Marie-Antoinette et Madame du Barry

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Marie-Antoinette et Madame du Barry
Revue des Deux Mondes4e période, tome 135 (p. 402-446).
MARIE-ANTOINETTE
ET MADAME DU BARRY

L’archiduchesse Marie-Antoinette avait épousé, le 16 mai 1770, le Dauphin petit-fils de Louis XV. Elle avait trouvé installée à la Cour la comtesse du Barry, présentée au mois d’avril de l’année précédente. Au souper de la Muette, la veille du mariage, la favorite s’était assise avec la famille royale, et Marie-Antoinette ayant demandé la charge de cette dame, on lui avait répondu qu’elle avait pour fonction « de distraire le Roi ». « Alors, avait répondu la jeune fille avec la candeur de ses quinze ans, je veux être sa rivale. » Une rivalité s’engageait, en effet, tout autre qu’elle ne l’attendait, entre cette innocence et ce vice, une lutte sourde d’abord, bientôt visible et touchant aux plus hauts intérêts de la politique. Des documens récemment parus et quelques autres inédits encore permettent de compléter les anciens récits de ces curieux épisodes de l’histoire du règne[1].

Il y a maintenant deux femmes à la cour de Louis XV pour appeler en même temps et presque sur le même rang l’attention publique. Elle s’y passionne vite et devient curiosité sympathique ou dénigrement, suivant les intérêts, les vues politiques, les habitudes morales de chacun. Avant l’arrivée de Marie-Antoinette, on ne parlait que de Mme du Barry ; c’est un soulagement pour beaucoup d’honnêtes gens de pouvoir songer, en se tournant du côté de Versailles, à une figure sans souillure, à une jeune et pure image qui laisse place à tous les rêves, à tous les espoirs des bons citoyens. On se met à voir dans l’enfant venue d’Allemagne, étrangère à toutes les intrigues et d’une grâce accueillante et fière qui gagne les cœurs, la contradiction vivante de la favorite. La politique aidant, la Dauphine prenant Choiseul en amitié et en aversion Mme du Barry, les esprits se groupent naturellement autour des deux noms féminins que la Cour leur offre, et ce choix d’étendard semble bien d’accord avec les mœurs de ce siècle où règne la femme. C’est ainsi que Marie-Antoinette, ignorante des choses de France et peu soucieuse de politique, devient presque sans le savoir l’idole de la nation ardente et sentimentale qu’elle est appelée à gouverner. Un danger sortira pour elle de cet excès même : elle aura été jetée trop tôt, par les circonstances, dans la lutte des partis, elle aura semé, Dauphine encore, la rancune à côté du dévouement, et tous ces germes divers lèveront un jour autour de son trône.


I

Mme du Barry entre, dès les premiers jours, dans la vie de Marie-Antoinette. Aux plus anciennes lignes conservées de la correspondance avec Marie-Thérèse, on lit ce nom qui y reparaîtra si-souvent : « Le Roi a mille bontés pour moi, et je l’aime tendrement, mais c’est à faire pitié la faiblesse qu’il a pour Mme du Barry, qui est la plus sotte et impertinente créature qui soit imaginable. Elle a joué tous les soirs avec nous à Marly ; elle s’est trouvée deux fois à côté de moi, mais elle ne m’a point parlé et je n’ai point tâché justement de lier conversation avec elle ; mais quand il le fallait, je lui ai pourtant parlé. » Et dans la même lettre : « J’ai écrit hier la première fois au Roi ; j’en ai eu grand’peur, sachant que Mme du Barry les lit toutes, mais vous pouvez être bien persuadée, ma très chère mère, que je ne ferai jamais de faute ni pour elle, ni contre elle. » On verra ce que va peser dans l’avenir cette très sage résolution.

Le séjour de Marly était difficile pour la jeune Dauphine et plein de petites embûches pour sa candeur. Tous les yeux étaient fixés sur elle, et chaque regard demandait comment elle allait se comporter envers une femme de qui ni son âge ni son éducation ne lui permettaient de se faire une exacte idée. Louis XV surtout était impatient de s’assurer qu’il n’y aurait pas discordance d’humeur entre la favorite devenue nécessaire à ses habitudes et l’aimable princesse qui venait ramener un peu de jeunesse et de vie dans le milieu longtemps assombri de sa famille. Le château où on avait conduit Marie-Antoinette, quelques jours après le mariage, était fort petit ; toute la famille royale y vivait réunie, un peu à l’étroit, et si le Roi avait fait choix de cette résidence, ce n’était pas seulement pour distraire l’archiduchesse de ses regrets de fille et de sœur, mais encore pour voir de plus près et à chaque instant sa nouvelle petite-fille et l’habituer à fréquenter la favorite.

Avec Louis XV, tout allait bien ; l’enfant avait cette gaieté spontanée qu’aucun souci grave n’avait altérée, un besoin irrésistible d’aimer, de plaire, d’enthousiasmer, un désir d’être joyeuse qui s’épanouissait au premier rayon. Mise à l’aise par des bontés paternelles, par les attentions que le Roi charmé multipliait, elle se laissait aller à de naïfs sentimens de reconnaissance ; elle lui disait « mon papa » et lui sautait au cou. Mais près de Mme du Barry, cette femme d’un ton si différent des autres personnes de la Cour et si familière avec le Roi, Marie-Antoinette se sentait une gêne d’instinct et de répulsion. En vain la folâtre comtesse, qui savait endosser le respect en même temps que le grand habit, se montrait avec elle d’une déférence aisée, d’une prévenance toujours en éveil ; cette charge mystérieuse, qui n’avait pas d’équivalent à la cour de Vienne et dont on ne parlait autour d’elle qu’avec des moues et des réticences, lui inspirait une défiance, une hostilité qui s’irritait de l’inconnu. Les trois Mesdames, ses nouvelles tantes, les seules personnes de la famille royale dont l’exemple put guider son inexpérience, n’adressaient jamais la parole à Mme du Barry, évitaient de la regarder, de s’approcher d’elle et, en présence même de leur père, prenaient des mines effarouchées au moindre propos d’une dame de sa société particulière.

Du Dauphin, semble-t-il, aucun conseil à tirer : c’est un esprit taciturne, sauvage, qui a l’air d’obéir aveuglément à M. de la Vauguyon, son gouverneur, et comme il ne parle jamais à aucune femme, il ne marque pour Mme du Barry nulle sorte de sentiment. L’abbé de Vermond et M. de Mercy, admis librement auprès de la Dauphine par égard pour l’Impératrice, n’ont pas cru lui devoir un conseil particulier sur le cas qui la préoccupe ; ils ont simplement déclaré que Son Altesse Royale devait traiter également bien toutes les dames présentées à Sa Majesté, sans tenir compte des rivalités ou des antipathies qu’on pourrait lui faire connaître. Faute de mieux, Marie-Antoinette a suivi d’abord cet avis un peu vague. Elle a été naturelle, c’est-à-dire aimable ; elle n’y a point eu de peine dans ce milieu nouveau où tout lui sourit. Le Roi en a été enchanté, et Mme du Barry, qui zézaye avec grâce dans la liberté des cabinets, a déclaré que « cette petite rousse » était « sarmante ».

On était revenu à Versailles pour les derniers préparatifs avant le voyage de Choisy et le grand voyage annuel de Compiègne, quand, le 8 juillet, un dimanche après les offices, le Dauphin eut avec sa femme une conversation inattendue. Il y avait sept semaines que le mariage avait eu lieu, et aucune intimité n’existait encore entre les époux. Le jeune mari, faisant un grand effort sur lui-même, dit à Marie-Antoinette, avec une émotion qu’elle trouva très douce, qu’il savait très bien les exigences de l’état du mariage et que, s’il avait attendu pour lui témoigner la vivacité de son affection, il lui en donnerait sûrement les preuves à Compiègne. Était-ce la glace de la timidité qui commençait à se fondre dans le cœur du Dauphin sevré, depuis qu’il était orphelin, des joies de la pleine confiance ? Marie-Antoinette, non moins inexpérimentée et non moins isolée que lui, saisit cette occasion de les lui donner et de les obtenir à son tour : « Puisque nous devons vivre ensemble, dit-elle, dans une amitié intime, il faut que nous causions de tout avec confiance » ; et le propos tomba aussitôt sur Mme du Barry.

Alors le prince, pour la première fois de sa vie, parla de l’intérieur de la Cour. Sans jamais en rien dire à personne, il avait deviné et appris bien des choses. Il savait fort bien ce qu’était Mme du Barry, qu’il venait de voir de près aux soupers de Saint-Hubert. N’écoutant que son goût pour la chasse, il avait demandé, le mois précédent, à être des parties que le roi faisait à ce pavillon près de la forêt de Rambouillet ; on y soupait ; Mme du Barry présidait la table avec un sans-gêne choquant et une licence de propos que tout le monde imitait. Ses tantes avaient pris peur de le voir en si mauvaise compagnie, et afin de lui inspirer le dégoût de cette du Barry, elles lui avaient raconté, par le détail, d’où elle sortait et la vie qu’elle avait menée avant de paraître à la Cour. C’étaient des infamies que M. de la Vauguyon ne lui avait jamais laissé soupçonner. Cet éducateur, qui avait toujours à la bouche la religion et les bons principes, n’était donc qu’un hypocrite, puisqu’il engageait son élève à bien traiter cette femme, la visitait, la flattait, la soutenait en toute occasion, aussi plat devant elle que M. d’Aiguillon, qui avait besoin d’elle pour devenir ministre, ou que M. de Richelieu, qui n’avait pas plus de croyances que Voltaire lui-même. Du coup, le jeune homme en avait perdu le respect que lui inspirait son gouverneur ; il le montrait bien maintenant, livrait tout ce qu’il avait sur le cœur, détestait cette Cour où on ne voyait que des méchans, des intrigans, des cupides, des gens qui trompaient le roi. Il ne s’y trouverait, ajoutait-il, aucune consolation pour un prince honnête et désireux avant tout de faire son devoir, s’il n’y avait Mesdames, qui avaient connu son père si généreux, sa mère si sainte, et qui étaient, selon lui, femmes d’expérience et de bon conseil.

Quand le Dauphin eut fini, Marie-Antoinette parla à son tour. Il était bien fâcheux que le roi eût été entraîné à cette liaison qui mettait tant de désordre à la Cour : mais ne pouvait-on croire que tout cela s’était tramé pour amener le renvoi de M. de Choiseul ? C’était la première fois qu’elle prononçait devant son mari le nom du ministre qui avait négocié son mariage et que, de longue date, elle s’était accoutumée à considérer comme son bon génie en France. Au nom de Choiseul, le Dauphin se rembrunit. La Dauphine ne sait donc pas ce qu’est M. de Choiseul, ni ce qu’il a fait pour arriver au poste qu’il occupe ? Lui aussi a intrigué par le canal d’une favorite ; tout ce qu’il est, il le doit à ses bassesses pour Mme de Pompadour. Le prince ne disait pas tout ; peut-être lui revenait-il à la pensée, outre ce qu’il avait pu deviner de la haine de Choiseul pour son père, tant de calomnies abominables insinuées à son oreille par La Vauguyon, dans les longues causeries de l’éducation. La Dauphine sentit combien le sujet était épineux et que ces préventions étaient plus profondes qu’on ne le lui avait dit. Elle ajouta simplement qu’on attribuait des talens au ministre et qu’on l’estimait dans les pays étrangers ; s’il avait intrigué avec Mme de Pompadour, cela ne pouvait se comparer aux horreurs présentes qu’elle remerciait son mari de lui faire connaître[2].

C’est le lendemain de cet entretien que Marie-Antoinette écrivait à sa mère son jugement sévère sur Mme du Barry et sur une « impertinence » qu’elle n’avait pas pu remarquer elle-même. Elle ajoutait : « Pour mon cher mari, il est changé de beaucoup et tout à son avantage. Il marque beaucoup d’amitié pour moi, et même il commence à marquer de la confiance. » Du même jour, le sauvage garçon, qu’il lui était permis d’aimer enfin, avait gagné son cœur d’épouse et détruit ses illusions sur les hommes.


Hors le Dauphin, qui n’était aussi qu’un enfant et qui n’était pas de caractère à renouveler souvent ses confidences, Marie-Antoinette n’avait autour d’elle personne à qui se fier dans les circonstances nouvelles où la plaçaient ses découvertes. La femme mûre qu’on avait mise auprès d’elle comme son mentor, la comtesse de Noailles, avait le mérite de ne pas intriguer, mais était flatteuse, complimenteuse, un peu sotte au demeurant, et, de cette très honnête personne, il n’y avait rien à tirer que les enseignemens de l’étiquette. Parmi les dames de sa maison, la duchesse de Chaumes était trop légère, malgré son âge, la princesse de Chimay trop sérieuse, et les autres tenaient plus ou moins leurs fonctions de La Vauguyon ou de la favorite.

L’isolement la rapprochait de Mesdames, les bonnes tantes que lui recommandait le Dauphin. Sa mère aussi ne lui avait-elle pas dit : « Ces princesses sont pleines de vertus et de talens ; c’est un bonheur pour vous ; j’espère que vous mériterez leur amitié. » Parole excessive, conseil imprudent que Marie-Thérèse, mieux informée, ne tardera pas à regretter et qu’elle cherchera en vain à reprendre. Pendant dix-huit mois, par dégoût du mal révélé, par besoin croissant d’un reflet au moins de la tendresse maternelle, la Dauphine appartiendra à Mesdames de France.

On la vit arriver avec joie. Le caractère impérieux de Madame Adélaïde avait asservi entièrement Madame Sophie et guidait, au moins pour les petites choses, la bonne Victoire. C’était chez elle, au rez-de-chaussée qu’avait occupé Mme de Pompadour, que se réunissaient les sœurs et que se tenait leur petit cercle. Le Roi y descendait chaque matin, ou le soir au retour de la chasse. L’entretien était insignifiant, tout en niaiseries, car il n’aimait pas les sujets sérieux, et Mesdames, du reste, n’osaient les aborder avec lui ; elles préféraient écrire, fût-ce pour une nomination ou une faveur quelconque ; et le père, qui allait les revoir une heure après, répondait de la même façon. Le nom de Mme du Barry n’était jamais prononcé en sa présence ; à peine sorti, on ne parlait que d’elle et des intrigues de ses partisans. M. de Choiseul ne dédaignait pas de venir faire, de temps en temps, sa cour à Mesdames, qui l’accueillaient maintenant après l’avoir tant détesté, réunies à lui dans une communauté de haine. Dans le cercle, une femme menait la conversation, intelligente et hautaine, très sûre des usages, très âpre à soutenir les manies de préséance de Madame Adélaïde, dont elle était dame d’atours ; c’était la comtesse de Narbonne, qui avait un fils à pousser dans le monde et se sentait prête à tout pour ses intérêts maternels. Si Madame Adélaïde menait ses sœurs, Mme de Narbonne, avec sa décision et sa souplesse, menait Madame Adélaïde. Elle mettait quelque passion dans ce clan aigri de vieilles filles inoccupées, timides et irritables, qui vivaient de futilités gourmées et de médisances.

Tel était le milieu où Marie-Antoinette se mit à vivre, faute de mieux trouver dans sa nouvelle famille. Mesdames, qui aimaient à jouer aux mamans avec leurs petites-nièces Clotilde et Elisabeth, quand Mme de Marsan le leur permettait, furent enchantées de voir une nièce plus grande rechercher leur compagnie et accepter leur direction. Sa bonne volonté méritait une récompense ; elle fut gracieusée, flattée, choyée ; on lui confia la clef d’un passage de l’appartement, pour qu’elle y pût venir sans suite et à toute heure ; on s’ingénia à lui trouver des amusemens, à lui proposer des promenades, à lui donner des habitudes. De là à confisquer son initiative, à mettre au second plan la princesse qui devait être au premier, il n’y avait qu’un pas ; Madame Adélaïde, qui rêvait toujours de gouverner, compta bien y atteindre un jour et commença par dicter à la Dauphine ses moindres jugemens sur les gens et les choses de la Cour.

