d'une poignée d'élus. Des élus qui sont également des damnés.


La différence et la supériorité conjuguées se payent cher, très cher, et il serait léger de le nier. Il en a toujours été ainsi, Tacite le notait déjà dans sa Vie d'Agricola, et il est chimérique de se figurer que, par un décret spécial de la providence, demain sera autre qu'hier sur ce point.