Maximes et Réflexions (Goethe, trad. Sklower)/02

La bibliothèque libre.
Traduction par S[igismond]. Sklower.
Brockhaus et Avenarius, libraires-éditeurs (p. 31-54).

Deuxième Partie.


Si l’homme doit faire tout ce qu’on exige de lui, il doit aussi s’estimer plus qu’il n’est.


Il y a des livres qui paraissent écrits, non pour l’instruction du lecteur, mais pour lui apprendre que l’auteur savait quelque chose.


Il est beaucoup plus facile de se placer au point de vue d’un homme qui est dans une erreur complète que de se mettre à la place de celui qui se fait illusion, séduit par une demi-vérité.


Le plaisir que la médiocrité dans les arts fait éprouver aux Allemands vient de la nullité prétentieuse. La nullité ne peut souffrir ce qui est bien ; autrement elle reconnaîtrait son néant.


Il est triste de voir comment un homme extraordinaire lutte souvent avec lui-même, avec les circonstances malheureuses de sa vie et avec son siècle, sans jamais parvenir à la fortune. Bürger en est un exemple déplorable.


La plus grande marque d’estime qu’un auteur puisse donner au public est de produire non pas ce qu’on attend de lui, mais ce qu’il croit bon et utile, eu égard à son propre talent, et au degré de culture des esprits auxquels il s’adresse.


La sagesse n’est que dans la vérité.


Si je me trompe, tout le monde peut s’en apercevoir ; si je mens il n’en est pas de même.


L’Allemand possède la liberté de penser, et c’est pour cela que, lorsqu’il manque de goût et de liberté d’esprit, il ne s’en aperçoit pas.


Le monde n’est-il pas déjà assez rempli d’énigmes, pour qu’on ne transforme pas en énigmes les choses les plus simples.


Le plus petit cheveu fait ombre.


La libéralité obtient la faveur générale, surtout si l’humilité l’accompagne.


Avant l’orage la poussière qui va disparaître pour long-temps se soulève pour la dernière fois avec violence.


Les hommes ont beaucoup de mal à se connaître, même lorsqu’ils sont animés de la meilleure intention. Comment y parviendraient-ils avec la mauvaise volonté qui défigure tout.


Les hommes se connaîtraient mieux les uns les autres si chacun ne voulait être l’égal de son semblable.


Les personnages distingués sont dans une position plus défavorable que les autres hommes ; comme on ne se compare pas à eux, on les observe.


Dans le monde, l’essentiel n’est pas de connaître les hommes, mais d’être plus habile pour le moment présent que celui qui est en face de nous. Toutes les foires et les charlatans en fournissent l’exemple.


Il n’y a pas de grenouilles partout où il y a de l’eau, mais il y a de l’eau partout où l’on entend des grenouilles.


Celui qui ne sait aucune langue étrangère ne sait pas sa propre langue.


L’erreur nous va bien tant que nous sommes jeunes ; mais il ne faut pas la traîner avec soi jusque dans la vieillesse.


Tous les travers qui vieillissent sont comme les matières qui rancissent.


Les prétentions déraisonnables et despotiques du cardinal Richelieu ont fait que Corneille s’est trompé sur lui-même.


Il n’y a personne qui n’ait, dans son caractère un côté qui mis au jour, ne pourrait manquer de déplaire.


Lorsque l’homme vient à réfléchir sur son physique ou sur son moral, il se trouve ordinairement malade.


La nature demande que l’homme s’étourdisse quelquefois sans dormir. De là vient le plaisir de fumer, de boire des liqueurs fortes et de prendre de l’opium.


L’essentiel pour l’homme moral est de faire le bien sans s’inquiéter du résultat.


Plus d’un homme donne des coups de marteau sur le mur en croyant frapper juste sur la tête du clou.


Les mots français ne viennent pas du latin écrit, mais du latin parlé.


Un fait accidentel où nous ne découvrons pour le moment ni une loi de la nature ni un effet de la liberté, nous l’appelons un accident de la vie commune.


Écrire l’histoire est une manière de se débarrasser du passé.


Ce que l’on ne comprend pas, on ne le possède pas.


Les faveurs ne sont le symbole de la souveraineté que pour les hommes faibles.