Marie-Antoinette avait d’autant moins de peine à adopter les antipathies de ce milieu qu’elle les ressentait instinctivement elle-même et qu’elles étaient d’accord, sauf pour Choiseul, avec celles de son mari. Parmi tant d’intrigues dont elle se voyait entourée, Mesdames, avec des travers et des petitesses qu’elle n’apercevait pas encore, représentaient certainement l’honnêteté. Mais n’y avait-il pas péril, pour une nouvelle venue dans la famille, à suivre trop ardemment la conduite de Mesdames envers la favorite de leur père ? Louis XV n’admettait pas qu’on discutât ses amours et jusqu’à présent n’avait toléré que de ses filles seules certaines marques apparentes de désapprobation. Marie-Antoinette, impétueuse de franchise et toute de premier mouvement, était incapable de dissimuler son dégoût. Par bonheur, la Cour à Compiègne avait plus d’espace qu’à Marly ou à Choisy ; la Dauphine ne voyait Mme du Barry que de loin, à la messe, à la chasse, au grand couvert, et le Roi qu’en présence de Mesdames. Les occasions dangereuses étaient donc rares. Mais à M. de la Vauguyon et à sa sœur, Mme de Marsan, qui presque chaque jour venaient lui faire leur cour, Marie-Antoinette marquait une froideur d’autant plus blessante qu’elle était aimable pour tous. L’hypocrisie de ces dévots d’ambition la révoltait et elle tenait chez ses tantes, très hardies elles-mêmes à portes closes, les propos les plus vifs sur ces sortes d’honnêtes gens. Mme de Narbonne, fière d’une si auguste recrue au camp de Mesdames, faisait sonner au dehors les malices d’une princesse qu’il lui souciait peu de compromettre ; et déjà le parti Du Barry savait qu’outre l’hostilité du Dauphin, il fallait compter désormais avec celle de la petite Dauphine.

Mme du Barry comblait l’irritation de Marie-Antoinette par une maladresse qu’elle dut regretter ensuite, mais qui touchait trop directement la jeune femme et intéressait trop de gens autour d’elle pour qu’on pût la pardonner. Pendant un court séjour à Choisy, le Roi, pour amuser la Dauphine, fit jouer ses comédiens au petit théâtre du château, trop resserré pour contenir aisément tout le service et la suite de la famille royale. Un soir, les dames du palais s’étant emparées des premiers bancs, refusent de faire place à trois retardataires ; c’était Mme du Barry et ses deux inséparables, la maréchale de Mirepoix et la comtesse de Valentinois. Ces contestations, sous les yeux des spectateurs, amènent aisément d’extrêmes excitations de vanité ; des propos s’échangent, vifs et cinglans ; une dame de la Dauphine, la comtesse de Gramont, tient tête à Mme du Barry. Le lendemain, celle-ci porte plainte au maître et Mme de Gramont, par une de ces petites lettres de cachet qu’expédie La Vrillière, se trouve exilée à quinze lieues de la Cour. Cette punition cause une grande rumeur. Voilà tous les Choiseul en colère ; la comtesse de Gramont est belle-sœur de la duchesse et fort liée à leur parti ; ils demandent à la Dauphine d’intercéder auprès du Roi, faisant ainsi dès les premiers jours contre la favorite l’essai d’une jeune influence qu’ils risquent de briser. Marie-Antoinette brûle de se prêter à l’expérience ; mais M. de Mercy survient à temps pour retenir son imprudence, et suggère une réclamation bornée au seul point où elle ait chance d’être admise. La princesse, inquiétée par cet avis, témoigne à son grand-père qu’elle est peinée d’une faute commise par une dame de sa maison ; elle ne cherche pas à connaître cette faute, ni à l’excuser, elle regrette seulement que l’exil ait eu lieu sans qu’elle ait été avertie de la volonté du Roi. Louis XV, toujours gauche devant une explication directe, heureux pourtant que le fond du sujet ne soit pas abordé, avoue que M. de la Vrillière aurait dû prévenir la Dauphine d’une mesure touchant une de ses dames, et joint maint propos affectueux à cette demi-excuse.

Peu après, pendant Fontainebleau, l’exilée écrit à sa maîtresse qu’elle est malade, obligée de solliciter par elle son retour à Paris pour se faire soigner. Marie-Antoinette intercède cette fois ; elle parle au Roi après un souper public, où toute la famille est réunie ; et comme il se montre sérieux, froid, parce que Mme du Barry n’a pas pardonné : « Quel chagrin pour moi, mon papa, dit-elle, si une femme attachée à mon service venait à mourir dans votre disgrâce ! » Le Roi sourit, désarmé, et promet de se rendre à cette prière. Il est certain pourtant qu’elle n’a pas suffi ; ce n’est qu’après des certificats de médecin dûment dressés que l’autorisation de retour est accordée, et la Cour reste absolument interdite à la coupable. Mme du Barry a exigé cet exemple et fait reconnaître, à son profit, un nouveau crime de lèse-majesté. Triomphe, si l’on veut, mais que Marie-Antoinette, blessée, ne lui pardonnera jamais ; l’exil de sa dame du palais, frappée si durement parce qu’elle est Choiseul, reste dans ses souvenirs les plus profonds comme une offense personnelle.


II

L’aventure de la comtesse de Gramont n’était qu’une escarmouche dans la lutte entre la favorite et le ministre ; on attendait et on sentait approcher la grande bataille. Choiseul s’y préparait. Il avait beau affecter pour le pouvoir une noble et philosophique indifférence, il y était trop ardemment attaché pour ne pas saisir les occasions de fortifier une situation qu’ébranlaient, sans qu’il en connût le détail, les attaques secrètes des petits appartemens. Il crut avoir trouvé un appui décisif dans la Dauphine et se fit préparer par Mercy un entretien avec elle. Il ne pouvait guère causer de politique avec ses quinze ans ; mais il avait quelque droit à les éclairer d’avis respectueux, qui lui assureraient dans tous les cas une posture de conseiller bonne à tenir. Plaire au Roi par l’empressement et la gaieté ; prendre une assurance naïve à lui parler directement et sans crainte de tout ce qui la regardait ; rester en bonne intelligence avec Mesdames sans se laisser gouverner par elles : telles furent les directions de M. de Choiseul, d’accord avec celles que Vermond ou Mercy apportaient de leur côté à la Dauphine. Il y joignit des détails sur les intrigues courantes, les buts secrets, les moyens qu’employaient les divers personnages pour réussir auprès du roi. Marie-Antoinette l’écoutait avec intelligence, le questionnait avec sûreté, l’étonnait d’un jugement déjà personnel et averti. Le ministre sortit de cette audience tout enflammé : « Ce n’est que d’aujourd’hui, disait-il à Mercy, que je connais Madame la Dauphine. Sur votre parole, je me suis livré à elle et je lui ai dit ce que je sais. Je suis dans l’enthousiasme de cette princesse ; on n’a jamais rien vu de pareil à son âge. Quand vous en aurez occasion, je vous prie de lui dire que pour la vie et la mort je suis à ses ordres, et qu’elle doit disposer de moi en tout et partout comme il lui plaira. » Ne sent-on pas, dans ces impressions toutes vives d’un sceptique manieur d’hommes, apparaître déjà cette séduction du dévouement que Marie-Antoinette, aux jours heureux comme aux jours tragiques, exercera jusqu’à la fin ?

La Dauphine n’avait pas longtemps à disposer d’un si chaud enthousiasme ; mais c’était désormais, dans tous les salons où passait Choiseul, un bruit prolongé de ses louanges, une réputation d’intelligence qui s’établissait pour elle, et que tout un clan nombreux de parens, d’amis, de cliens, avaient intérêt à répandre, à augmenter, à exagérer, aux dépens de la « créature » qui menaçait le ministre. Quand Mme du Deffand raconte à Walpole : « Il n’y a qu’une voix sur Madame la Dauphine ; elle grandit, elle embellit, elle est charmante », c’est l’opinion générale qu’elle se plaît à enregistrer. L’écho de ces succès arrivait à Vienne et eût consolé Marie-Thérèse, si des voix discordantes ne se fussent élevées, déjà malveillantes et venimeuses : « On débite ici, écrivait-elle dès la fin d’octobre, tout plein de choses peu favorables à ma fille ; on dit que le Roi devient réservé et embarrassé avec elle, qu’elle heurte de front la favorite, que le Dauphin est pire que jamais et plus qu’indifférent pour ma fille. » Et l’Impératrice faisait dire à Marie-Antoinette de ne pas se laisser griser par ses heureux débuts et qu’il était plus difficile, dans un pays comme la France et une cour comme Versailles, de durer que de réussir.

Ces premiers mois de mariage donnaient à la Dauphine une fête continuelle de curiosité et de mouvement. C’était devant ses yeux un perpétuel changement de décor que ces visites à toutes les résidences royales ou princières, qu’ennoblissaient les arts de sa patrie nouvelle à leur moment de raffinement le plus exquis. Le prince de Condé, qui avait sollicité l’année précédente la visite de Mme du Barry, avait invité le Roi à s’arrêter encore à Chantilly en quittant Compiègne, et Marie-Antoinette s’était montrée joyeuse de voir cette demeure illustre qui tenait, dans l’histoire de France qu’elle avait apprise, à peine moins de place que Versailles même. Mais la Cour se souciait moins qu’elle des bosquets de Sylvie et des souvenirs du vainqueur de Rocroy : « Presque tout le monde reviendra dimanche de Compiègne, écrit Mme du Deffand, le Roi ira le mardi à Chantilly avec madame la Dauphine, Mesdames et les dames de leur suite, Mme du Barry et sa suite. Il en pourra résulter quelque événement, c’est-à-dire quelque lettre de cachet. » On pouvait même craindre des froissemens plus graves qu’entre dames, car la favorite allait vivre pendant deux jours avec la famille royale. Les fêtes heureusement multipliées évitèrent les occasions de choc. La Dauphine ne fut pas une seule fois dans le cas de parler à Mme du Barry ; le Roi fut plein d’attentions pour elle ; c’était lui, semblait-il, qui faisait à l’archiduchesse les honneurs de Chantilly. Le prince de Condé avait du reste en tête divers soucis et se montrait auprès de Mme du Barry d’un empressement qui donnait à penser à quelques personnes.

Au retour à Versailles, ce fut une autre journée de fêtes à Chilly, chez la duchesse de Mazarin, puis la prise d’habit de Madame Louise au Carmel de Saint-Denis, où Marie-Antoinette présenta le scapulaire et le manteau. Enfin on pensa au voyage de Fontainebleau. La famille royale, partie de Versailles le matin, arriva le soir pour souper avec le Roi. Le lendemain, Marie-Antoinette, n’ayant pas encore tous ses équipages qui étaient en route, fit une promenade de trois heures à pied dans le parc et les environs du château. Accompagnée de M. de Marigny et des architectes des Bâtimens, elle se fit expliquer les diverses époques de la construction depuis les anciens rois jusqu’au roi régnant, et ses guides s’émerveillèrent d’être aussi gracieusement interrogés. Les jours suivans ce furent, les après-midi, des parties d’âne dans la forêt, les parades de la Maison du Roi, la chasse suivie en calèche avec Mesdames ; le soir, le spectacle ou le jeu tantôt chez Mesdames, tantôt chez la Dauphine. Mme du Barry ne se montra que de loin. Le duc de Choiseul travaillait comme d’habitude avec le Roi, venait au conseil, était invité aux soupers ; quand il lui arrivait au jeu d’être le partenaire de la favorite, elle multipliait moqueries, haussemens d’épaules, « petites vengeances de pensionnaire », qui l’irritaient en amusant le Roi. Mais les regards agressifs s’avivaient d’un triomphe, d’autant plus inquiétant pour le ministre que la politique du royaume entrait dans une de ces périodes chargées d’orage où la foudre est dans l’air, prête à tomber.

Depuis que la Dauphine était à Versailles, elle avait entendu deux fois parler d’une grande cérémonie présidée par le Roi et qu’on appelait un lit de justice. On avait attaché beaucoup d’importance autour d’elle à cette cérémonie, une des plus solennelles du gouvernement. Si elle interrogeait Mesdames à ce sujet, elle apprenait qu’il s’agissait de mettre à la raison des sujets rebelles qui, parce qu’ils portaient des robes rouges fourrées d’hermine, prétendaient contrôler les ordres de Sa Majesté. Cette prétention lui semblait sans doute un grand crime, mais elle ne pouvait s’empêcher de trouver étrange que ce Parlement de Paris tant décrié se montrât précisément, dans l’occurrence, l’adversaire acharné de M. d’Aiguillon, en soutenant la condamnation portée par le Parlement de Bretagne contre les exactions du protégé de la du Barry ; comme on disait de plus, assez ouvertement, que M. de Choiseul dissimulait seulement par convenance sa sympathie pour l’assemblée qui l’avait servi contre les Jésuites, la Dauphine cessait de comprendre des affaires aussi embrouillées. Rien dans son éducation ne pouvait l’y aider : jamais on n’eût pu voir, dans les royaumes de sa mère, une réunion de magistrats tenir en échec les décisions souveraines par un refus de les enregistrer ; jamais, d’autre part, M. de Kaunitz ne se fût mis dans le cas d’être accusé de soutenir et de fomenter telle rébellion. C’était pourtant ce que M. de Richelieu avait reproché en face à M. de Choiseul, en plein Compiègne, à propos d’un voyage fait dans le Midi par la sœur du ministre. La duchesse de Gramont prétendait voyager pour sa santé, pour aller prendre les eaux à Barèges ; en réalité, c’était pour visiter les magistrats des provinces, leur porter un mot d’ordre, unir étroitement les Parlemens de Provence et de Languedoc à ceux de Bretagne et de Paris, et, par le soulèvement général des robins de France, intimider les adversaires de Choiseul, détruire le chancelier Maupeou et faire reculer le Roi. La violente dispute du premier gentilhomme et du ministre avait fait du bruit à la Cour ; tout le monde avait pris parti, et sans doute le Roi lui-même y avait fait allusion devant la Dauphine, car celle-ci, malgré ses sentimens pour Choiseul, s’était montrée fort indisposée contre la duchesse de Gramont. La seule règle un peu fixe qu’elle eût dès lors pour juger de la politique intérieure était qu’on devait au souverain l’obéissance aveugle des bons sujets, et que les rois de France, sauf sans doute en leurs affaires de cœur, étaient incapables de se tromper.

M. de Choiseul avait nié effrontément la conduite de sa sœur. Il sentait le danger de prêter flanc à des attaques sur un sujet qui intéressait aussi personnellement le Roi que sa querelle avec les Parlemens. Le moins bruyant de ses ennemis, non le moins perfide, le chancelier Maupeou, qui soutenait seul le poids de cette lutte, le guettait dans le Conseil, les yeux dans les yeux, à l’affût du faux pas, de la parole imprudente qui devait le lui livrer. Il importait à Choiseul de séparer tout à fait sa cause de celle des parlementaires. Sous les coups répétés du chancelier, le vieux Parlement de Paris se déracinait. Peu de jours après l’algarade de Richelieu, Louis XV arrivait brusquement dans sa capitale, entouré de ses mousquetaires ; les magistrats étaient convoqués à l’improviste au Palais ; le chancelier leur adressait les réprimandes royales les plus sévères, les plus rudes qu’eussent jamais écoutées les Chambres assemblées. On enlevait les minutes de la procédure contre d’Aiguillon, les arrêts étaient effacés des registres, toutes les pièces anéanties, et défense était faite de jamais plus s’occuper de cette affaire. Quelle que fût désormais l’attitude du Parlement, décidé à protester contre la force et à suspendre ses fonctions, cette journée marquait le triomphe définitif de l’ancien gouverneur de Bretagne ; et le souper de Mme du Barry dut être, ce soir-là, plus joyeux encore que de coutume.

Tout le monde trembla autour de Choiseul. Le duc et son cousin, M. de Praslin, ministre de la marine, n’avaient été prévenus que la veille des graves intentions du Roi. C’était une marque de méfiance, un indice significatif. Il apprenait aussi qu’on discutait sérieusement, chez la favorite, la date de sa disgrâce, de l’événement escompté depuis si longtemps et qu’empêchaient seuls, il le savait bien, l’indécision du Roi et son goût d’habitude pour les gens qui le servaient. Mais l’intrigue se resserrait autour de Louis XV. Les habiletés de Choiseul se retournaient contre lui. On présentait au Roi des billets non datés où le ministre poussait le Parlement à la fermeté, et qui se rapportaient à la vieille affaire des Jésuites ; on dénonçait le double jeu par lequel il avait essayé un moment, pour se rendre nécessaire, de pousser l’Espagne, alliée de la France, à faire la guerre à l’Angleterre ; on insinuait enfin que Choiseul, insatiable de pouvoir, aspirait à régner sous un nouveau prince et s’était assuré dans ce dessein l’attachement de la Dauphine. Le chancelier, dont le Roi ne pouvait se passer dans le conflit parlementaire, offrait sa démission si Choiseul était gardé. Enfin Condé, tout acquis à la favorite, venait de Chantilly lui porter son appui et satisfaire une récente rancune contre le ministre qui avait fait manquer à son fils la riche dot de Mademoiselle de Penthièvre. Après un entretien avec le prince, le Roi se décidait. Le 24 décembre au matin, M. de La Vrillière allait chez MM. de Choiseul et de Praslin demander leurs démissions et porter les ordres d’exil.

On connaît les incidens qui suivirent la disgrâce de Choiseul et le triomphal adieu que lui fit la capitale. Peut-être sait-on moins la rage qui s’empara de lui et la longue colère qui le rongea. Personne ne vit le ministre avant son départ pour Chanteloup : Mmes de Choiseul, de Gramont, de Beauvau, purent établir aisément la légende de sa sérénité philosophique. Quelques jours après, l’attitude était prise ; on se mettait à jouer fort convenablement les Cincinnatus pour le Parlement et pour Ferney. L’opinion, d’ailleurs, se prononçait ardemment en faveur du vaincu de Mme du Barry. Jamais événement n’avait amené une protestation aussi générale contre le pouvoir absolu. Mais dans ce petit monde à part qu’était Versailles, il n’en allait pas de même. Le parti vainqueur, déjà puissant, s’y fortifiait à l’instant de toutes les trahisons et de toutes les lâchetés. Le nom des disgraciés cessait, selon l’usage, d’être prononcé devant le roi. Lui seul se permettait, de temps à autre, quelques petites férocités de parole, qui allait ranimer les irritations de Chanteloup et faisait taire autour de Louis XV toute voix d’excuse, toute sympathie pour l’exilé.


Ce qui intéressait la Cour à présent, c’était la conduite qu’allait tenir la Dauphine. L’homme de l’alliance, l’auteur du mariage disparaissait de la scène ; on savait l’affection que Marie-Antoinette avait pour lui et celle aussi de Marie-Thérèse, qui venait de lui envoyer, en amie, du tokay impérial ; on attendait une imprudence, une incorrection, une faute. La malignité, pour cette fois, fut déçue. L’enfant avait bien été indignée ; livrée à son propre sens, elle se fût compromise aussitôt et pour longtemps. Mais, sans perdre une minute, Mercy lui a fait parvenir par Vermond des avis très pressans : laisser paraître son déplaisir du départ d’un ministre honoré des bontés de sa mère, le plaindre du malheur d’avoir déplu au Roi, éviter toute justification, toute allusion à ses ennemis, ignorer surtout les moyens qu’ils ont employés pour le perdre et la main de femme qui les a conduits. Marie-Antoinette, sentant la situation grave, tremblant pour l’alliance, devinant les anxiétés de sa mère quand elle apprendra la nouvelle, obéit à ses conseillers. Elle se contient ; à peine laisse-t-elle échapper quelques vivacités chez ses tantes, exaspérée de voir Madame Adélaïde, du jour au lendemain, abandonner Choiseul et dauber sur les vaincus. En somme, aucune maladresse sérieuse, aucun mot dangereux, que les oreilles aux aguets puissent retenir pour le Roi.

Il sort cependant, pour Marie-Antoinette, de la disgrâce de Choiseul un résultat que les auteurs n’en ont pas prévu. Elle devient, pour l’opinion soulevée, le symbole d’une revanche future ; elle porte en elle les espérances de tout un parti, le plus actif de la nation, le plus remuant et le plus nombreux, « cette immense et puissante société de M. de Choiseul », dont le prince de Talleyrand a si bien dénombré les forces. Le parti va compter sur elle, et sur elle seule, pour un temps qui ne peut être bien éloigné. Le Dauphin n’a rien laissé voir de ses sentimens sur l’acte accompli ; mais on ne doute pas que la Dauphine ne prenne sur lui assez d’empire pour exiger, le jour où il sera le maître, le retour du grand homme au gouvernement.

De leur côté, les vainqueurs du moment ne songent pas sans inquiétude que Marie-Antoinette, autant que l’annonce le caractère du Dauphin, est la puissance de l’avenir. Le Roi vieillit chaque jour ; il a de fréquentes indigestions, des alourdissemens. S’il « dételle », comme l’y engage son médecin, il peut se dégoûter de sa maîtresse ; un retour à la religion serait pour elle et pour les siens un signal d’exil. Or, Marie-Antoinette, qui a su inspirer à Louis XV un goût durable, de qui il aime baiser les jeunes mains, cette petite fille élégante et gracieuse le ressaisira un jour ou l’autre, en même temps qu’il reviendra aux honnêtes mœurs. La force qui est en elle, et qu’elle ignore elle-même, ne peut aller que grandissant. En dépit de ses froideurs, de ses propos chez Mesdames, qu’on peut croire inspirés par Mesdames seules, on espère apprivoiser sa sauvagerie, désarmer sa malveillance. Il serait, en tous cas, d’une mauvaise politique de la heurter de front et de s’en faire une adversaire irréconciliable. Ainsi, exaltée par les uns, ménagée par les autres, la petite Dauphine apparaît désormais à l’opinion publique comme l’arbitre mystérieux de l’avenir.

Cette opinion, devenue une puissance et qui de jour en jour se sent plus forte, reçoit presque en même temps, cet hiver de 1770-71, deux défis du pouvoir. Après l’exil de Choiseul, vient celui des membres du Parlement, saisis une nuit dans leur lit par deux mousquetaires et dispersés dans les provinces les plus lointaines. Au petit coup d’État de Louis XV succède le grand coup d’Etat de Maupeou. Dans le milieu de la Cour où tout a son écho, mais où tout se rapetisse, le choc des grands intérêts du dehors se trouve réduit aux proportions des rivalités de cercles féminins. Mesdames confisquent de plus en plus le jugement de la Dauphine, excitent son animosité pour la du Barry, et la répulsion réunie de toutes ces femmes contre sa sensualité impénitente cause au Roi autant de souci que la révolte même de son Parlement. C’est l’opposition dans la famille, sourde et insaisissable, que n’atteignent pas les lettres de cachet et qu’on ne met pas à la Bastille. Elle le gêne parfois plus que l’autre, car il lui suffit, pour réduire la magistrature, de laisser aller son chancelier, tandis que pour réprimander Mesdames ou conseiller la Dauphine, il faut intervenir de sa personne, et c’est ce qu’il déteste le plus. Toute sa vie, il a préféré supporter ce qui lui a déplu chez ses filles, plutôt que d’exprimer un reproche, un avis même. Mme du Barry respecte d’ordinaire cette faiblesse du Roi pour Mesdames, et cette manie d’écrire qui éloigne de lui toute explication précise et ennuyeuse. Pour la Dauphine, elle conseille une autre conduite, assurée en tous cas de ne point réussir plus médiocrement qu’avec les princesses.

L’occasion vient du Dauphin. Ces soupers qu’il a lui-même sollicités, il ne s’y présente plus, affecte de les éviter, avec des mines d’humeur et de mépris pour la comtesse qui en fait les honneurs. Ce sont Mesdames qui ont inquiété leur neveu sur le danger que court son salut en des réunions aussi équivoques. La société particulière accuse de ce changement d’attitude la Dauphine, dont l’influence devient de plus en plus visible sur un mari qui commence alors d’être amoureux.

Mercy, qui sent gronder l’orage, voudrait que l’explication ait lieu avec le Roi, et a fait sa leçon en conséquence ; Mme du Barry, pour d’autres raisons, souhaite également que Louis XV s’adresse à Marie-Antoinette ; mais le Roi s’en tire par un moyen terme et fait appeler Mme de Noailles. Depuis longtemps, dit-il à la dame d’honneur, il désire causer avec elle sur le chapitre de Madame la Dauphine. Ses qualités et son charme méritent tous les éloges, sauf sur trois points pour lesquels il conseillerait quelque changement : un peu trop de vivacité dans le maintien public, en tenant la cour par exemple ; quelque familiarité à la chasse, quand elle distribue des provisions aux jeunes gens qui se réunissent autour de sa voiture ; enfin, troisième grief et le seul trop évidemment qui motive cette audience : « Madame la Dauphine se permet, dit-on, de parler trop librement de ce qu’elle voit ou croit voir, et ses remarques un peu hasardées pourraient produire de mauvais effets dans l’intérieur de la famille. » À ces reproches inattendus, la dame d’honneur répond, avec les grandes phrases à queue qu’elle manie fort bien, que sa maîtresse n’a qu’un vif désir, celui de réussir à plaire en toutes choses à Sa Majesté, et qu’il sera facile de rectifier les petites fautes que son âge lui peut faire commettre, pour peu que Sa Majesté veuille l’en avertir ou autoriser qu’on l’en avertisse. Le Roi essaie alors de la questionner sur les conseils que reçoit la Dauphine : « Elle n’en reçoit pas toujours de bons, ajoute-t-il ; j’en connais la source, et cela me déplaît fort. »

Quand Mesdames sont informées de ce qu’a dit le Roi, elles commencent par s’échauffer, par suggérer des imprudences. Marie-Antoinette n’est-elle pas assez grande pour choisir ses conseils ? A sa place, elles écriraient au Roi pour demander si une dauphine doit avoir une gouvernante et si on va nommer à cette charge Mme de Noailles. Mercy, qui est à Versailles ce jour-là et qui y vient autant qu’il le peut, obtient une conduite moins écervelée. Au lieu d’écrire, Marie-Antoinette parle au Roi le même soir. Elle se montre affligée de ce que « son papa » n’a pas assez de confiance en elle pour causer directement de ce qui peut lui être agréable ou lui déplaire ; et comme elle met, sans aucune gêne, sa bonne grâce mutine dans ce filial reproche, Louis XV, embarrassé et ravi, l’assure de son amitié, lui baise tendrement les mains, et n’entre en détail sur aucun sujet. Il ne demande au fond qu’à être rassuré sur les dispositions de sa dauphine, et cette causerie, dont il paraît fort satisfait, fait taire pour un temps la cabale de son entourage.

Marie-Antoinette, bien femme déjà en ce petit triomphe, ne change rien du tout, quoi qu’elle ait dit, à sa manière d’être. Elle se refuse obstinément, par exemple, à parler à Mme du Barry. Il faut, pour obtenir d’elle un mot banal au duc d’Aiguillon, l’insistance de Mercy qui voit monter l’étoile du personnage et devine que l’ambassadeur de l’Impératrice pourra un jour avoir besoin que l’Archiduchesse n’ait trop vivement blessé personne. M. d’Aiguillon, qu’on jugeait impossible six mois avant à aucun département, marche maintenant à grands pas vers la succession de Choiseul. La volonté de la favorite ne met de suite tenace à d’autres affaires qu’à l’avancement de ses amis, et la chronique donne un caractère d’amitié particulièrement tendre à son goût pour d’Aiguillon. Il faut du reste que le Roi se décide à nommer des ministres. Les affaires extérieures surtout sont importantes à pourvoir ; bien que toute chance de guerre soit écartée, assez de questions occupent l’Europe du côté du Nord et de l’Orient pour que l’interrègne ministériel ne se prolonge pas sans danger. On a grand besoin aussi de rassurer l’Europe ou au moins la partie de l’Europe intéressée à la prospérité de la France et qui suit avec inquiétude les progrès de son anarchie intérieure. Ce royaume, écrit Mercy à Kaunitz, « est sans justice, sans ministère et sans argent. » Si l’argent et même les magistrats sont difficiles à trouver, les candidats au ministère le sont moins. Le comte de Broglie, par exemple, y pourrait compter, lui qui a si longtemps dirigé, au temps de Choiseul, la diplomatie secrète de Louis XV ; mais le Roi vieillissant s’est dégoûté de son « secret », et M. de Broglie, trop honnête pour n’être pas un peu gauche, attiré chez Mme du Barry, n’a pas été assez habile pour y plaire et y fixer sa fortune. D’Aiguillon ne possède ni son talent, ni ses connaissances, ni sa droiture, ni même, comme ce rival, l’estime et la confiance du Roi ; il reste pour tout le monde « entaché » par l’arrêt du Parlement, que l’opinion se refuse à annuler ; mais il a pour lui l’alcôve, et il est l’homme nécessaire du « parti dévot. »


III

Le siège du gouvernement à Versailles, pendant les six mois d’hésitations qui aboutiront à la nomination du duc d’Aiguillon, n’est plus dans le Cabinet du Roi ; il est chez Mme du Barry, ce petit logis doré à neuf, pimpant et frais, placé au-dessus des appartemens royaux, et qui a été jadis celui de Mme de Pompadour. Elle avait reçu cette marque suprême de sa fortune au moment même où les Choiseul quittaient pour jamais Versailles. Elle y avait fait transporter les belles pièces d’art qu’elle tenait du Roi ou que son caprice avait choisies, et dont la liste permet de remeubler en pensée ces pièces encore conservées et dont les boiseries sont fanées à peine. La Dauphine, qui vivait dans le mobilier de la feue reine, ne trouvait chez elle rien de comparable. La favorite avait, en effet, mis ici sa commode de porcelaine peinte à Sèvres d’après Watteau, sa table, son secrétaire, son forte-piano, marquetés de bois de rose et revêtus de bronzes de Gouthière, ses coffrets et paravens de vieux laque, son baromètre de Passemant, dont la cage de bronze doré était garnie de médaillons de Sèvres, la pendule de Germain pour la chambre à coucher, où la flèche d’un Amour indiquait l’heure, une bibliothèque de maroquin toute aux armes et à la devise, un meuble de salon de bois doré et de satin blanc brodé de soie ; enfin des scènes flamandes de Van Ostade et de Téniers, et toute une collection de jeunesses de Greuze, que présidait le buste du seigneur du Parc-aux-Cerfs. C’était, dans ces chambres au plafond bas, éclairées en mansardes, un entassement de magnificences ou de raretés, une réduction de Louveciennes[3].

Louis XV n’avait qu’un escalier à prendre pour aller de chez lui chez sa maîtresse, et, de sa bibliothèque même, un passage secret qu’on venait d’ouvrir, l’introduisait dans la chambre, où la comtesse, enfouie dans les dentelles, sur son lit de bois doré, donnait ses audiences du matin. Ses grands repas d’apparat, ses fêtes vraiment royales, c’était à Louveciennes que les offrait Mme du Barry, dans ce beau vestibule de marbre que représente la célèbre aquarelle de Moreau le jeune. Ici, dans l’étroit appartement, voisin des cabinets où le Roi s’amusait à cuisiner lui-même, c’étaient les petits soupers servis par Zamor, la vie familière un peu bourgeoise, et aussi la continuelle obsession des affaires, qui montaient chaque jour l’escalier derrière le Roi. Mme du Barry ne détestait pas, à l’occasion, les occupations sérieuses ; il y en avait auxquelles elle prenait goût et qu’elle considérait comme de son ressort. Elle fixait le répertoire des spectacles de la Cour et même de la Ville ; elle jugeait les différends entre les comédiens du Roi, que lui soumettaient messieurs les premiers gentilshommes ; elle étudiait, sur les plans d’architectes protégés par elle, la reconstruction de la Comédie-Française. Les commandes aux artistes, les décisions pour les maisons royales passaient par ses mains. L’intendant des Menus venait prendre ses ordres pour les fêtes de la Cour, et quand le directeur des Bâtimens manquait d’argent pour ses travaux, ce qui arrivait sans cesse, il recourait à son intervention, la seule qui pût entr’ouvrir les coffres sonnant creux de l’abbé Terray. Marie-Antoinette ne pouvait deviner que les demandes de sa fantaisie étaient portées tout d’abord chez cette étrange rivale et qu’elle lui en devait plus d’une fois la réalisation. Mais elle savait qu’on aimait à y parler d’elle, et il lui arrivait, en montant en carrosse, de chercher d’un furtif regard ces fenêtres de la cour de marbre, aux volets dorés ouverts dans les sculptures des combles.

C’est en se faisant accueillir de la favorite qu’on était le plus assuré de gagner les bonnes grâces du Roi. Le prince héritier de Suède, qui allait être Gustave III, après avoir dansé au bal de la Dauphine, venait porter des hommages plus intimes chez Mme du Barry et laissait au petit chien un riche collier de diamans pour rappeler le souvenir de ses entretiens politiques. En revanche, les boudeurs et les austères qui n’y paraissaient jamais, amassaient des menaces sur leur tête. L’aimable « muse » dont Drouais préparait le portrait pour le Salon n’était point méchante de sa nature, aigrie seulement par les sarcasmes qui l’empêchaient de jouir paisiblement de sa fortune ; c’était une vengeance de ses longues angoisses d’avant la présentation, que ce rôle de malfaisance où lui étaient livrées noblesse, armée, magistrature. Les rancunes d’elle et des siens se satisfaisaient aisément par une signature distraite prise au Roi pendant qu’il surveillait son café dans la cafetière d’argent. « La dame du Barry, écrit Mme du Deffand, a déclaré qu’elle voulait qu’on éloignât de la Cour tous les amis de M. de Choiseul, qu’on leur ôtât toutes les places et emplois qu’il leur avait donnés… La dame est plus souveraine que ne l’était sa devancière et même le cardinal de Fleury… Ce temps-ci est affreux ; on ne peut prévoir où il finira. » Si M. de Breteuil n’obtenait pas l’ambassade de Vienne, si M. d’Usson était révoqué de celle de Suède, si l’évêque d’Orléans, qui tenait la feuille des bénéfices, était exilé, si M. de Beauvau attendait d’un moment à l’autre le retrait de son gouvernement du Languedoc, qui vint en effet, c’est qu’ils étaient tous plus ou moins Choiseuls ; et ce n’étaient que les victimes les plus éclatantes de cette petite Terreur, dont Mme du Deffand, la comtesse d’Egmont et bien d’autres font la chronique indignée.

La Dauphine fut présente à l’acte le plus solennel de ce régime nouveau, au grand coup public frappé par le chancelier en ce lit de justice du 13 avril tenu dans la grande salle des gardes du château de Versailles. On y installa cette Cour improvisée, bien vite appelée Parlement Maupeou. De la « lanterne » dressée pour la famille royale dans un angle de la salle tendue de fleurs de lis, Marie-Antoinette assista à la condamnation d’un parti qui ne lui voulait aucun mal, à l’écrasement définitif de tout ce qui se réclamait de M. de Choiseul. A l’issue de cette cérémonie, elle vit exiler de la Cour les princes du sang qui ne s’y étaient pas rendus, ne pouvant, avaient-ils écrit au Roi, donner leur suffrage à ce qu’on se proposait d’y faire. Cela satisfaisait les secrètes rancunes de Mesdames, et la Dauphine se réjouissait naïvement avec elles des sévérités répétées du Roi : « Il y a à cette heure, écrit-elle, beaucoup de train ici. Il y a eu samedi un lit de justice pour affirmer la cassation de l’ancien Parlement et en mettre un autre. Les princes du sang ont refusé d’y venir et ont protesté contre les volontés du Roi ; ils lui ont écrit une lettre très impertinente signée d’eux tous, hors du comte de la Marche, qui se conduit très bien dans cette occasion-ci. Ce qui est le plus étonnant à la conduite des princes, c’est que M. le prince de Condé a fait signer son fils qui n’a pas encore quinze ans et qui a toujours été élevé ici ; le Roi lui a fait dire de s’en aller, de même qu’aux autres princes, à qui il a donné défense de paraître devant lui et devant nous. » C’est bien là de la politique de petite princesse, déjà batailleuse et prompte à épouser les querelles de son entourage ; on l’explique à coup sûr, et même on n’en comprendrait pas d’autre ; mais elle n’entrevoit pourtant pas assez quelle énorme et nouvelle victoire enregistrent le chancelier et la favorite.

A côté de l’intimidation et des coups de violence, le trio Maupeou-d’Aiguillon-Du Barry s’affirmait dans la distribution des faveurs. C’est là surtout le département de la femme, ministère apparent de l’amabilité et de la grâce, au fond officine vénale et louche de la corruption. Jamais les bassesses qui sollicitent les gens en place n’avaient reçu si large et si prompte récompense. On payait comptant les dévouemens, d’où qu’ils vinssent. Y avait-il une place vacante, régiment, évêché, ambassade, le choix de plus en plus aveugle de Louis XV était toujours celui que la favorite, à sa toilette, lui jetait par-dessus l’épaule. Le mariage du comte de Provence fut la grande curée des profitables déshonneurs : ce fut Mme du Barry qui dressa la liste des charges de la maison qu’on créait pour la princesse savoyarde. Une de ses premières amies, Mme de Valentinois, fut dame d’atours ; le comte de Modène, l’âme damnée de La Vauguyon, entra dans la maison du comte de Provence comme gentilhomme d’honneur. Quant aux places secondaires, on en multipliait le nombre, tant il y avait d’avidités à satisfaire. Toutes ces créatures avaient pour rôle d’acquérir la comtesse de Provence à Mme du Barry, d’obtenir d’elle, à force de flatteries et de mensonges, ce soutien ou au moins ces égards qu’on avait vainement demandés à la Dauphine ; pour le mari, on comptait utiliser avant tout la jalousie qu’il portait à son aîné et qui lui faisait prendre volontiers le contre-pied de sa conduite.

Marie-Antoinette, informée de ces intrigues, disait qu’elle avait bien peur de voir sa future belle-sœur, « si elle n’a pas beaucoup d’esprit et n’est pas prévenue, tout à fait pour Mme du Barry. » Elle sut bientôt que la cabale avait formé un plan plus grave pour elle, celui de lui opposer en toutes circonstances la princesse de Savoie et de se servir de celle-ci pour l’éclipser. Déjà l’état de maison fastueux, auquel La Vaugnyon avait décidé le Roi, était en tout l’équivalent de celui du couple aîné. Les fêtes du mariage, malgré la pénurie des finances, eurent un éclat presque égal à celles du mariage du Dauphin, et le même ordre des journées y fut suivi. Partout Mme du Barry fut au premier rang, au souper de Choisy, au milieu des plus grandes dames de France, aux spectacles, dans sa loge réservée à côté de la grande loge royale. La Dauphine brillait, il est vrai, de son charme vif et ingénu, et aussi par contraste avec la laide et gauche comtesse de Provence, qui manquait décidément de ce côté aux méchantes espérances. Mais elle ne tenait pas la première place pour la curiosité publique ; Mme du Barry s’y étalait orgueilleusement, et nul ministre à présent ne lui portait ombrage. Elle avait fixé le programme, choisi les acteurs, ordonné les dépenses ; elle savourait devant tous sa puissance, en ces fêtes qu’elle semblait présider : ce scandale suprême était son triomphe.


Avril avait eu le lit de justice, mai, le mariage du comte de Provence ; l’événement de juin fut l’arrivée d’Aiguillon au ministère. Ce n’avait pas été sans peine qu’on avait décidé le Roi ; la dame avait pleuré tout un soir pour obtenir cette grâce promise depuis des mois. Quoi qu’il en fût, c’était la décisive victoire du parti Du Barry, qui donnait son Choiseul à la nouvelle Pompadour et mettait la monarchie à sa merci. Il pouvait en sortir, pour la Dauphine, de fâcheuses conséquences. Non que l’alliance fût sérieusement menacée : Louis XV tenait à son œuvre et l’état de l’Europe ne permettrait pas au nouveau ministre, quel que fût son désir secret, de tenter pour le moment d’autres combinaisons que celles de son prédécesseur. Mais il y avait bien des façons de nuire à la fille de Marie-Thérèse, et de lui faire expier les leçons d’honnêteté allemande qu’elle s’était permis de donner à Versailles. A présent que l’influence de la Du Barry n’avait plus de contrepoids, le crédit de la Dauphine sur le Roi allait être miné sourdement par l’insinuation, la médisance, les silences perfides. On pouvait, au dehors, la dépeindre légère, folle de plaisirs et bien inquiétante comme reine future, détruire en ce mobile miroir de l’opinion la rayonnante image qui s’y était tracée. Les pamphlets qui traînaient dans la boue la favorite pouvaient servir à jeter sur la blanche robe de la Dauphine quelques légères éclaboussures, plus dangereuses pour l’innocence que tant d’ordures débitées en vain n’avaient su l’être pour le vice. On pouvait enfin éloigner d’elle, sous divers prétextes, les bons conseillers qui l’avaient sauvée de plusieurs mauvais pas et remplir sa Maison de créatures hostiles, désignées par la Du Barry.

Ce dernier point était, en ce moment, le plus grave. La comtesse de Noailles, bien qu’on y pensât, était difficile à déloger de sa charge de dame d’honneur ; mais Marie-Antoinette comprit le danger quand il s’agit de nommer une survivancière à sa dame d’atours, la duchesse de Villars. Fort d’un engagement obtenu de Marie-Josèphe de Saxe, M. de La Vauguyon a proposé sa belle-fille, la duchesse de Saint-Mégrin. C’est organiser l’espionnage du parti au milieu même de l’appartement de la Dauphine, au second poste de sa maison. Elle s’en irrite chez Mesdames, déclare qu’elle ne souffrira pas cette indignité. Mais elle n’ose point parler au Roi : la timidité de Mesdames la gagne ; depuis l’affaire de la comtesse de Gramont, elle a perdu son aisance d’enfant, et l’image de Mme du Barry est sans cesse entre elle et son grand-père. Elle attend donc, tremble, perd du temps. De l’autre côté, on fait agir toutes les influences, dans la fièvre des candidatures traversées. Mme de Villars, très malade, dicte pour le Dauphin une lettre pressante : « Le zèle et rattachement de M. de La Vauguyon pour votre personne depuis votre enfance semblent donner à sa belle-fille les plus grands droits à votre protection. Mais la parole positive de feue Madame la Dauphine est, si j’ose le dire, une obligation pour vous de solliciter auprès du Roi l’exécution de ce qu’il a bien voulu permettre lui-même. C’est une dette de votre auguste mère que vous acquitterez. » Le Dauphin ne se soucie plus de contenter son vieux gouverneur, mais le souvenir de sa mère ne le laisse pas indifférent ; sans rien dire à Marie-Antoinette, il demande au Roi la nomination de Mme de Saint-Mégrin. En même temps que sa lettre, le Roi en reçoit une de la Dauphine, le suppliant avant tout d’écarter un tel choix et de désigner la survivancière parmi ses dames. Les deux réponses partent ensemble : « Mon cher fils, avec la répugnance que vous savez que Madame la Dauphine a dans ce moment-ci, et qui est personnelle à Mme de Saint-Mégrin, voudriez-vous lui donner ce chagrin-là ? » Du côté de Marie-Antoinette, le Roi consent à l’exclusion demandée, la duchesse proposée étant trop jeune pour une charge aussi importante, mais il ajoute que sa chère fille est elle-même bien jeune pour choisir sa dame d’atours. Mme de Villars meurt et Marie-Antoinette se décide à parler au Roi : « Papa, j’espère que vous me donnerez une de mes dames. — Non, sûrement, dit le Roi, et je compte que vous recevrez mon choix avec respect. » La princesse reste tout agitée, craignant Mme de Valentinois, Mme de Montmorency, Mme de Laval, toutes les soupeuses. Enfin, un simple billet paternel l’avertit que M. d’Aiguillon vient d’être envoyé à Paris pour offrir la charge à Mme de Cossé-Brissac. La duchesse de Cossé, à vrai dire, n’est pas de « la clique » ; c’est une jeune mère de famille sans reproche et peu désireuse de vivre à la Cour ; mais le duc est un ami personnel de Mme du Barry, un des favoris de la sultane ; c’est lui qui a sollicité la place et obligé sa femme à l’accepter. M. de La Vauguyon a donc pris sa revanche et Marie-Antoinette est consternée. Mercy rédige sa réponse au Roi, en y laissant les gaucheries qui feront croire qu’elle est spontanée : « Aussitôt que j’ai reçu votre billet, mon cher papa, j’ai écrit à Mme de Cossé pour lui apprendre votre choix. Elle m’a répondu fort honnêtement ; elle ne pourra venir ici que samedi ; j’espère qu’elle justifiera votre choix et tout le bien qu’on vous a dit d’elle. » Quand Marie-Antoinette a transcrit ces lignes, qu’elle sait qu’on lira chez Mme du Barry, elle se retire pour être seule et pleurer de rage. Ses désillusions grandissent tous les jours ; cette cour de Versailles, qu’elle a rêvée si belle, où elle devait tenir le premier rang, il ne lui reste même plus le droit d’y désigner les dames avec qui elle doit vivre. Hors les futilités de plaisirs, ses désirs les plus fermes ne comptent pas ; c’est toujours la même puissance capricieuse, la même volonté cachée qui gouverne, dans les petites comme dans les grandes choses, qui nomme les dames d’atours aussi sûrement qu’elle défait les ministres.

Ces cabinets où régnait la favorite, cet antre ténébreux où se tramaient, selon Marie-Antoinette, tant de complots contre sa dignité et son repos, M. de Mercy y pénétra un jour et, en bon diplomate qu’il était, s’avisa qu’il serait ingénieux de s’y faire lui-même une place. Ce n’est pas sans quelques précautions qu’il fit part pour la première fois à l’Impératrice, dans ses lettres de Compiègne, de cette nouvelle façon de servir les intérêts de sa fille : « J’étais prié à souper chez la comtesse de Valentinois ; je m’y rendis avec le nonce et l’ambassadeur de Sardaigne. Nous y trouvâmes le duc et la duchesse d’Aiguillon, le duc de la Vrillière, une dame du palais, d’autres dames du service de Mme la comtesse de Provence, et la comtesse du Barry. C’était la première fois que je me trouvais vis-à-vis de cette femme. L’ambassadeur de Sardaigne lui parla d’abord comme à une personne avec laquelle on est en connaissance ; le nonce marqua beaucoup d’empressement à se mêler à la conversation ; je crus devoir observer plus de réserve, et ce ne fut qu’après que la favorite m’eut adressé la parole que je me livrai à causer tout naturellement avec elle. Je reçus de sa part plus de distinctions que n’en avaient éprouvé les autres. Je ne me suis point mis à table, et la comtesse du Barry, sous prétexte qu’elle devait être rentrée chez elle avant onze heures, ne soupa pas non plus. La conversation fut interrompue par le duc d’Aiguillon qui, en me prenant à part, m’apprit que le Roi voulait me parler en particulier, et qu’il était chargé de me proposer de me rendre le surlendemain au retour de la chasse chez la comtesse du Barry, où Sa Majesté me verrait. Je répondis sans hésiter que je me rendrais partout où le Roi l’exigerait. » Mercy ne douta point, et le dit en souriant à d’Aiguillon, que le but réel du Roi ne fût de le faire aller chez la favorite. Le surlendemain, la Dauphine, recevant le matin les ambassadeurs, s’approche de Mercy et lui dit à mi-voix : « Je vous fais compliment de la bonne compagnie où vous avez soupe dimanche. — Il y aura aujourd’hui même, répond-il, un événement bien plus remarquable, dont j’aurai l’honneur de rendre compte demain à Votre Altesse Royale. » Cet événement est l’audience du Roi, qui doit être précédée de l’entrevue savamment combinée avec Mme du Barry. L’ambassadeur se prête au piège ; ce tête-à-tête diplomatique avec une jolie femme ne l’effraye point, et il se prépare à mettre tous les madrigaux dont il dispose au service de son Impératrice.

« Le duc d’Aiguillon, raconte-t-il, m’avait donné rendez-vous au château à sept heures ; il vint m’y trouver, et me disant que le Roi, de retour de la chapelle, achevait de s’habiller, il me conduisit chez Mme du Barry. Elle me pria de m’asseoir à côté d’elle. Le duc d’Aiguillon, sous prétexte de voir un portrait qui était dans la pièce voisine, y emmena trois personnes qui se trouvaient présentes. La favorite prit ce moment pour me dire qu’elle était très aise que l’idée du Roi de me parler chez elle la mît à portée de faire ma connaissance. Elle voulait s’en prévaloir pour me confier un sujet de peine qui l’affectait beaucoup ; elle n’ignorait pas que depuis longtemps on s’était occupé à la détruire dans l’esprit de Madame la Dauphine, et que pour y parvenir on avait eu recours aux calomnies les plus atroces, en osant lui attribuer des propos peu respectueux sur la personne de Son Altesse Royale ; bien loin d’avoir à se reprocher une faute aussi énorme, elle s’était toujours jointe à ceux qui faisaient les justes éloges des charmes de Madame l’Archiduchesse ; quoique cette princesse l’eût constamment traitée avec rigueur et une sorte de mépris, elle ne s’était jamais permis de plaintes contre Son Altesse Royale, mais uniquement contre ceux qui lui inspiraient ces mouvemens d’aversion. Enfin le Roi allait venir, et elle me priait de vérifier ce qu’elle m’avait dit pour sa justification. » Mercy proteste ignorer des sentimens de la Dauphine si contraires à son caractère, et qui seraient fort injustes pour la belle personne qui les inspirerait. Il met peu à peu la causerie sur un ton de galanterie qu’on devine ; et, tout heureuse de ne pas rencontrer d’hostilité, la Du Barry devient familière, raconte à l’ambassadeur comment elle s’est établie à Versailles, ce qu’elle sait du caractère du Roi, ce qu’elle imagine pour le désennuyer, ce qu’elle pense de tels ou tels gens de la Cour. Jamais peut-être elle n’en a tant dit à un étranger ; mais sa belle-sœur, la surveillante qui la garde à vue pour le compte de M. d’Aiguillon, a été cette fois écartée d’autorité, et sa légèreté la ramène au bavardage aimable et banal qui lui est naturel. C’est un moment de la conversation que M. de Mercy ne racontera pas à Marie-Thérèse, mais dont il compte bien tirer avantage par la suite.

Les confidences sont interrompues par l’entrée du Roi qu’on entend monter le petit escalier. « Dois-je me retirer, Monsieur ? » dit Mme du Barry. Le Roi, qui ne semble aucunement gêné d’être appelé ainsi devant l’ambassadeur, dit en effet qu’il veut être seul et, dès que la favorite est sortie, entame un discours embarrassé, tout d’allusions et de réticences : « Jusqu’à présent, monsieur, dit-il à peu près à Mercy, vous avez été l’ambassadeur de l’Impératrice ; je vous prie d’être le mien au moins pour quelque temps. J’aime Madame la Dauphine de tout mon cœur, je la trouve charmante ; mais étant jeune et vive, ayant un mari qui n’est pas en état de la conduire, il est impossible qu’elle évite les pièges que l’intrigue lui tend. Je sais que l’Impératrice vous accorde sa confiance ; cela me détermine à vous donner la mienne, et je m’en rapporte à vous des soins que vous croirez pouvoir prendre pour surveiller un objet qui intéresse mon bonheur et celui de la famille royale. — Sire, répond Mercy, les préceptes de conduite données à Madame la Dauphine à son départ de Vienne se bornent à deux points, celui d’aimer, de respecter Votre Majesté et de lui marquer obéissance en tout, Sa Majesté Impériale sachant trop ce qu’elle devait se promettre de l’amitié de Votre Majesté dans l’usage qu’elle ferait de son autorité sur Madame l’Archiduchesse. Le second point recommandé a été de chercher à se concilier la tendresse, l’estime et la confiance de M. le Dauphin, de vivre en bonne amitié avec la famille royale et de s’unir à elle pour contribuer au bonheur de Votre Majesté. Si Madame la Dauphine s’est écartée en quelque chose de ce précepte, je crois pouvoir assurer qu’il n’y entre ni projet, ni moins encore de mauvaise volonté, et si Votre Majesté veut bien lui expliquer elle-même ses intentions, il trouvera à coup sûr l’empressement le plus tendre à lui obéir et à lui plaire. » C’est riposter avec adresse et parer à la fois de tous les côtés. Le Roi, mis au mur, avoue qu’il répugne à avoir des explications avec ses enfans, mais qu’il remarque chez la Dauphine des préventions, des haines qui lui sont évidemment suggérées ; elle affecte de traiter mal des personnes qu’il admet dans sa société particulière ; sans s’étonner de ses préférences, on lui demande d’accorder à toute personne présentée le traitement que celle-ci est en droit d’attendre ; le contraire donne lieu à des scènes et échauffe l’esprit de parti : « Voyez souvent Madame la Dauphine, conclut le Roi ; je vous autorise à lui dire tout ce que vous voudrez de ma part ; on lui donne de mauvais conseils, il ne faut pas qu’elle les suive. Vous voyez ma confiance, puisque je vous dis ce que je pense sur l’intérieur de ma famille. »

Voilà une confiance embarrassante, bien qu’aucun nom ne soit prononcé, ni celui de Mme du Barry, ni celui de Mesdames ; et M. de Mercy essaie vainement, avec toutes les ressources de sa parole de diplomate, de faire comprendre à Louis XV que ce n’est pas à lui, ministre étranger, que le roi de France devrait s’adresser pour faire savoir à sa petite-fille des choses aussi délicates. Le Roi, de plus en plus gêné, rappelle Mme du Barry et M. d’Aiguillon, qui se tiennent à l’écart dans le passage d’un cabinet de toilette, et la conversation dure encore un peu sur la famille impériale, sur le roi de Prusse, sur la guerre que les Turcs font à la Russie : « Il est tard, dit le Roi, je vais souper avec mes enfans. » Et comme il sort et que Mercy va se retirer, la maîtresse et le ministre insistent pour qu’il revienne souvent, aussi simplement qu’il est venu, causer d’affaires avec le Roi.

Il entre dans les secrets désirs de l’ambassadeur de profiter jusqu’au bout de cette aventure. Déjà même, il est plus avancé qu’il ne l’avoue dans le récit arrangé pour sa souveraine ; il est devenu en deux jours l’ami de Mme du Barry et le confident du Roi, et en marque sa surprise à M. de Kaunitz, avec qui il est plus à l’aise : « Quoique je passe ma vie ici à voir des choses extraordinaires, je ne puis souvent me les représenter que comme des rêves. » Il ajoute que les conversations qu’il a eues avec Mme du Barry lui permettent sur elle un jugement sérieux : « Elle a un assez bon maintien, mais son langage tient très fort de son ancien état. Elle paraît avoir peu d’esprit, beaucoup de sensibilité sur tout ce qui peut tenir aux petites vanités des femmes de son espèce. Elle n’a aucune apparence de penchant à la méchanceté, à la vengeance ou autres passions haineuses ; en sachant s’y prendre, il est très facile de la faire parler, et on pourrait de ce côté-là en tirer parti dans bien des occasions… Tout son désir, c’est que Madame la Dauphine lui adresse une fois la parole. » Telle est, en effet, la seule affaire pour laquelle, dans les petits appartemens, on ait besoin du comte de Mercy : complimens, cajoleries, audiences intimes, familiarités du Roi, coquetteries de la dame, tout n’a qu’un but : obtenir que Marie-Antoinette, à n’importe quel moment, au cercle par exemple, en faisant « son tour », dise un mot, quel qu’il soit, à Mme du Barry et reconnaisse ainsi son existence de femme de la Cour.

L’ambassadeur s’est bien promis de décider Marie-Antoinette à satisfaire le Roi. Il lui rapporte l’entretien et l’embarrasse dans un dilemme : « Si Madame l’Archiduchesse veut annoncer par sa conduite publique qu’elle connaît le rôle que joue à la Cour la comtesse du Barry, sa dignité exige qu’elle demande au Roi d’interdire à cette femme de paraître désormais au cercle. Si au contraire elle veut sembler ignorer le vrai état de la favorite, il faut la traiter sans affectation comme toute femme présentée, et lorsque l’occasion s’offrira, lui adresser, ne serait-ce qu’une fois, la parole, ce qui fera cesser tout prétexte spécieux de récriminations. » Mercy conseille avant tout une explication de quelques minutes avec le Roi, où Marie-Antoinette sera bien moins embarrassée que lui devant son désir filial de le contenter ; elle y verrait quelle facilité elle aurait à s’emparer de ce cœur, pour peu qu’elle cessât de le blesser.

La jeune femme, très docile pour écouter, comprenant à merveille, mais d’adhésion toujours rebelle, n’obéit pas à ce conseil. Vainement l’occasion se présente, quand, à la chasse, le Roi vient auprès d’elle, monte dans sa calèche, l’assied sur ses genoux, cherchant à l’incliner ainsi à une moins farouche humeur. Mercy revient à la charge tous les jours, en personne ou remplacé par l’abbé de Vermond. Mais chaque soir leur œuvre est détruite par Mesdames : « Avant tout, pas un mot au Roi. » La peur qu’elles inspirent l’emporte ; Marie-Antoinette déclare à Mercy que « le courage lui manque », et tout ce qu’elle peut promettre, c’est d’adresser, une fois, la parole à la favorite.

Le dimanche suivant, il y a, comme d’habitude, grand couvert et jeu. Mme du Barry, avertie par l’ambassadeur des dispositions nouvelles, vient au cercle avec Mme de Valentinois. Aucune femme ne lui parle, Mesdames et la Dauphine donnant le ton. Marie-Antoinette appelle son conseiller : « J’ai bien peur, monsieur de Mercy ; mais soyez tranquille, je parlerai. » Elle l’envoie causer avec la favorite, car le jeu va finir et elle veut le trouver au point difficile du salon quand elle y arrivera elle-même. Elle commence, en effet, sa tournée, dit un mot à chacune des dames ; elle approche, n’est plus qu’à deux pas, quand Madame Adélaïde, qui se doute de quelque faiblesse et ne la perd pas des yeux, élève la voix : « Il est temps de s’en aller, partons ; nous irons attendre le Roi chez ma sœur Victoire. » À ce mot, Marie-Antoinette, rougissante, tourne le dos, suit sa tante. Tout le monde regarde Mme du Barry, qui dévore un affront de plus.


IV

Cette petite bouche fière qui reste fermée et dont le silence trouble un roi, sa favorite, ses ministres, donne à penser à l’Europe entière, quelle force saura l’ouvrir ? Si Marie-Antoinette a manqué de parole à M. de Mercy, elle est sûre du moins de n’avoir pas manqué à sa propre dignité. Son hostilité ne vient pas seulement de Mesdames, comme il plaît à l’ambassadeur de le dire ; c’est la révolte inévitable de l’innocence contre les vilenies qui lui ont révélé le mal, c’est la répulsion de l’hermine à certains contacts. Marie-Antoinette suit un sentiment semblable à celui qui dicte leur attitude à tant de femmes désintéressées de l’intrigue et simplement honnêtes, à cette comtesse d’Egmont, qui refuse son portrait à son ami Gustave III s’il ne prend l’engagement de n’avoir jamais chez lui celui de la Du Barry ; à cette Mme de Brancas, qui se fait renvoyer du service de la comtesse de Provence pour avoir dit tout haut ce que tant de gens pensent tout bas. Il n’y a pas autre chose chez la Dauphine qu’une répugnance d’honnêteté native, contre laquelle viendra échouer l’habileté de Mercy, si bien intentionnée soit-elle. Elle a été trop bien élevée, en des principes trop solides de conduite, pour admettre les compromis qu’on lui propose. Il n’y a qu’une autorité au monde qui puisse l’y décider, celle-là même qui lui a enseigné la droiture et qui a veillé sur la pureté de son cœur. Et voici Marie-Thérèse elle-même appelée en scène et se croyant le devoir de gronder sa fille, d’appuyer, par des conseils précis qu’on s’étonne de rencontrer sous sa plume, les honteuses demandes de Louis XV.

Marie-Antoinette savoure encore la petite satisfaction du dépit causé à la Du Barry, quand elle reçoit de Vienne des gronderies : « Cette crainte et embarras de parler au Roi, le meilleur des pères ! Celle de parler aux gens à qui on vous conseille de parler ! Avouez cet embarras, cette crainte de dire seulement le bonjour. Un mot sur un habit, sur une bagatelle vous coûte tant de grimaces ; pures grimaces, ou c’est pire. Vous vous êtes donc laissé entraîner dans un tel esclavage que la raison, votre devoir même, n’ont plus de force de vous persuader. Je ne puis me taire. Après la conversation de Mercy et tout ce qu’il vous a dit que le Roi souhaitait et que votre devoir exigeait, vous avez osé lui manquer ! Quelle bonne raison pouvez-vous alléguer ? Aucune. Vous ne devez connaître ni voir la Du Barry d’un autre œil que d’être une dame admise à la Cour et à la société du Roi. Vous êtes la première sujette de lui, vous devez l’exemple à la Cour, aux courtisans, que les volontés de votre maître s’exécutent. Si on exigeait de vous des bassesses, des familiarités, ni moi ni personne ne pourrait vous les conseiller ; mais une parole indifférente, de certains égards, non pour la dame, mais pour votre grand-père, votre maître, votre bienfaiteur ! »

En son français ordinairement pur, mais irrité ici jusqu’à l’incorrection, Marie-Thérèse se montre bien dure. Chez sa fille, le sang de Lorraine s’émeut, elle court s’enfermer dans son cabinet et, toute respectueuse qu’elle soit : « Vous pouvez être assurée, répond-elle, que je n’ai pas besoin d’être conduite par personne pour tout ce qui est de l’honnêteté. J’ai bien des raisons de croire que le Roi ne désire pas de lui-même que je parle à la Barry, outre qu’il ne m’en a jamais parlé. Il me fait plus d’amitiés depuis qu’il sait que j’ai refusé, et si vous étiez à portée de voir comme moi tout ce qui se passe ici, vous croiriez que cette femme et sa clique ne seraient pas contens d’une parole, et ce serait toujours à recommencer… Je ne dis pas que je ne lui parlerai jamais, mais ne puis convenir de lui parler à jour et heure marqués pour qu’elle le dise et en fasse triomphe. Je vous demande pardon de ce que je vous ai mandé si vivement sur ce chapitre ; si vous aviez pu voir la peine que m’a faite votre chère lettre, vous excuseriez bien le trouble de mes termes. »

M. de Mercy, qui a trouvé le moyen de gagner Mme du Barry et de devenir pour elle, en peu de temps, une sorte d’officieux et de confident, est moins heureux, dans sa diplomatie féminine, auprès de la petite princesse à qui il prodigue son dévouement avec plus de sincérité. Cet honnête homme d’ambassadeur, habitué à entretenir des filles d’opéra, ne pénètre pas aisément une âme qui est encore une âme de jeune fille. Il ne comprend pas que Marie-Antoinette conçoive d’elle-même son devoir autrement qu’on ne le lui montre. Il s’imagine que sa résistance vient de Mesdames et qu’il suffira de la détacher d’elles pour que tout s’arrange. Désormais ses principales démarches vont à ce but : rapports à l’Impératrice, instructions à l’abbé de Vermond, longues audiences chez la Dauphine, tout est destiné à détruire l’influence contraire à la sienne : « La conduite de Mesdames, répète-t-il à Marie-Antoinette, n’a jamais été que légèreté, inconséquence et faiblesse ; ont-elles jamais su gagner la confiance de leur père ni l’affection de personne ? incapables de se diriger elles-mêmes, comment pourraient-elles guider autrui ? elles sont versatiles autant que mal inspirées ; n’a-t-on pas vu Madame Adélaïde, après avoir détesté sans mesure Mme de Pompadour, se jeter ensuite dans ses bras et recevoir un confesseur de son choix ? N’en fera-t-elle pas autant avec Mme du Barry, laissant la Dauphine seule aux prises avec les haines soulevées ensemble ? Ne met-elle pas déjà la princesse sur la brèche, à tout propos, et non sans ménager en sous-main les gens de la favorite ? »

Il n’arrive de Vienne qu’une répétition de ces propos. Le prince de Kaunitz n’a pas dédaigné, entre deux négociations avec la Prusse sur les affaires de Pologne, de rédiger toute une consultation sur le cas de Mme du Barry, la façon de considérer « ces sortes de personnes », et la pernicieuse influence que subit la chère archiduchesse. Les lettres de Marie-Thérèse sont pleines de Mesdames. Elle admirait autrefois leurs vertus et leurs talens ; le ton a maintenant bien changé : « Vous n’agissez que par vos tantes. Je les estime, je les aime, mais elles n’ont jamais su se faire aimer ni estimer, ni de leur famille, ni du public, et vous voulez prendre le même chemin ! » « Le chapitre de vos tantes est cause de tous vos faux pas… À force de bonté et coutume de se laisser gouverner par quelques-uns, elles se sont rendues odieuses, désagréables et ennuyées pour elles-mêmes, et l’objet des cabales et tracasseries… Est-ce que mes conseils, ma tendresse méritent moins de retour que la leur ? Je l’avoue, cette réflexion me perce le cœur. »

Marie-Antoinette élude d’abord ces attaques émues, puis, quand il faut enfin répondre : « Quand je vous ai écrit, dit-elle, ma chère maman, que je ne prenais pas d’avis pour l’honnêteté, je voulais dire que je n’avais pas consulté mes tantes. Quelque amitié que j’aie pour elles, je n’en ferai jamais de comparaison avec ma tendre et respectable mère. Je ne crois pas m’aveugler sur leurs défauts, mais je crois qu’on vous les exagère beaucoup. » Ainsi ce jeune cœur reconnaissant défend de son mieux les vieilles filles égoïstes pour l’accueil qu’il a reçu d’elles et qui a réchauffé un peu son premier isolement.

Ce sont Mesdames encore que poursuit, chez Mme du Barry, ce Mercy dont Marie-Antoinette ne soupçonne pas les médisances adressées à Vienne. Ce sont toujours les tantes qu’il charge, au bénéfice de sa princesse, dans les causeries répétées qu’il obtient de la favorite : il fait croire à celle-ci que la Dauphine n’a pour elle ni penchant ni haine, et ne lui donnerait jamais lieu de se plaindre, si elle n’était subjuguée. Mme du Barry s’imagine aisément ce qu’elle désire et tourne son animosité contre Mesdames et la comtesse de Narbonne. Ce sont des plaintes au Roi, des pleurs, des scènes ; elle cherche à présent, n’ayant pu vaincre leurs répugnances, à détacher le père de ses filles. En attendant, les grâces demandées par les princesses sont uniformément refusées, et on parle de les exclure des petits voyages, que leur mauvaise humeur continuelle rend insupportables.

La Dauphine échappe encore à ces menaces, et d’ailleurs n’aurait pas à craindre, d’une femme comme la favorite, une haine bien farouche ni bien suivie dans ses desseins. Mais les hommes qui vivent de la liaison royale, et tout d’abord M. d’Aiguillon, donnent à Mercy des inquiétudes singulières. Son rapport du 19 décembre 1771 jette un jour sinistre sur la situation déjà faite à la Dauphine Marie-Antoinette par l’âpreté des luttes de Versailles : « Eu égard au caractère des gens qui gouvernent le Roi, on ne saurait étendre trop loin les soupçons sur les effets possibles de leur méchanceté. Le Roi, sans être vieux par le nombre des années, l’est beaucoup par une suite de la vie qu’il mène ; il s’affaisse, il pourrait manquer dans peu. Le parti dominant ne peut envisager cette époque sans frémir, surtout en supposant à Mme la Dauphine une haine et un esprit de vengeance que ces gens-là mesurent sur leur propre façon de penser et d’agir. Ils voient d’ailleurs que Mme la Dauphine prend un empire décidé sur M. le Dauphin et que par conséquent leur sort sera un jour entre ses mains. Ces réflexions, fondées sur la peur qu’occasionne toujours une mauvaise conscience, peuvent produire d’étranges effets de la part de gens atroces qui ne verraient plus de moyens de se sauver et qui n’auraient plus rien à ménager. »

A ces graves considérations, il est difficile de donner d’autres interprétations que celle-ci : Si la princesse paraît animée elle-même d’une haine implacable, annonçant à de tels adversaires un avenir sans pardon, elle peut s’attendre à toutes les extrémités ; pour se défaire d’une dauphine qui est bien peu de chose tant qu’elle n’a pas donné d’héritier au trône, on aura recours à la dénonciation de l’alliance, au renvoi, ou même, s’il le faut, à ce moyen terrible dont on a parlé tant de fois, sans l’avoir jamais reconnu, et qui épouvante depuis des années la cour de France : le poison.

Marie-Antoinette a grand’peine à s’inquiéter d’un avenir qui lui semble aussi lointain, et à deviner « cette noirceur qui fait trembler ». Mais à force d’y revenir et d’y fixer son esprit flottant, ses conseillers sont parvenus à éveiller ses craintes sur la rupture de l’alliance. Or, tout ce qu’elle sait de politique et tout ce qui lui tient au cœur se résume en cette union des deux maisons qu’elle personnifie et qu’on lui montre dangereusement menacée par sa faute. Cette intimidation réussit. L’enfant prend une grande résolution et parle à Mme du Barry, le 1er janvier 1772. « Madame ma très chère mère, je ne doute point que Mercy ne vous ait mandé ma conduite du jour de l’an et j’espère que vous en aurez été contente. Vous pouvez bien croire que je sacrifie toujours tous mes préjugés et répugnances, tant qu’on ne me proposera rien d’affiché et contre l’honneur. Ce serait le malheur de ma vie, s’il arrivait de la brouillerie entre mes deux familles ; mon cœur sera toujours pour la mienne, mes devoirs ici seront bien durs à remplir. Je frémis de cette idée ; j’espère que cela n’arrivera jamais et qu’au moins je n’en fournirai jamais le prétexte. »

Qu’avait donc fait Marie-Antoinette pour consolider à nouveau l’alliance de la Maison de France et de la Maison d’Autriche ? Le jour de l’an, au grand défilé chez elle des dames de la Cour, quand Mme du Barry s’était présentée avec la duchesse d’Aiguillon et la maréchale de Mirepoix, la Dauphine avait d’abord parlé à la duchesse, puis, passant devant la favorite, elle avait dit en la regardant : « Il y a bien du monde aujourd’hui à Versailles. » « Il y a bien du monde ! » à ces simples paroles, la Cour entière est en révolution ; le soir, le Roi accueille la Dauphine les bras tendus pour l’embrasser et l’accable de démonstrations de tendresse ; chez le duc d’Aiguillon, on célèbre sa bienveillance, sa grâce, sa modération. Chez Mesdames, au contraire, c’est une indignation violente, et l’exaltée comtesse de Narbonne parle de trahison. On y fait si fâcheuse mine à Marie-Antoinette qu’elle dit à Mercy, déjà presque au repentir : « J’ai parlé une fois, mais je suis bien décidée à en rester là ; cette femme n’entendra plus le son de ma voix. »

Un grand pas cependant a été fait par Marie-Antoinette. Elle a secoué le joug de ses tantes, et c’est le commencement d’une nouvelle vie où elle accepte de suivre exactement les vues de sa mère. Ce que Mercy et Vermond lui présentent comme un acte d’indépendance, comme la première œuvre de sa réflexion personnelle, n’est au fond qu’un changement de tutelle. De ce mobile esprit d’enfant, plein de générosité, mais peu capable encore de volonté, on va faire pour longtemps l’aveugle instrument d’une grande politique. Le but poursuivi par Vienne est enfin atteint. Le vieux chancelier Kaunitz, ainsi que le nouvel ami de la Du Barry, ont surtout envisagé l’Archiduchesse envoyée à Versailles comme un atout de choix parmi leurs cartes. Ce qui les impatientait le plus dans la résistance de cette candeur indignée, c’était le temps qu’elle faisait perdre à leurs combinaisons, les difficultés qu’elle jetait dans leur diplomatie. Que de fois Mercy avait écrit à son chef : « Si Madame la Dauphine était moins légère, moins obstinée dans sa conduite envers la favorite, et quelle voulût me donner un peu de jeu… » Et Kaunitz répondait du même ton ; « Je regarde Madame la Dauphine comme un mauvais payeur, dont il faut se contenter de tirer ce que l’on peut. » Sous une forme moins imagée, mais au fond non moins brutale, Marie-Thérèse elle-même demandait à Mercy d’amener sa fille, « à se mettre sur un pied plus conforme à la situation des affaires et à mes intérêts. » Voilà bien les gages qu’on attend de Marie-Antoinette, ce qu’on lui réclamera plus impérieusement que jamais quand elle sera reine, ce qu’on lui reprochera toujours de ne pas donner assez, alors que tant d’autres voix la dénonceront pour en donner trop. Tout en elle désormais, sa beauté, sa popularité, sa maternité même, devra servir, à l’heure nécessaire, les intérêts de la politique autrichienne.


Il est grand temps, d’ailleurs, que la Dauphine se décide à devenir, pour sa mère et son frère, un agent docile. Voici qu’on a besoin de ses services, lise passe, à l’orient de l’Europe, des événemens fort graves et pour lesquels l’Autriche doit endormir, autant que possible, la vigilance du nouveau cabinet français. Quelque incapable que soit le duc d’Aiguillon, neuf aux affaires, cheminant à tâtons dans les ténèbres des traités et des négociations, il a trouvé sous ses ordres, pour l’avertir, des agens et des commis fort instruits et attachés aux traditions françaises. Il ne peut ignorer, par exemple, l’importance qu’avait en Pologne l’influence de la France et l’appui qu’elle apporte encore à l’indépendance de ce royaume. Choiseul lui-même n’a-t-il pas, à ses heures, soutenu les confédérés polonais, animé le Turc à cette guerre contre la Russie qui contrarie les ambitions de Catherine sur la Dvina ? D’Aiguillon envoie à son tour des subsides à Varsovie ; mais depuis bien des années, et surtout depuis la chute de Choiseul, la France ne compte guère dans les conseils de l’Europe, et c’est son alliée même, l’Autriche, qui va se charger de le prouver. Les troubles intérieurs du royaume de Stanislas-Auguste ont fourni prétexte à ses puissans voisins, Catherine et Frédéric, d’intervenir plus durement que jamais, de resserrer, sur un territoire traité en pays conquis, les cordons de troupes qui garnissent les frontières. Décidés déjà à dépecer la Pologne, ils ont besoin de la complicité de l’Autriche et lui laissent toute liberté de choisir sa part. La loyauté de Marie-Thérèse se refuse longtemps à commettre ce qui s’appelle, dans le privé, un vol du bien d’autrui, et, on politique, un rétablissement d’équilibre ; mais l’ambition de Joseph II se prête sans hésitation à des négociations qui stipulent par avance les compensations de l’Autriche et sont, bien entendu, tenues secrètes pour la France. M. de Kaunitz est enchanté d’avoir pour ambassadeur du roi très chrétien le jeune prince Louis de Rohan, prélat fastueux et fat dont raffolent toutes les Viennoises et qui n’incommode pas les chancelleries. Rohan finit cependant par être informé de ce qui se trame entre les trois complices ; il en fait part à M. d’Aiguillon, qui perd son temps à hésiter. Et c’est une grande émotion en France quand on apprend l’entrée en Pologne d’une armée autrichienne et l’occupation de Lemberg par le maréchal de Lacy, aboutissement bien inattendu de cette alliance si prônée et, avait-on assuré, imposée aux répugnances nationales par des intérêts supérieurs.

Louis XV est moins surpris que ses sujets ; il sait depuis longtemps à quoi s’en tenir sur la question polonaise et les projets des puissances. Ils lui ont été présentés bien à temps par l’entremise du comte de Broglie, peu avant la nomination de M. d’Aiguillon. Un jour, chez la dame d’honneur de la Dauphine, M. de Mercy a pris à part le chef de la diplomatie secrète, dont sa cour a pénétré le mystère, et l’a entretenu de deux sujets sur lesquels il souhaiterait faire savoir au Roi le sentiment de Marie-Thérèse. Il a révélé d’abord les vues exactes de l’Autriche sur la Pologne et les sollicitations dont l’assiégeaient la Russie et la Prusse. Puis passant à un second sujet, en apparence bien différent, il a parlé de la froideur de Marie-Antoinette pour Mme du Barry, des conseils tout contraires qu’elle recevait de l’Impératrice, et de la facilité qu’un bon ministre des affaires étrangères pourrait avoir de les rendre plus vifs et plus fructueux. M. de Broglie a fort bien compris, sans que l’ambassadeur l’eût indiqué, le marché qui se cachait sous ces communications si correctes. Son maître a su dès lors que Marie-Thérèse consentait comme mère à imposer à Marie-Antoinette l’attitude qu’elle avait acceptée elle-même jadis auprès de Mme de Pompadour, et qu’elle attendait en échange, comme impératrice, un redoublement d’amitié du roi de France dans les circonstances difficiles qu’elle traversait. Louis XV était touché au point sensible de son cœur par l’habileté de sa vieille amie ; on avait payé d’avance son silence pour la Pologne.

Cet épisode mystérieux du « secret » du Roi éclaire les ménagemens de Louis XV, explique sa façon de prendre si aisément son parti des événemens qui se précipitent et marquent un nouvel effacement de l’influence française. En badinant avec Marie-Antoinette, il lui dira un jour : « Il ne faut pas parler des affaires de Pologne devant vous, parce que vos parens ne sont pas du même avis que nous. » Ce sera sa seule protestation. Mais toute difficulté n’est pas écartée pour le cabinet autrichien par cette faiblesse du Roi ; l’écrasement des anciens cliens de la France et le partage annoncé de leurs dépouilles font au duc d’Aiguillon un triste début de ministère. A défaut de sentimens plus nobles, l’amour-propre du personnage peut s’irriter, devenir gênant, le pousser à s’entendre de son côté avec la Prusse, qui de toutes parts pêche en eau trouble. L’alliance elle-même, le fameux système si précieux à l’Autriche vers l’ouest de l’Europe, n’est-elle pas destinée à sombrer dans cette tempête soulevée en Orient ? « Pour empêcher ces maux pour la monarchie et la famille, écrit Marie-Thérèse à Mercy, il faut employer tout, et il n’y a que ma fille, la Dauphine, assistée par vos conseils et connaissances du local, qui pourrait rendre ce service à sa famille et à sa patrie. Avant tout, il faut qu’elle cultive par ses assiduités et tendresses les bonnes grâces du Roi, qu’elle tâche de deviner ses pensées, qu’elle ne le choque en rien, qu’elle traite bien la favorite. Je n’exige pas de bassesses, encore moins des intimités, mais des attentions dues en considération de son grand-père et maître, en considération du bien qui peut en rejaillir à nous et aux deux cours. Peut-être l’alliance en dépend ! »

Comment de telles supplications n’auraient-elles pas d’écho ? Marie-Antoinette reçoit cette lettre des mains de Mercy, dans son cabinet de Compiègne. Elle la lit lentement, la médite, et après un silence : « Comment puis-je faire, dit-elle, pour gagner l’esprit du Roi ? On nous l’enlève et on ne nous le laisse pas voir, et dans les égards à observer, comment Mme du Barry peut-elle entrer pour quelque chose ? « Mercy n’a point de peine à démontrer que Mme du Barry a une influence toute-puissante sur les objets les plus graves ; il ajoute mainte instruction sur la façon de la ménager, ainsi que les ministres, et, pour fortifier le tout, il flatte l’honnête vanité de l’enfant par l’honneur qui lui est fait de coopérer à l’union des deux cours et d’être choisie par l’Impératrice pour l’entretenir. Après cette leçon de politique de trois quarts d’heure, elle écrit à Marie-Thérèse : « Mercy m’a montré sa lettre, qui m’a fort touchée et donné à penser. Je ferai de mon mieux pour contribuer à la conservation de l’alliance et bonne union. Où en serais-je s’il arrivait une rupture entre mes deux familles ? J’espère que le bon Dieu me préservera de ce malheur et m’inspirera coque je dois faire ; je l’en ai prié de bon cœur. »

La docilité de la Dauphine est désormais acquise aux moindres prescriptions de Mercy. Ce voyage de Compiègne de 1772 est la contre-partie de celui de l’année précédente. Elle rencontre chez le Roi l’homme qu’elle a le plus en horreur, d’Aiguillon, surmonte sa répugnance, s’approche de lui et lui parle longtemps. Elle suit la recommandation reçue « de ne jamais laisser voir aux gens qu’on les a démasqués. » L’orgueil maladif de d’Aiguillon entrevoit les plus flatteuses espérances ; brouillé qu’il est avec les Rohan et le chancelier Maupeou, inquiet de l’ambition croissante de ce dernier, sentant surtout que Louis XV subit ses services sans s’y habituer, il envisage une chance de se consolider par la faveur de la Dauphine. Un simple entretien de salon en a fait un ministre des affaires étrangères qui ne travaillera pas contre l’Autriche.

Le résultat n’est pas moins heureux du côté de la favorite. Mme du Barry se présente, à l’heure de la cour, avec la duchesse d’Aiguillon, chez la Dauphine. Celle-ci, prévenue le matin par Mercy, s’est préparée à lui parler ; elle ne le fait pas directement, mais, tournée de son côté, dit quelques mots sur le temps, sur les chasses… Mme du Barry peut croire ou laisser croire que ces précieux propos se sont adressés à elle aussi bien qu’à la duchesse. Elle se retire enchantée et va conter au Roi qu’on s’est adouci pour elle. Il y a plus : Louis XV soupe tous les jeudis au pavillon du Petit Château, dont la favorite fait les honneurs et où naturellement les princesses ne vont point ; le Dauphin, qui était de ces parties les autres années, a refusé d’y retourner, et ce dédain a affecté le Roi. Mercy, qui surveille les occasions de faire agir son Archiduchesse, la supplie de décider son mari à reparaître à ces soupers. Elle y parvient, et le comte s’empresse de faire savoir à Mme du Barry qu’elle doit ce retour à la Dauphine. Le Roi en est touché ; un jour de chasse dans la forêt, comme il est monté dans la calèche de Marie-Antoinette, on arrive par hasard au carrefour où il l’a rencontrée pour la première fois à son arrivée d’Allemagne : il déclare aussitôt qu’il veut célébrer à la même place le souvenir de cette heureuse journée, et embrasse à plusieurs reprises l’aimable Dauphine qui cherche maintenant à lui complaire.

Tous ces menus actes, qui semblent indifférens à la politique, servent, presque autant que les négociations de M. de Kaunitz, les vues du cabinet de Vienne. Le parti Du Barry, que les grands soucis nationaux n’inquiètent guère, n’a plus d’intérêt à combattre l’Archiduchesse, s’il a l’espoir de se l’acquérir, et il en a au contraire beaucoup à ne point désobliger l’Autriche. La paresse de Louis XV aidant, les mains de ses alliés restent libres vers l’Est. L’opinion française se soulèvera en vain en faveur de la Pologne ; en vain multipliera-t-elle les brochures, et ces estampes satiriques où se verra la carte de Pologne, ce « gâteau des rois », morcelée et livrée en partage aux avidités cyniques ou hypocrites des monarques. En vain la comtesse d’Egmont écrira à Gustave III : « Je suis indignée du sang-froid avec lequel on voit le brigandage que trois puissances prétendues civilisées exercent contre la malheureuse Pologne. Il n’y eut jamais une telle chose dans l’univers : trois puissances qui se réunissent pour en dépouiller une contre laquelle nulle des trois n’est en guerre ! » Ce sont là démonstrations platoniques que compensent d’autre part les flagorneries de Voltaire.

L’essentiel, pour les royaux complices, est que le roi de France se taise et qu’aucune protestation ne s’élève du cabinet de Versailles. Ce résultat, qui surprend à Vienne même et qu’on n’eût pas obtenu de M. de Choiseul, est en grande partie dû aux manœuvres de Mercy. Sa présence familière chez Mme du Barry a préparé les voies ; les concessions qu’il a su obtenir de son Archiduchesse ont levé les derniers obstacles. C’est ainsi que Marie-Antoinette a été amenée à jouer un rôle, sans le savoir, dans les événemens qui ont rendu possible le premier partage de la Pologne. C’est pendant ce séjour de Compiègne, marqué par ses docilités extrêmes, qu’on signait le traité de Pétersbourg et que l’œuvre d’iniquité s’accomplissait.


V

Pendant que des millions d’hommes, au loin, dans les plaines slaves, passaient sous le joug ennemi, qui allait devenir si cruel, la Dauphine de France, pour qui la Pologne ne fut jamais qu’une expression géographique, n’était même pas mise au courant des remords qui assiégeaient la grande âme de sa mère. Frédéric II, incapable de les comprendre et toujours heureux de souiller quelque chose, écrivait à d’Alembert : « L’impératrice Catherine et moi sommes deux brigands ; mais cette dévote d’Impératrice-Reine, comment a-t-elle arrangé cela avec son confesseur ? » Marie-Thérèse, entraînée dans une situation plus forte que ses desseins, n’avait pas agi sans honte, sans larmes de repentir, sans une juste vision de la tâche qu’elle imprimait à son règne. L’Autriche, disait-on, pour se faire payer d’appareils scrupules, avait pris au pillage la plus grosse part ; cette considération, qui rassurait peut-être Joseph II, ne suffisait pas à consoler Marie-Thérèse. Mais, une fois son parti décidé, après la crise d’honnêteté et d’indignation, la femme politique avisée avait reparu, avec ses idées nettes et fermes, toutes dirigées au maintien et à l’honneur de ses couronnes. Du côté de la France, après de brèves félicitations à Marie-Antoinette, toute fière « de contribuer à conserver l’union des deux maisons », elle reprenait ses conseils maternels, plus impérieux que tendres, qui troublaient et intimidaient sa fille. Elle voulait à présent qu’elle écoutât dans les moindres détails M. de Mercy : « La crise politique exige toute votre attention », écrivait-elle à l’enfant comme à un ministre plénipotentiaire. Et Marie-Antoinette, qui pensait à un bal, à un spectacle, à ses promenades à cheval, préféra longtemps livrer la direction de ses actes à M. de Mercy plutôt que d’écouter de trop longs développemens sur la « crise politique ».

Il lui en coûtait cependant de plier ainsi contre sa nature et les secrets instincts de sa conscience. À mesure que les difficultés disparaissaient du règlement des affaires d’Orient, elle sentait moins l’obligation de se faire violence pour des intérêts aussi peu précis pour elle. Elle avait fini, d’ailleurs, par juger Louis XV avec cette sévérité sans nuance de la jeunesse, qui entrevoit les vices dans leur horreur sans être portée à les excuser. Il a perdu son prestige à des yeux qui le voient à présent tel qu’il est en réalité, indifférent, égoïste, « avec un détachement général de tout sentiment qui peut intéresser l’âme et la rendre sensible ». C’est le jargon du temps, qu’il est facile de traduire en clair langage : Marie-Antoinette ne respecte plus, n’estime plus le caractère de son grand-père, et les grands mots de devoir filial, d’autorité royale n’obtiendront rien sur ce nouvel état d’esprit. M. de Mercy, effrayé, avoue à sa maîtresse que « Madame la Dauphine n’a que trop de perspicacité à s’apercevoir de certaines choses », et qu’il est plus prudent avec elle de ne pas user de mauvaises raisons ; tout ce qu’on peut souhaiter d’obtenir, c’est que sa réflexion ne s’appesantisse pas sur ces dangereux sujets.

Ce changement dans les jugemens de Marie-Antoinette la ramène inévitablement à son indépendance de conduite. Le retour est facile à suivre dans les derniers temps du règne, où, sous des apparences dociles, elle ne prend plus des injonctions maternelles que ce qu’elle veut. Elle consent bien, parce que cette faveur ne lui coûte pas, à désigner l’amie de la favorite, la maréchale de Mirepoix, pour la suivre à la revue du Régiment-Dauphin ; mais elle se refuse à adresser la parole à M. d’Aiguillon, chaque fois que l’ambassadeur lui demande cette attention. Ses répugnances contre le personnage se réveillent avec colère, avec « une horreur passant toute mesure », alimentées par les insinuations du comte de Provence, par les scabreuses anecdotes colportées à la Cour par ce qui reste du parti Choiseul. Très obligeante pour transmettre les sollicitations aux autres ministres, elle refuse de se charger de celles qui regardent le département de d’Aiguillon. Pour Mme du Barry, qui ne suit pas l’avis de Mercy et se présente un peu trop souvent chez la Dauphine (quatre ou cinq fois l’an aurait dû suffire), c’est toujours avec des transes que Marie-Antoinette apprend qu’elle lui viendra faire sa cour. Comme c’est d’ordinaire après la messe du Roi, le dimanche, que se présentent les dames, elle passe tout son temps d’église à prier Dieu de l’éclairer, de lui révéler si elle doit parler ou ne pas parler. C’est chaque fois, pour Mercy, une bataille à livrer, et plus d’une est sans succès, comme au jour de l’an de 1773, où Marie-Antoinette, devant les grâces de la Du Barry attifée de diamans et entourée de ses amies, ne se décide pas à desserrer les dents.

A la Cour, les hostilités contre la favorite ne désarment pas et saluent avec triomphe ces courtes reprises, bien personnelles cette fois et un peu fantasques. Parmi les dames de Marie-Antoinette, la révolte est décidée, et celle qui la mène est précisément cette Mme de Cossé que Mme du Barry a fait nommer dame d’atours sans qu’elle l’eût sollicité. Après une visite obligatoire, faite en s’installant à Versailles, la charmante duchesse, qui a autant de séduction d’esprit que d’intransigeante vertu, a déclaré qu’elle ne reparaîtrait plus chez l’amie de son mari. Un jour, le duc, commandant des Cent-Suisses, a l’idée de faire faire un uniforme de son régiment pour son jeune fils, qui marche à peine, et d’en amuser la favorite et le Roi. Mme de Cossé accepte cette fantaisie ; Marie-Antoinette, comme il est naturel, reçoit d’abord le petit soldat, et, en ayant beaucoup ri, l’amène avec sa mère chez Mesdames et chez la comtesse de Provence. Quand il s’agit de monter chez Mme du Barry, Mme de Cossé déclare à son mari qu’elle ne saurait en être, et comme Mme du Barry s’obstine à vouloir sa présence, l’enfant y perd d’être présenté au Roi. Un acte public de la duchesse menace de devenir plus grave : elle refuse de souper chez le duc de la Vrillière, parce que le souper est offert à la favorite. Devant les reproches irrités de Mme du Barry, M. de Cossé, ne sachant comment excuser sa femme, assure qu’elle agit par les ordres de la Dauphine. La Cour entière est émue par l’incident, qui grossirait vite, si Mercy, pour dégager l’Archiduchesse, ne dénonçait partout le mensonge de M. de Cossé. Celui-ci exige de sa femme, par lettre, des réparations pour Mme du Barry : la duchesse répond que rien ne l’y peut obliger et qu’elle préfère remettre la démission de sa charge. Sans avoir peut-être l’aveu formel de sa jeune maîtresse, l’aimable Cossé est sûre que ces bravades ne sont pas pour lui déplaire.

Les principes de conduite de la dame d’atours lui permettent de donner un exemple que suivent, avec plus d’aigreur et moins d’autorité, des femmes moins irréprochables qu’elle. Il faut bien qu’on sente l’affaiblissement du Roi et l’appui tacite de la famille royale pour se permettre les mauvais procédés dont on irrite sans cesse la pauvre comtesse. Elle paye chèrement, dans le milieu où l’on se refuse à l’accepter, le pouvoir occulte, presque absolu, dont elle jouit dans les cabinets. Les femmes les plus affichées médisent à l’envi de ses mœurs, et les plus laides aiment à l’appeler « la guenon ». Le plus grand nombre continue à ne lui point parler. C’est une par une seulement que se comptent les défections, accueillies avec empressement dans l’intérieur du Roi, moquées au dehors de façon assez dure pour décourager les ambitieuses. Écoutons Mme du Deffand raconter à Chanteloup celle de la brillante comtesse de Forcalquier, la « bellissima », conquise enfin par la duchesse d’Aiguillon : « Mme de Caraman envoya chez moi me dire de deviner quelle était la nouvelle dame que Mme d’Aiguillon avait menée la veille à Choisy. Je dis d’abord : Ce ne peut être Mme de Forcalquier. — Pardonnez-moi, me dit-on, c’est elle. Je fis prier Mme de Caraman de venir prendre le thé chez moi et de me raconter tout cela ; elle y vint et me dit qu’ayant soupe la veille chez Mme de la Vallière, il y était venu plusieurs personnes successivement qui avaient dit que cette dame était à Choisy. Mme de la Vallière voulut le nier… et consentit à croire qu’elle y était allée, mais seulement pour la comédie où devait jouer la nouvelle actrice, et qu’elle l’aurait vue dans une loge grillée. — Non, non, madame, elle y doit souper. — Souper ! ah ! je suis bien sûre que non ; je sais ce qu’elle pense et je parierai contre qui voudra. — Ne pariez point, madame, rien n’est plus certain… La dame n’y a point couché, mais elle y couchera ; elle ne s’est pas engagée à être de tous les voyages, ce n’est pas une femme de tous les jours. Il y avait huit dames à ce souper, quatre de chaque côté, l’une à côté de l’autre : à la droite, madame la comtesse, mesdames d’Aiguillon, de Forcalquier et de Mazarin… » Mme de Forcalquier est payée, suivant l’usage, et nommée dame d’honneur de la future comtesse d’Artois ; mais tout le monde lui fait mauvaise mine, et Mme de Choiseul, une ancienne amie, l’exécute en quelques mots secs : « Quant à Mra0 de Forcalquier, je ne suis point étonnée qu’une sotte et une bégueule, qui n’a de principes que sa prétention du moment, dise des absurdités et fasse des inconséquences. »

Mme du Barry a essayé de faire venir la Cour, au moins par curiosité, dans le pavillon de Versailles, qu’elle vient de faire construire sur l’avenue de Paris, et où elle a donné une fête merveilleuse. L’argent a été dépensé à pleines mains, sans crainte d’insulter à la misère publique ; il y a eu des ballets, des comédies, des divertissemens composés par l’abbé de Voisenon, enfin un bal auquel il ne manquait que des danseuses. Pour quatre spectacles et cent comédiens, la favorite a réuni chez elle quatorze dames ! La fête donnée pour elle par le duc d’Aiguillon, dans l’espoir d’augmenter le nombre de ses liaisons, a eu un échec presque aussi décourageant. Les étrangers restent étonnés de cet ostracisme persistant et plus encore de l’aveuglement de Louis XV devant une opinion aussi décidée, car le croquis pris sur le vif par Mme de la Marck est toujours exact : « Je fus hier à Marly, où le Roi est depuis huit jours. On jouait au lansquenet ; une seule réjouissance fut de douze cents louis, et tout le monde meurt de faim ! Mme du Barry jouait à la table du Roi entourée de la famille royale. Personne, ni à la table, ni dans le salon, ne lui parla de la soirée, si ce n’est le Roi et son neveu, le petit du Barry. Ce courage général devrait ouvrir les yeux du roi. »

L’introduction à la Cour d’une nouvelle du Barry est le signal d’une recrudescence d’hostilités féminines. Une fille pauvre du Vivarais, de très noble sang et belle à ravir, Mlle de Tournon, épouse, en juillet 1773, ce vicomte Adolphe du Barry, fils du Roué, dont parlait Mme de la Marck. Le Roi et toute sa famille signent au contrat ; Marie-Antoinette a dû signer aussi, et son nom précède de quelques lignes, sur la même page, celui de la favorite ; c’est une secrète irritation, dont elle se promet vengeance en humiliant à son tour la tante et la nièce. Le jour de la présentation de la jeune vicomtesse, jour qui rappelle, par l’encombrement des galeries et la curiosité malveillante de Compiègne, un jour fameux dans l’histoire de la comtesse, la Dauphine les reçoit toutes les deux sans leur parler, et adoptant pour une fois l’usage taciturne de Mesdames, se borne à répondre à leurs révérences. Le Roi, paraît-il, n’a rien dit non plus, ce qui est un beau prétexte pour faire de même. Quant au Dauphin, il causait dans l’embrasure d’une fenêtre, lorsque est arrivée la présentation ; il a détourné à peine la tête et a continué à parler et à jouer de l’épinette sur la vitre. Le soir, au jeu de la Dauphine, le lendemain matin, à sa toilette, où les mêmes dames viennent faire leur cour selon l’étiquette, même silence glacial de Marie-Antoinette. Elle écrit quelques jours après, essayant de mettre de bonnes raisons de son côté : « Madame ma très chère mère, la présentation de la jeune Mme du Barry s’est très bien passée. Un moment avant qu’elle vînt chez moi, on m’a dit que le Roi n’avait dit mot ni à la tante ni à la nièce ; j’en ai fait autant. Mais au reste je puis bien assurer à ma chère maman que je les ai reçues très poliment ; tout le monde qui était chez moi est convenu que je n’avais ni embarras ni empressement à les voir sortir ; le Roi sûrement n’a pas été mécontent, car il a été de très bonne humeur toute la soirée avec nous. Le voyage finira beaucoup mieux qu’il paraissait d’abord, nous n’entendons plus parler de mouvement ni d’intrigue. »

On prêtait à la favorite, suivant la tradition de la grande marquise, l’intention d’utiliser, pour plaire au Roi, l’éblouissante beauté de sa nièce. Ce calcul avait dû être raconté à Marie-Antoinette pour soulever sa répulsion. Le Dauphin en était indigné. On avait parlé du vicomte Adolphe pour la place vacante de premier écuyer, qui donnait le droit de débotter au retour des chasses le Roi et le Dauphin : « Qu’il ne s’approche pas de moi, avait dit le prince ; je lui donnerais de ma botte sur la joue ! » Si Marie-Antoinette eût mieux connu la jeune vicomtesse du Barry, elle aurait jugé peu généreux de faire expier à cette innocente fille le malheur du nom qu’elle venait de prendre. Elle s’acharnait au contraire, refusait de l’admettre parmi les dames qui la suivaient à la chasse à tour de rôle dans les calèches de la Cour, défendait à sa dame d’honneur de l’appeler jamais à ses bals, et la nouvelle mariée, venue à Versailles, paraît-il, sans rien connaître de la famille où ses parens, les Soubise, la faisaient entrer, dévorait tout le long du jour les sourires à double entente et les ironiques pitiés. Il en était de même pour une autre parente par alliance de la favorite, Mlle de Fumel, qui venait d’épouser le marquis du Barry, et qu’on avait attachée à la Cour comme dame de la nouvelle comtesse d’Artois. Personne de la famille royale ne lui parlait, et, par suite, la moitié de la Cour affectait de l’ignorer. Elle traînait dans les fonctions de sa charge un de ces désespoirs de vanité qui rongent si profondément le cœur des femmes. Marie-Antoinette elle-même, touchée de compassion pour cette malheureuse, finissait un jour, sur les prières de Mercy et malgré l’âpre obstination de Mesdames, par lui montrer qu’elle s’apercevait de sa présence. Si elle restait impitoyable pour la vicomtesse Adolphe, c’est sans doute que les soupçons répandus lors du mariage avaient mis en elle un insurmontable dégoût. Les bruits de la défaveur de Mme du Barry devenaient assez forts pour paraître dans les dépêches diplomatiques. On prétendait que Madame Louise, du fond de son couvent, aidée par l’archevêque de Paris et le chancelier, s’occupait de faire reprendre à son père le projet de mariage avec une archiduchesse. Il fallut bientôt démentir tout cela ; ce n’étaient, cette fois encore, que les désirs de ses ennemis trop vite pris pour réalités. On le vit bien au mariage du troisième frère, le comte d’Artois, qui eut lieu en novembre 1773. Les récits des nouvellistes, aussitôt répandus partout, purent montrer à ceux qui comptaient sur la chute de la déesse, la vanité de leurs espérances : « On ne peut décrire, dit l’un d’eux, les beautés du banquet royal. L’Olympe peut seul en donner une idée. Le sieur Arnoux, machiniste plein d’imagination, a inventé un surtout d’une mécanique admirable ; le milieu en était une rivière qui a coulé pendant tout le repas ; son cours était orné de petits bateaux et autres décorations du mouvement d’une rivière… On sait qu’à ce banquet la seule famille royale et les princes sont admis. En face de Sa Majesté se remarquait Mme la comtesse du Barry, radieuse comme le soleil et ayant à elle seule pour cinq millions de pierreries sur sa personne. Pendant tout le repas, elle n’était en contemplation que de Sa Majesté, et le Roi ramenait sans cesse sur elle des yeux de complaisance et lui faisait, des mines remarquables. On a cru que Sa Majesté était très aise de démentir ainsi publiquement les bruits de défaveur qu’on faisait courir sur le compte de cette dame, dont la reconnaissance et le profond respect n’éclataient pas moins sensiblement. »

Ce plat bavardage de journaliste mondain passe sous silence Marie-Antoinette. Elle avait pourtant su prendre, cette fois, sa vraie place dans ces fêtes du mariage fraternel où elle remplissait un rôle dont la pensée faisait sourire Marie-Thérèse, « celui de la vieille maman ». Mme du Barry avait dû elle-même s’incliner devant les charmes de sa jeunesse épanouie et devant cette fierté déjà souveraine qui lui donnait, parmi les princesses de tout âge, l’autorité du geste et de la grâce.

Comme le complot en faveur de la comtesse de Provence avait échoué devant la médiocrité de cette rivale, comme les avances adressées à la comtesse d’Artois se heurtaient à l’opposition violente du jeune mari, c’est vers la Dauphine que revenait Mme du Barry quand elle cherchait un appui dans la famille royale. Si la favorite conservait, sans crainte sérieuse de le perdre, l’empire que l’habitude lui donnait sur Louis XV, elle ne se dissimulait pas que la force s’en était amortie peu à peu. Le Roi, lucide, même dans l’orgie, jugeait fort bien les gens au milieu desquels on le faisait vivre et savait à quels désordres aboutissaient les complaisances arrachées à ses faiblesses. Il trouvait dans ces pensées mêmes son châtiment et l’aggravation de plus en plus lourde de son ennui. Pour désennuyer le Roi et distraire ses propres alarmes, Mme du Barry songeait à Marie-Antoinette.

La Dauphine consentirait-elle à être des petits voyages aux maisons de campagne, à ces parties d’un jour ou deux, qui remplissaient la vie du Roi et que les saillies d’une compagnie légère mais monotone ne suffisaient plus à égayer ? Les deux femmes auxquelles il paraissait tenir le plus pourraient-elles s’entendre un jour pour arracher à ses humeurs noires un prince qu’elles aimaient, en somme, toutes les deux ? Ces idées se présentent ainsi à l’esprit de la favorite, qui, dans sa bonne volonté et ses inquiétudes, habituée d’ailleurs au familier laisser aller du Roi, perd tout sentiment des distances et des rangs. Elle profite d’un temps de calme où la Dauphine s’abstient de propos mortifians pour tenter auprès d’elle l’effet d’une prévenance que ses habitudes personnelles lui font juger irrésistible : « Un joaillier de Paris, raconte Mercy à Marie-Thérèse, possède des pendans d’oreille formés de quatre brillans d’une grosseur et d’une beauté extraordinaires ; ils sont estimés sept cent mille livres. La comtesse du Barry, sachant que Madame la Dauphine aime les pierreries, persuada le comte de Noailles de lui faire voir les diamans en question et d’ajouter que si Son Altesse Royale les trouvait à son gré et voulait les garder, elle ne devait point être embarrassée ni du prix ni du payement, parce que l’on trouverait moyen de lui on faire faire un cadeau par le Roi. Madame l’Archiduchesse répondit simplement qu’elle avait assez de diamans et qu’elle ne se proposait point d’en augmenter le nombre. Quoique cette démarche soit à bien des égards déplacée, peu convenable et maladroite de la part de la favorite, il n’en résulte pas moins « une preuve de son grand désir de s’insinuer dans les bonnes grâces de Mme la Dauphine. » Ce refus n’a rien d’irritant pour Mme du Barry ; mais il coupe court aux projets sentimentaux de réconciliation pour le bonheur du Roi, et aux rêves de petits voyages.

Le duc d’Aiguillon, de plus en plus menacé par le chancelier, essayait à son tour de se maintenir au pouvoir en enchaînant la reconnaissance du Roi et de Mme du Barry. Il leur promettait de concilier à la favorite Madame Adélaïde et par suite, croyait-il, toute la famille, en achetant la comtesse de Narbonne. La mairie de Bordeaux pour le fils, un intérêt dans les fermes générales pour la mère, voilà Mme de Narbonne retournée ; et Madame Adélaïde, tout acquise, écrivant au Roi qu’elle se charge de ramener ses enfans à la soumission complète à ses volontés. M. de Mercy, qui tient maintenant à son d’Aiguillon et à sa du Barry, l’Autriche ayant besoin de complaisances du côté des affaires turques, ne cache point ses vœux pour le succès des combinaisons du ministre. Mais on a compté sans l’obstination de Marie-Antoinette ; elle devine, dans le brusque changement de sa tante, une intrigue de M. d’Aiguillon. Toute la famille se révolte avec elle ; le Dauphin déclare qu’il met son devoir à ne laisser approcher de sa femme aucun scandale ; Madame Victoire reproche à sa sœur aînée de parler sans mandat au nom de tous, et de mettre leur honneur au prix d’un marché particulier de sa dame d’atours. Madame Adélaïde abandonne ses projets ; Mme de Narbonne dit à d’Aiguillon de n’y plus compter ; celui-ci entre en colère, se déclare trahi, va faire chez la favorite une scène de plaintes inutiles. Le roi, qui avait espéré le voir réussir, lui tourne le dos, et le public, qui savait la petite intrigue, le raille d’en avoir triomphé trop tôt.

Telle fut la dernière tentative de Mme du Barry pour entrer en grâce auprès d’une famille dont elle ne comprenait pas qu’elle fût haïe. L’autorité de plus en plus grande qu’y prenait Marie-Antoinette montre bien que ce fut elle qui démasqua le plan du duc d’Aiguillon. À cette date, dit le duc de Croy, « Madame la Dauphine menait tout dans cet intérieur-là. » L’entourage du ministre put prévoir dès lors quel sort l’attendait si elle devenait reine, et qu’un de ses premiers actes politiques serait d’exiger que l’ami de la favorite fût exilé comme l’avait été Choiseul. Quant à Mme du Barry, elle savait d’avance qu’elle serait frappée plus vite encore, et que le nouveau roi chasserait, le jour même, de la Cour, pour ne les y plus laisser reparaître, tous ceux qui portaient le nom exécré, le nom de la honte suprême de son grand-père.


PIERRE DE NOLHAC.

  1. Le fond de la narration reste la correspondance de Mercy-Argenteau, publiée par M. d’Arneth et Geffroy et qu’on n’a pas encore, semble-t-il, utilisée complètement ; on peut la contrôler aujourd’hui par l’important appendice de la nouvelle correspondance publiée par MM. d’Arneth et Flammermont. Nous n’avons pas à mentionner ici les autres sources imprimées, mais il est juste de reconnaître le précieux contrôle trouvé dans le Secret du Roi, de M. le duc de Broglie, et la Question d’Orient au XVIIIe siècle, de M. Albert Sorel. