Jean-Christophe Rufin

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Jean-Christophe Rufin en 2013.

Jean-Christophe Rufin, né à Bourges dans le Cher le 28 juin 1952 est voyageur, médecin, écrivain et diplomate français, membre de l'Académie française. Ancien directeur d'Action contre la faim, il fut également ambassadeur de France au Sénégal et en Gambie de 2007 à 2010. Son roman Rouge Brésil, qui raconte la déconvenue de la France antarctique, lui vaut le le prix Goncourt en 2001.

L’Abyssin, 1997[modifier]

Le Roi-Soleil était défiguré. Certaine lèpre qui, dans les pays de l’Orient, corrompt les huiles, s’était introduite jusque sous le vernis et s’y étalait de jour en jour. Louis XIV avait sur la joue gauche […] une grosse tache noirâtre, hideuse étoile qui projetait jusqu’à l’oreille ses filaments d’un brun rouillé.
  • L’Abyssin, Jean-Christophe Rufin, éd. Gallimard (ISBN 2-07-074652-6)., 1997, p. 9


Rouge Brésil, 2001[modifier]

C’était une femme qui, comme lui, semblait avoir bataillé sans répit jusqu’à cet âge de la cinquantaine où le combat cesse d’appeler le combat et met sur le visage une expression de lassitude et de sérénité.
  • Rouge Brésil, Jean-Christophe Rufin, éd. Gallimard, 2001, p. 38


Rien de ce que nos désirs nous portent à faire n’est mauvais, si l’amour en est le guide.
  • Rouge Brésil, Jean-Christophe Rufin, éd. Gallimard, 2001, p. 113


La baie de Guanabara [...] C’est ainsi que les indigènes la nomment. Les Portuguais y sont entrés il y a cinquante ans, un jour de janvier. Ces ignorants croyaient qu’il s’agissait d’une rivière : ils l’ont nommée la « rivière de janvier », Rio de Janeiro.
  • Rouge Brésil, Jean-Christophe Rufin, éd. Gallimard, 2001, p. 146-47


L’espoir est omnivore : qu’on lui refuse la nourriture qu’il attend et il se contentera d’une autre, pourvu qu’elle l’aide à survivre.
  • Rouge Brésil, Jean-Christophe Rufin, éd. Folio, 2001, p. 321


La vérité est que l’homme déchu est souillé d’une proportion variable de péché. Certains sont encore perfectibles mais d’autres sont au-delà du rachat. Ils incarnent le mal, voilà tout.
  • Rouge Brésil, Jean-Christophe Rufin, éd. Gallimard, 2001, p. 420


Les guerres de religion sont toujours une providence pour les criminels. La violence tout à coup devient sainte ; pourvu qu’ils sachent mimer la dévotion, au moins en paroles, licence leur est donnée par un Dieu d’accomplir les infamies dont ils ont longtemps rêvé.
  • Rouge Brésil, Jean-Christophe Rufin, éd. Gallimard, 2001, p. 435


Globalia, 2005[modifier]

La presse est libre, vous le savez. Elle est libre et responsable. Quand une vérité se dégage, il faut la respecter.
  • Globalia, Jean-Christophe Rufin, éd. Folio, 2005  (ISBN 2-07-030918-5), Pujols à l'Universal Herald, p. 120


sous les apparences du rêve, ce qu'ils trouveront ici, c'est la réalité. (...) C'est exactement le contraire de ce qu'ils peuvent voir sur les écrans.
  • Globalia, Jean-Christophe Rufin, éd. Folio, 2005  (ISBN 2-07-030918-5), association Walden, p. 186


Sa mémoire était immense et ce seul détail le rendait encore plus différent des Globaliens que ses haillons ne pouvaient le laisser supposer.
  • Globalia, Jean-Christophe Rufin, éd. Folio, 2005  (ISBN 2-07-030918-5), le Fraiseur, p. 218-219


On leur avait donné une maison qui dominait un lac aussi grand qu'une mer. On leur avait offert une voiture et des objets de toutes sortes. Chaque matin, son aïeul était invité à se rendre dans une espèce de temple gigantesque où il accomplissait des gestes rituels.
  • Globalia, Jean-Christophe Rufin, éd. Folio, 2005  (ISBN 2-07-030918-5), ancêtre des Fraiseurs chez Ford, à Detroit, p. 220-221