Il n’y a rien de commun qui, exprimé d’une manière bizarre, ne paraisse humoristique.


Il n’y a personne à qui il ne reste assez de forces pour exécuter ce dont il est convaincu.


La mémoire peut toujours nous abandonner pourvu que le jugement ne nous manque pas dans l’occasion.


Les poètes inspirés par la nature sont des talents dont la verve naïve et originale est repoussée par une époque raffinée. Comme ils ne peuvent éviter de tomber souvent dans le trivial, on s’imagine facilement qu’ils sont rétrogrades. Mais, au contraire, ce sont des esprits régénérateurs, qui provoquent de nouveaux progrès.


Le jugement d’une nation n’est formé que du moment où elle peut se juger elle-même. Mais cette haute prérogative elle ne l’obtient que fort tard.


Les hommes sont contrariés de voir que la vérité soit si simple ; ils devraient se rappeler qu’il n’est pas facile de l’appliquer aux besoins de la vie pratique.


Une école doit être considérée comme un homme qui s’entretient avec lui-même pendant des siècles et qui est infatué de sa personne quelque absurde et ridicule qu’elle soit.


Tous les adversaires d’une idée nouvelle remuent des charbons ardents qui jetés çà et là mettent le feu dans des endroits où il n’aurait pas pris.


L’homme ne serait pas sur la terre le plus parfait des êtres, s’il n’était pas trop parfait pour elle.


Les plus anciennes découvertes peuvent rentrer dans l’oubli. Quelle peine n’a-t-il pas fallu à Tycho pour faire admettre le cours régulier des comètes qui avait été reconnu depuis long-temps par Sénèque.


Combien de temps n’a-t-on pas disputé sur les antipodes ?


Il faut laisser à certains esprits leurs idiotismes.


Il y a des productions dans notre époque qui sont nulles sans être précisément mauvaises. Elles sont nulles parce qu’elles manquent d’idées. Elles ne sont pas mauvaises parce que l’auteur a eu devant les yeux la forme générale des bons modèles.


Tout devient inintelligible pour celui qui a peur des idées.


Nous avons raison d’appeler nos maîtres ceux dont nous apprenons toujours. Mais tous ceux dont nous apprenons ne méritent pas ce titre.


Tout ce qui est lyrique doit être très raisonnable dans l’ensemble, mais dans les détails un peu déraisonnable.


Vous ressemblez à la mer qui prend différents noms, et n’est toujours en définitive que de l’eau salée[1].


On dit propria laus sordet, cela peut être ; mais le blâme qui vient d’autrui, lorsqu’il est injuste, quel odeur a-t-il ? Pour cela, le public n’a pas de nez.


Le roman est une épopée subjective dans lequel l’auteur se permet de traiter le monde à sa manière. La question est seulement de savoir s’il a une manière à lui ; le reste se trouve de soi-même.


Il existe des natures problématiques qui ne sont jamais à la hauteur de leur position et n’en sont jamais satisfaites. De là cette lutte intérieure dans laquelle leur vie se consume sans leur permettre aucune jouissance.


Ce qu’on peut appeler véritablement le bien se fait en grande partie clam, vi et precario.


Un gai compagnon dans un voyage à pied vaut un carrosse.


La boue devient brillante lorsque le soleil luit.


Le meunier s’imagine que le blé ne croît que pour faire tourner son moulin.


Il est difficile de conserver son égalité d’humeur à tous les instants de la vie. Les moments indifférents nous causent de l’ennui, les bons nous pèsent et les mauvais nous accablent.


L’homme le plus heureux est celui qui sait mettre en rapport la fin de sa vie avec le commencement.


L’homme est singulièrement en contradiction avec lui-même. Quand il s’agit de son bien, il ne veut souffrir aucune contrainte, et pour ce qui lui porte préjudice, il endure toute espèce de violence.


Nous voyons l’avenir par un seul côté, le passé nous apparaît sous plusieurs faces.


Rien n’est plus ordinaire aux imprévoyants que de chercher des expédients pour sortir d’embarras.


Les Indous du désert font vœu de ne pas manger de poisson.


Une vérité insuffisante exerce son influence pendant quelques temps ; mais au lieu d’une manifestation plus parfaite de la vérité, paraît une erreur brillante. Le monde s’en contente et se fait illusion ainsi pendant des siècles.


C’est rendre un très-grand service à la science que de rechercher et de développer les vérités incomplètes que possédaient déjà les anciens.


Il en est des opinions hasardées comme des pions qu’on met en avant dans le jeu d’échecs : elles peuvent être battues ; mais elles ont contribué au gain de la partie.


Il est aussi certain qu’étonnant que la vérité et l’erreur découlent de la même source. Aussi, souvent on ne peut toucher à l’erreur sans nuire en même temps à la vérité.


La vérité appartient à l’homme, l’erreur au temps. C’est ce qui a fait dire d’un homme extraordinaire : « Le malheur des temps a causé son erreur, mais la force de son âme l’en a fait sortir avec gloire ».


Chacun a ses originalités dont il ne peut se débarrasser ; cependant, plus d’un homme se perd par ses originalités souvent les plus innocentes.


Celui qui n’a pas une haute opinion de lui-même est beaucoup plus qu’il ne croit.


Dans l’art et dans la science, aussi bien que dans l’action et la pratique, l’essentiel est de saisir nettement les objets, et de les traiter conformément à leur nature.


Si, parmi les hommes avancés en âge, il en est qui, malgré beaucoup d’esprit et de bon sens, estiment peu la science, cela vient de ce qu’ils ont été trop exigeants envers elle et envers eux-mêmes.


Je plains les hommes qui parlent sans cesse de l’instabilité des choses de ce monde, et se perdent dans la contemplation de leur néant. Ne sommes-nous pas ici-bas pour rendre impérissable ce qui est de sa nature périssable ? Or cela ne peut arriver si nous ne savons estimer ce qui passe comme ce qui est éternel.


Un seul phénomène, une seule expérience ne prouvent rien. C’est l’anneau d’une grande chaîne, et il n’a de valeur qu’autant qu’il n’en est pas séparé. Celui qui, voulant vendre un collier de perles, ne montrerait que la plus belle, disant que les autres sont d’une égale beauté, et demanderait à être cru sur parole, trouverait difficilement un acheteur.


On doit de temps en temps répéter sa confession de foi, déclarer ce qu’on approuve, ce que l’on condamne ; nos adversaires ne s’en font pas faute.


Dans notre époque, personne ne doit se taire ni céder en rien ; on doit parler et se remuer, non pas pour vaincre, mais pour se maintenir à son poste ; que ce soit avec la majorité ou avec la minorité, peu importe.


Il se rencontre souvent des occasions où une œuvre d’art me déplaît au premier coup-d’œil, parce que je ne suis pas encore en état de la juger ; mais si je remarque en elle un mérite, je l’étudie davantage, et alors je fais une foule de découvertes qui me font le plus grand plaisir ; j’aperçois dans ces choses de nouvelles qualités, et en moi de nouvelles capacités.


Ce que les Français appellent tournure, est une certaine prétention tempérée par la grâce. On voit par là que les Allemands manquent tout-à-fait de tournure ; leur prétention est raide et pleine de morgue ; la grâce chez eux est douce et humble ; l’un exclut l’autre, et ces deux qualités ne peuvent aller ensemble.


La foi est un capital secret et toujours en réserve, comme il exite des caisses d’épargne pour les jours de détresse ; et ici le croyant prend lui-même en secret ses intérêts.


Le véritable obscurantisme ne consiste pas à s’opposer à la propagation des idées vraies, claires et utiles, mais à en répandre de fausses.


Jusqu’ici je me suis occupé, avec persévérance, de la biographie des hommes plus ou moins illustres. J’en suis venu à penser que, dans le tissu de la société, les uns peuvent être considérés comme la trame, les autres comme la chaîne. Les premiers font la largeur du tissu ; les seconds donnent la force, la solidité, et peut-être aussi la forme. Les ciseaux des Parques déterminent la longueur à laquelle tout le reste doit se soumettre.


Les livres aussi ont leur histoire qu’on ne peut leur enlever :

« Celui qui n’a pas mangé son pain arrosé de ses larmes ; celui qui n’a pas passé de tristes nuits assis sur sa couche, en versant des pleurs ; celui là ne vous connait pas, ô puissances célestes ! »

Ces lignes, remplies d’une profonde douleur, une reine vertueuse et adorée les répétait souvent dans un cruel exil, et plongée dans un abîme de maux[2]. Elle aimait le livre qui contient ces paroles et d’autres tristes enseignements ; elle en tirait une consolation dans son infortune. Qui songe à une pareille influence qui peut ainsi s’étendre jusque dans l’éternité ?


On voit avec le plus grand plaisir, dans la salle d’Apollon de la villa Aldobrandini, à Frascati, avec quel bonheur le Dominicain encadrait les métamorphoses d’Ovide dans le paysage le plus convenable. À cette vue on se rappelle volontiers que les événements les plus heureux produisent une impression doublement agréable, lorsqu’ils sont placés dans une contrée enchanteresse. Les événements indifférents eux-mêmes acquièrent une grande importance, grâce à la beauté du lieu.


La vérité est un flambeau, mais un flambeau immense ; aussi nous clignons de l’œil en passant devant lui, de peur de nous brûler.


« Les hommes sensés ont beaucoup de principes communs. » (Eschyle)


Un défaut particulier à des hommes, d’ailleurs fort sensés, c’est de ne pas savoir tenir compte de ce que disent les autres. Or, il ne s’agit pas de ce que ceux-ci devraient dire, mais de ce qu’ils disent.


Tout homme, parce qu’il est doué de la parole, croit pouvoir parler sur la langue.


Il suffit de vieillir pour devenir plus indulgent. Je ne vois pas commettre une faute que je n’aie commise moi-même.


Les heureux du monde croient-ils que le malheureux doit périr devant eux avec la même grâce que la populace romaine exigeait des gladiateurs ?


Quelqu’un consultait Timon sur l’instruction de ses enfants. Faites leur enseigner, dit-il, ce qu’ils ne comprendront jamais.


On regarde par habitude une montre qui s’est arrêtée, comme si elle marchait ; ainsi, on considère la figure d’une belle femme comme si elle aimait encore.


La haine est un déplaisir actif, l’envie un déplaisir passif ; aussi, ne doit-on pas s’étonner que l’envie se change si souvent en haine.


Le rythme a quelque chose d’enchanteur. Il nous fait croire que le sublime nous appartient.


Le dilettantisme sérieux et la science traitée mécaniquement deviennent de la pédanterie.


Personne ne peut contribuer au progrès de l’art, si ce n’est les grands maîtres. Les protecteurs contribuent à faire avancer l’artiste, mais l’art n’y gagne pas toujours.


Le style de Shakespeare est riche en figures extraordinaires qui proviennent d’idées abstraites personnifiées. Elles ne nous conviendraient certainement pas ; mais chez lui elles sont tout-à-fait à leur place, parce que de son temps tous les arts étaient dominés par l’allégorie. Il trouve aussi des comparaisons où nous n’irions pas les chercher. Par exemple il prendra pour terme de comparaison un livre. Quoique la découverte de l’imprimerie remontât déjà à plus d’un siècle, un livre paraissait néanmoins encore une chose sacrée, comme nous le voyons par les reliures du temps ; de même aussi un livre était pour le noble poète un objet digne d’amour et de vénération. Nous, au contraire, nous nous contentons de brocher les livres et nous n’avons plus de respect ni pour la reliure ni pour son contenu.


La plus folle de toutes les erreurs est celle de ces braves jeunes gens qui s’imaginent perdre leur originalité en reconnaissant des vérités que d’autres ont déjà reconnues avant eux.

La beauté ne peut jamais avoir la conscience d’elle-même.


On a accordé à la poésie subjective ou sentimentale les mêmes droits qu’à la poésie objective et descriptive. Et c’était une nécessité ; car autrement il eût fallu rejeter entièrement la poésie moderne. On pouvait prévoir alors que s’il naissait des génies poétiques ils s’attacheraient plutôt aux sentiments de la vie intime qu’aux pensées générales de l’humanité. Il est arrivé en effet jusqu’à un certain point que l’on a une poésie sans figures, et à laquelle cependant on ne peut refuser entièrement son approbation.


  1. Goethe s’adresse à ses adversaires
  2. La reine Louise, femme du roi de Prusse Frédéric Guillaume III.