Il était sincèrement convaincu de la chance qu'il avait de vivre dans une démocratie parfaite. Voilà que peu à peu, il se mettait à douter et cela le rendait mal à l'aise. Il trouvait à la foule un air avachi. Comme à l'ordinaire et malgré la fête, des flots de badauds sortaient des centres commerciaux, poussant des chariots remplis de choses inutiles et douces. A peine assouvis, ces désirs artificiels seraient tout aussi tôt trahis : (...) L'obsolescence programmée des choses faisait partie de la vie. Il était acquis qu'elle entretenait le bon fonctionnement de l'économie.
  • Globalia, Jean-Christophe Rufin, éd. Folio, 2005  (ISBN 2-07-030918-5), Pujols, p. 250


C'est pourtant clair. En Globalia, tout semble à la fois bouger sans cesse et rester immobile. Il n'y a que deux dimensions : le présent, c'est-à-dire la réalité, et le virtuel où l'on fourre tout ensemble l'imaginaire, le futur et le peu qu'il reste du passé.
  • Globalia, Jean-Christophe Rufin, éd. Folio, 2005  (ISBN 2-07-030918-5), Paul Wise à Walden, p. 279


il avait une envie profonde de s'autoriser la sincérité. Un instant, il se sentit vieux, misérable et sale, impuissant surtout, terriblement impuissant.
— Le Président, soupira-t-il… Croyez-vous qu'il ait la moindre autorité sur ces choses ?
(…)
— Vous savez ce que c'est notre métier ? commença-t-il. Du théâtre, voilà tout. Nous représentons, cela dit bien ce que cela veut dire.

  • Globalia, Jean-Christophe Rufin, éd. Folio, 2005  (ISBN 2-07-030918-5), Kate chez le sénateur, p. 290-291


C'est la grande sagesse du peuple, voyez-vous. Les gens ne se dérangent que pour les élections qui ont un sens.
  • Globalia, Jean-Christophe Rufin, éd. Folio, 2005  (ISBN 2-07-030918-5), Kate chez le sénateur, p. 292


Ils étaient comme deux voyageurs tranquillement accoudés sur le pont d'un bateau qui regardent quelqu'un se débattre dans la mer. Un fond d'horreur se lisait dans leurs yeux mais ils avaient le calme de ceux qui acceptent d'un cœur égal leur heureux destin et la tragédie des autres.
  • Globalia, Jean-Christophe Rufin, éd. Folio, 2005  (ISBN 2-07-030918-5), Kate chez le sénateur, p. 293


les armes sont la seule denrée que Globalia exporte en grande quantité vers les non-zones.
  • Globalia, Jean-Christophe Rufin, éd. Folio, 2005  (ISBN 2-07-030918-5), Baïkal chez les Déchus, p. 354


Désormais, il voyait en Globalia un ennemi, une construction humaine retournée contre les hommes, un édifice fondé sur la liberté mais qui écrasait toute liberté, un monstre politique à détruire.
  • Globalia, Jean-Christophe Rufin, éd. Folio, 2005  (ISBN 2-07-030918-5), Baïkal chez les Fraiseurs, p. 377


L'ennemi, c'est celui qui vous hait et veut vous détruire, l'adversaire, c'est celui qui vous aime et veut vous transformer. Les démocraties cultivent leurs ennemis ; elles liquident leurs adversaires.
  • Globalia, Jean-Christophe Rufin, éd. Folio, 2005  (ISBN 2-07-030918-5), Réunion des oligarques, p. 470


La liberté c'est la sécurité, la sécurité c'est la surveillance, donc la liberté c'est la surveillance.
  • Globalia, Jean-Christophe Rufin, éd. Folio, 2005  (ISBN 2-07-030918-5), Pujols à l'Universal Herald, p. 120


Chaque fois que les livres sont rares, ils résistent bien. À l'extrême, si vous les interdisez ils deviennent infiniment précieux. Interdire les livres, c'est les rendre désirables. Toutes les dictatures ont connu cette expérience. En Globalia, on a fait le contraire : on a multiplié les livres à l'infini. On les a noyés dans leur graisse jusqu'à leur ôter toute valeur, jusqu'à ce qu'ils deviennent insignifiants.
  • Globalia, Jean-Christophe Rufin, éd. Folio, 2005  (ISBN 2-07-030918-5), Wise à Puig Pujols, p. 277


Maintenant que tout est rentré dans l'ordre (...), tu vas découvrir un autre ennemi. (...) L'ennui, voilà ce qui nous guette.
  • Globalia, Jean-Christophe Rufin, éd. Folio, 2005  (ISBN 2-07-030918-5), Ron Altman à Patrick, p. 490


La Salamandre, 2005[modifier]

Chaque année ou presque, à cette époque de ma vie, je revenais à Recife. Tantôt le travail, tantôt un simple besoin de plage et de paresse m’y ramenait, en général au creux de l’hiver européen, quand là-bas le plein été et la chaleur font pâlir la mer.
  • La Salamandre, Jean-Christophe Rufin, éd. Gallimard,en « Folio » (ISBN 2-07-032876-7)., 2005, p. 9


À chaque séjour et sans nécessité, j’avais l’habitude de rendre visite au consul que la France entretient, Dieu sait pourquoi, à Recife. Il m’avait, une fois, tiré d’un mauvais pas et nous en avions gardé cette amitié. Cette année là, je trouvai ce brave homme livide et bouleversé. Peu avant mon arrivée, il s’était occupé d’une Française dont il me raconta l’affaire en quelques mots.
  • La Salamandre, Jean-Christophe Rufin, éd. Gallimard,en « Folio » (ISBN 2-07-032876-7)., 2005, p. 9-10


Elle pensa que c'est une bien grande douleur que de ne pas aimer ses parents, qu'ainsi on ne peut espérer l'amour ni des autres ni de soit-même. Puis, en remontant parmi les tombes, elle eut l'idée que, malgré tout, l'amour qui reste doit survivre en se cachant dans des souterrains d'âme. A certains craquements que seul permet d'entendre le silence, on devine qu'il nourrit toujours, dans les caves de l'être, d'entêtés bourgeons livides qui pénètrent les moindres failles et cherchent la lumière.
  • La Salamandre, Jean-Christophe Rufin, éd. Gallimard,, 2005  (ISBN 2-07-077410-4), p. 59


Il la raccompagna à son hôtel. Elle monta l'escalier en titubant, et, sitôt entrée dans sa chambre, elle sentit qu'il avait bien fait de la laisser seule ce premier soir. Un sanglot monta en elle, un spasme trop violent d'abord pour que les larmes lui donnent issue. Elle subit les assauts de ce hoquet profond, viscéral, qui n'était point souffrance mais libération, moins tristesse que soulagement, comme l'agonie du coureur de marathon qui franchit les derniers mètres. Elle pleura enfin, avec cette sensation délicieuse de prendre pitié d'elle-même et pour la dernière fois.
  • La Salamandre, Jean-Christophe Rufin, éd. Gallimard,, 2005  (ISBN 2-07-077410-4), p. 108


Elle alla rendre visite à des femmes chargées d'enfants, à des hommes édentés, dont la vie entière se déroule sur un rythme alangui, monotone, qui se nourrissent lentement du moindre geste et précipitent ce temps fondu, visqueux, en cristaux de bonheur, incroyables et précieux : sourires, contes, chansons, danses. Elle qui, dans la sueur des bureaux aseptisés, s'était prise à haïr ses congénères, ici, dans la pureté de ces baraques crasseuses, elle se reprenait à les aimer et en avait les larmes aux yeux.
  • La Salamandre, Jean-Christophe Rufin, éd. Gallimard,, 2005  (ISBN 2-07-077410-4), p. 112


Peu à peu, elle prit conscience que sa tristesse et sa solitude, l'attiraient vers cette foule. Elle avait profondément besoin de fête, car elle n'est pas seulement divertissement mais élan tragique, fusion de l'être avec la multitude. Le carnaval lançait à sa détresse un appel irrésistible. Rester en dehors n'arrangerait rien. Son malheur s'augmenterait seulement d'un exil, d'une punition infligée à l'âme. Vers quatre heures du matin, elle se releva et décida de suivre son désir.
  • La Salamandre, Jean-Christophe Rufin, éd. Gallimard,, 2005  (ISBN 2-07-077410-4), p. 156


Comment t'appelles-tu ? demanda Catherine.

— Claudio.
— Et moi, sais-tu comment je m'appelle ?
— Conceição.
Catherine réfléchit un instant puis lui caressa la tête.

— Pourquoi pas, dit-elle.
  • La Salamandre, Jean-Christophe Rufin, éd. Gallimard,, 2005  (ISBN 2-07-077410-4), p. 197


Sept histoires qui reviennent de loin, 2011[modifier]

– Monsieur Paul ! La 224… Elle a tout cassé !
Virginie, la femme de chambre, était descendue en courant pour prévenir le gérant et l’avait trouvé dans son bureau. Sitôt arrivé le matin, il s’y enfermait et allumait la télévision. Ce jour-là, la première chaîne retransmettait la visite de Gorbatchev aux États-Unis. La grande affaire du moment, c’était l’effondrement de l’URSS qui se déroulait en direct.
  • Sept histoires qui reviennent de loin, Jean-Christophe Rufin, éd. Gallimard, 2011  (ISBN 978-2-298-05178-0), p. 11


Le Grand Cœur, 2012[modifier]

Je sais qu'il est venu pour me tuer. C'est un petit homme trapu qui n'a pas les traits phéniciens des gens de Chio. Il se cache comme il peut, mais je l'ai remarqué à plusieurs reprises dans les ruelles de la ville haute et sur le port.

  • Incipit
  • Le Grand Cœur, Jean-Christophe Rufin, éd. Gallimard, coll. « nrf », 2012  (ISBN 978-2-07-011942-4), p. 13


Le Collier rouge, 2014[modifier]

À une heure de l'après-midi, avec la chaleur qui écrasait la ville, les hurlements du chien étaient insupportables. Il était là depuis deux jours, sur la place Michelet, et depuis deux jours il aboyait. C'était un gros chien marron à poils courts, sans collier, avec une oreille déchirée. Il jappait méthodiquement, une fois toutes les trois secondes à peu près, d'une voix grave qui rendait fou.

  • Incipit


Sur le bat-flanc, en face du juge, l'homme s'était enfin redressé. Il était en nage sous sa couverture, les joues rouges, les cheveux en bataille. Mais son regard n'était pas brouillé. Il s'assit sur le bord du lit, en laissant pendre ses jambes nues. Il passa sa main sur sa nuque avec une grimace et s'étira. Puis il fixa le juge qui était assis, le dossier sur les genoux, et souriait d'un air las.
– Non, dit l'homme. Je n'étais pas saoul. Et je ne regrette rien.


L'homme avait parlé assez bas et sa voix était sourde. Il est impossible qu'on l'eût entendu du dehors. Pourtant, le chien, sur la place, s'était aussitôt remis à hurler.
Le juge, machinalement, regarda vers la porte.
– En voilà un, au moins, qui tient à vous. Il n'y a personne d'autre qui tienne à vous, caporal ? Personne qui préférerait que vous sortiez de cette regrettable affaire et que vous soyez libre ?
– Je vous le répète, répondit Morlac. Mes actes, j'en suis responsable et je ne vois aucune raison de m'excuser.


L'officier était un homme de la ville. Il était né à Paris et y avait toujours vécu. Il avait souvent remarqué, avec ses hommes, à quel point citadins et paysans voyaient l'arrière différemment. Pour l'homme des villes, l'arrière, c'était le plaisir, le confort, la lâcheté, en somme. Pour celui des campagnes, l'arrière, c'était la terre, le travail, un autre combat.


Morlac haussa les épaules. Il regardait ses mains.
– Je crois que la vraie différence avec les bêtes, poursuivit le juge, ce n'est pas la fidélité. Le trait le plus proprement humain et qui leur fait complètement défaut, c'est un autre sentiment, que vous avez du reste.
– Lequel ?
– L'orgueil.


Par moments, Lantier se retournait vers la banquette arrière et jetait un coup d'œil pour s'en assurer : non vraiment, ce n'était pas un très beau cadeau. Ou plutôt, c'était à lui seul qu'il le faisait.
Il tendait le bras et sentait les vieilles bajoues sur sa main. Quel drôle de cadeau, décidément.
– Pas vrai, Guillaume ? criait-il.
Et le chien, lui aussi, avait l'air de sourire.


Check-Point, 2015[modifier]

Marc arrêta le camion, sans explication.

– Passe moi les jumelles.

Maud les tira de la boite à gants et les lui tendit. Il sortit et se planta sur le bord de la route. Elle le vit longuement scruter l'horizon.
  • Incipit


Cette image, qui l'avait frappée, n'évoquait rien pour Lionel. Il se moquait pas mal de savoir comment vivaient les gens qu'ils allaient secourir. La seule chose qui lui importait, comme aux autres, ceux qui travaillaient au siège devant leur ordinateur, c'était d'avoir trouvé des « bénéficiaires ». Grâce à eux, l'association allait pouvoir recevoir l'argent de l'Union européenne et la machine caritative continuerait de tourner.


– Ils s'en foutent, à vrai dire, continua-t-il, de ce qu'on peut leur apporter. Ils sont durs au mal, c'est incroyable. Nous autres, sans supermarché, sans pharmacie, on est perdus. Eux, ils n'ont jamais été gâtés.
Maud se demandait pourquoi elle l'écoutait. Pourtant, il avait tapé juste, peut-être par hasard. Cette question, elle se l'était posée aussi. Il y avait une guerre ; on commettait des horreurs. Et elle, qu'est-ce qu'elle faisait ? Elle apportait du chocolat et des pansements. Elle avait fini par accepter cet état de fait comme une singularité des temps. C'était comme ça et, au fond, elle ne voyait pas ce qu'elle pouvait faire d'autre. Mais elle n'en ressentait pas moins un certain malaise, une certaine honte.


– Le groupe de ce type-là, renchérit le sous-officier parigot, c'est ni dieu ni maître. Comme les autres égorgeurs qui rôdent dans le coin, il n'appartient pas à l'armée régulière. Officiellement, personne ne le contrôle.

– Quand même, insista Maud, on doit pouvoir l'empêcher de nuire. Vous êtes nombreux, vous pouvez en venir à bout facilement...

– Tu crois quoi ? Qu'on fait la guerre nous aussi ? Déjà, il faudrait que quelqu'un à New York nous donne l'ordre de le buter, ce qui n'est pas trop leur genre.


– Tu n'as pas dormi ? demanda-t-elle.

– Non.
– C'est le charnier...
– Oui.
Elle était surprise qu'il avoue si franchement son émotion.
– tu as dû en voir d'autres, pourtant.
– Justement.
Ils avaient dépassé la limite des forêts et devant eux le paysage ondulait à perte de vue. Il descendait en pente douce jusqu'à une vallée invisible puis, tout à coup, butait contre la barrière lointaine des montagnes enneigées.
– C'est même pour ça que j'ai quitté l'armée.
– Parce que tu ne supportais pas les massacres ?

– Parce que je ne supportais pas qu'on assiste à ça sans rien faire.


La guerre civile, c'est exactement ça : le triomphe des salauds. On les voit sortir de partout. On s'étonne même qu'il y en ait autant et qu'on ne les remarque pas plus d'habitude.


Le spectacle était étrange. Au milieu de cette montagne désolée, gisaient des dizaines de paquets maculés de boue. Curieusement, Maud ressentait cela comme une épreuve de vérité. L'idéal qui l'avait d'abord amenée là révélait son caractère dérisoire, presque ridicule. Ces caisses défoncées semées sur une route étaient l'image tragique de l'impuissance humanitaire. Face à l'horreur et à la complexité de la guerre, ces ballots de vêtements, ces colis de nourriture et ces boîtes de médicaments étaient tout simplement grotesques.


Engagés dans une opération humanitaire « classique » (apporter des vivres et des médicaments à des populations victimes de la guerre), ils vont passer de vrais check-points mais aussi se confronter à une frontière mentale plus essentielle. De quoi les « victimes » ont-elles besoin ? De survivre ou de vaincre ? Que faut-il secourir en elles : la part animale qui demande la nourriture et le gîte, ou la part proprement humaine qui réclame les moyens de se battre fût-ce au rique du sacrifice ?
  • Postface, explications de l'auteur sur le thème du roman.


Entre temps, le monde a changé, et très vite. Désormais des chrétiens d'Orient aux dessinateurs de Charlie, des filles enlevées au Nigéria aux otages égorgés en Syrie, il y a partout des victimes nouvelles, dans lesquelles je retrouve le visage aperçu à Kakanj, celui de la fiancée des fours.
Des victimes que l'on a envie d'aimer d'un amour particulier : celui qui incite à prendre les armes.
  • Postface, explications de l'auteur sur le thème du roman.


Le Suspendu de Conakry, 2018[modifier]

La foule regardait le corps suspendu. Une ligne continue d'Africains, hommes, femmes, enfants, occupait le quai et toute la digue jusqu'à la bouée rouge qui marquait l'entrée de la marina de Conakry.

  • incipit


– Vous pleuriez ?
– Je ne sais pas ce qui s'est passé dans ma tête. J'étais complètement découragé. Jusque-là, j'avais tout subi sans perdre espoir, le communisme, la prison, l'exil, la pauvreté, ces petits boulots ; j'avais perdu de vue ma famille, mon pays d'origine, si affreux qu'il ait pu être, et pour quoi finalement ? Pour en arriver là. Dans ce cloaque. Vous comprenez ça, Jocelyne ?

  • Le Suspendu de Conakry, Jean-Christophe Rufin, éd. Flammarion, 2018  (ISBN 978-2-0814-1693-2), p. 190


Vous savez, pour moi, les femmes sont des êtres surnaturels, infiniment précieux. J'avais le modèle de ma mère et de ma grand-mère : elles étaient le moteur de tout. La famille reposait sur elles et je pensais que le monde entier était ainsi, qu'il tournait autour de ces atomes de grâce et de bonté que sont les femmes.
– Vous le pensez toujours ?
– Hélas, j'ai compris que le monde n'était pas ainsi. Je sais que les femmes exceptionnelles sont rares. Mais je continue de les chercher et il s'en trouve.

  • Le Suspendu de Conakry, Jean-Christophe Rufin, éd. Flammarion, 2018  (ISBN 978-2-0814-1693-2), p. 192


Aurel vit qu'elle souriait de toutes ses dents. Presque aussitôt, c'est son rire qui rententit, un rire libérateur, qui emportait au loin tous les miasmes de l'angoisse, les noires humeurs du regret et de l'envie. Aurel hésita un instant puis se mit à rire à son tour. Aux tables alentour, les dîneurs les regardaient. Quand le fou rire finit par s'arrêter, ils avaient les larmes aux yeux.

  • Le Suspendu de Conakry, Jean-Christophe Rufin, éd. Flammarion, 2018  (ISBN 978-2-0814-1693-2), p. 305, 306


Les Trois femmes du consul, 2019[modifier]

Il avait fini noyé au fond de sa piscine et ça n'avait surpris personne.
Depuis le temps que Béliot, le vieux Béliot, comme il se qualifiait lui-même, cultivait la haine autour de lui, il fallait bien que la violence éclate un jour. Dans la communauté des expatriés du Mozambique, il était à la fois connu de tous et tenu à l'écart. Même les Français installés sur place l'évitaient. Ils étaient pourtant peu nombreux dans cette ancienne colonie portugaise d'Afrique. Quant aux étrangers de passage, touristes, fonctionnaires internationaux ou cadres en mission pour leur entreprise, aucun ou presque ne s'aventurait chez lui.

  • Incipit
  • Les Trois femmes du consul, Jean-Christophe Rufin, éd. Flammarion, 2019  (ISBN 978-2-0814-2025-0), p. 7


Pas l'expérience ! Ce que les diplômes peuvent rendre stupide, tout de même… Aurel, sans rien laisser paraître, être affligé. Dieu sait qu'il aimait la France, pays qui l'avait littéralement racheté et tiré des griffes de Ceausescu. Mais il ne s'était jamais résolu à ce système de concours qui permettait d'obtenir à vingt ans un avantage à vie, qui classait les individus en castes et protégeait à jamais des nigauds du calibre de Mortereau.

  • Les Trois femmes du consul, Jean-Christophe Rufin, éd. Flammarion, 2019  (ISBN 978-2-0814-2025-0), p. 64


C'était une Européenne, vêtue du même habit que la sœur tourière. Elle avait une soixantaine d'années, un visage carré et des yeux bleus qu'elle tenait grand ouverts, comme pour empêcher son interlocuteur de lui cacher la moindre parcelle d'impiété. Aurel aimait beaucoup ces regards qui vous récurent en profondeur, vous brossent l'âme et ne laissent aucun doute sur votre propre culpabilité.

  • Les Trois femmes du consul, Jean-Christophe Rufin, éd. Flammarion, 2019  (ISBN 978-2-0814-2025-0), p. 161


– Quand quelqu'un se présentait à l'entrée du jardin, il lui suffisait de regarder de quelle couleur était la piscine pour savoir s'il pouvait approcher.
– Il y avait une couleur pour chacun ?
– Oui. Piotr, c'était rouge. Roger disait que c'était pour lui rappeler le communisme.
– Les autres ?
– Ignace, bleu.
– C'est le policier.
– L'ancien chef de la police, oui. Vert, c'était pour les chasseurs. Jaune, c'était pour Fatoumata.
– Elle aussi, elle devait respecter les couleurs ? Elle était chez elle, tout de même.
– Personne n'était chez lui, là-bas. Sauf Roger.
– Et vous ?
– Moi, c'était blanc. Ça voulait dire qu'il n'attendait personne.

  • Les Trois femmes du consul, Jean-Christophe Rufin, éd. Flammarion, 2019  (ISBN 978-2-0814-2025-0), p. 172


– Tout le monde est content. l'ONU est contente : protection de l'environnement. Le gouvernement est content : il touche plein de subventions internationales. Les braconniers sont contents parce qu'ils se font un max de profit. Et les Chinois sont contents parce qu'ils peuvent continuer à fabriquer des boules de billard.
Puis, prenant d'un coup un air accablé, il se rassit sur le canapé.
- Il n'y a guère que les éléphants pour ne pas être contents. Mais ceux-là, tout le monde s'en fout, naturellement.

  • Les Trois femmes du consul, Jean-Christophe Rufin, éd. Flammarion, 2019  (ISBN 978-2-0814-2025-0), p. 237


Le Flambeur de la Caspienne, 2020[modifier]

Il tenait les yeux fixés sur Aurel avec un regard si destructeur que celui-ci se sentit rabaissé au rang de bête. Encore ne s'agissait-il pas d'une bête que l'on affectionne et que l'on respecte mais d'un nuisible, d'un insecte répugnant dont la vie importe peu et que le dégoût commande d'écraser.

  • Le Flambeur de la Caspienne, Jean-Christophe Rufin, éd. Flammarion, 2020  (ISBN 978-2-0814-2847-8), p. 26


Cette conviction soudaine faisait à Aurel l'effet d'une bouée providentielle lancée à un naufragé. Elle ne lui assurerait pas nécessairement la survie mais elle lui donnait un combat à mener. Elle désignait un but, le plus délicieux qui se puisse proposer à un être blessé : la vengeance.
Trempé, dégoulinant mais digne et surtout heureux, il retraversa toute la ville et rentra chez lui.

  • Le Flambeur de la Caspienne, Jean-Christophe Rufin, éd. Flammarion, 2020  (ISBN 978-2-0814-2847-8), p. 33


Heureusement, ce n'est jamais en vain qu'on tend la main à un homme politique. Fût-il sur son lit de mort, il aura toujours le réflexe de la serrer et de sourire. C'est ce que fit le sénateur, puis l'esprit lui revint.
- Je croyais que nous n'avions rien de prévu aujourd'hui…

  • Le Flambeur de la Caspienne, Jean-Christophe Rufin, éd. Flammarion, 2020  (ISBN 978-2-0814-2847-8), p. 173


L'Ambassadeur se disposait d'avance à obéir à tout, à applaudir n'importe quel propos, à approuver les décisions les plus absurdes pourvu qu'ils émanent de la divinité à laquelle, pour toujours, il avait dédié sa vie : l'autorité. Et cela, quelque forme qu'elle prît : le pouvoir politique, la richesse, la supériorité hiérarchique.

  • Le Flambeur de la Caspienne, Jean-Christophe Rufin, éd. Flammarion, 2020  (ISBN 978-2-0814-2847-8), p. 220, 221


Il faut nommer les choses, si on veut les combattre.

  • Le Flambeur de la Caspienne, Jean-Christophe Rufin, éd. Flammarion, 2020  (ISBN 978-2-0814-2847-8), p. 265


Amélie reconnaissait bien là l'effet du charme irrésistible de Marie-Virginie. Ce qu'elle dégageait ne relevait pas du sexe mais en avait la force. Elle suscitait un désir puissant qui ne prenait pas la forme d'une union des corps mais qui se déployait dans l'ordre de l'esprit. Le plaisir que l'on recherchait avec elle, c'était celui que l'on pouvait lui procurer en comblant ses attentes, en répondant à ses espoirs, en calmant ses doutes.

  • Le Flambeur de la Caspienne, Jean-Christophe Rufin, éd. Flammarion, 2020  (ISBN 978-2-0814-2847-8), p. 271


Ils pouvaient tout acheter mais ne voyaient rien de désirable autour d'eux. Il fallait aller ailleurs pour convertir l'argent en plaisir, copier, copier toujours ce que d'autres avaient inventé.
Ces nouveaux riches revenaient chaque fois avec des innovations qu'ils portaient comme des habits trop grands pour eux. Paris, Londres, New York, aujourd'hui Singapour ou Shanghai leur servaient de modèle. L'ogre de la modernité dévorait tout.

  • Le Flambeur de la Caspienne, Jean-Christophe Rufin, éd. Flammarion, 2020  (ISBN 978-2-0814-2847-8), p. 311, 312


Notre otage à Acapulco, 2022[modifier]

– Vous savez, monsieur Timescu, commença le Consul honoraire en se calant dans son fauteuil, lorsque l’on réside ici, il y a ce que l’on sait, et il y a ce que l’on peut dire. Ce n’est pas la même chose.

  • Notre otage à Acapulco, Jean-Christophe Rufin, éd. Flammarion, 2022  (ISBN 978-2-0802-5137-4), p. 74


Acapulco était un monstre, un fantôme. La ville conservait une apparence de grâce, de volupté, de beauté, comme une revenante qui aurait pris, pour tromper les humains, l’enveloppe de chair du temps où elle était de ce monde. Mais à l’intérieur, il y avait le vide et la mort.

  • Notre otage à Acapulco, Jean-Christophe Rufin, éd. Flammarion, 2022  (ISBN 978-2-0802-5137-4), p. 91


– Je ne sais pas si le Mexique est encore un bon pays pour y vivre. Mais cela reste un bon endroit pour mourir.

  • Notre otage à Acapulco, Jean-Christophe Rufin, éd. Flammarion, 2022  (ISBN 978-2-0802-5137-4), p. 257


L’entrée dans Acapulco se fait progressivement. La campagne s’alourdit de bicoques. Des ateliers minuscules de réparateurs de pneus, des vendeurs de cercueils étalant leur marchandise pour tenter le chaland, des bars en plein air forment comme une gangue de misère qui s’épaissit à mesure qu’on avance vers la clarté de la mer. Encore invisible, elle illumine déjà le ciel bleu… La bousculade des constructions se fait alors sauvage. Les maisons grimpent les unes sur les autres, forment des immeubles de plus en plus hauts, que le rivage arrête finalement en un dernier bourrelet de béton. C’est la Costera.

  • Notre otage à Acapulco, Jean-Christophe Rufin, éd. Flammarion, 2022  (ISBN 978-2-0802-5137-4), p. 260-261


Aurel perçut en elle quelque chose qu’aucune photo ne pouvait rendre. Certains êtres, et elle était de ceux-là, sont illuminés par le mouvement. En les figeant pour capter une image, on tue ce qui les rend vivants. Comme ces aliments mal cuits dont il reste la forme mais qui ont perdu leur goût, les êtres de cette qualité laissent des traces qui ne mènent pas jusqu’à eux.

  • Notre otage à Acapulco, Jean-Christophe Rufin, éd. Flammarion, 2022  (ISBN 978-2-0802-5137-4), p. 279


Guadalupe marchait en tête, on sentait que cette fête était la sienne. Partout, on voyait d’ailleurs que les femmes étaient à l’honneur dans cette célébration. Leur capacité à donner la vie trouvait, pendant cet hommage aux morts, une confirmation de leur puissance. Au miracle de l’enfantement, qui fait sortir l’être humain du néant, s’ajoute cette autre naissance qu’est la résurrection des morts.

  • Notre otage à Acapulco, Jean-Christophe Rufin, éd. Flammarion, 2022  (ISBN 978-2-0802-5137-4), p. 349


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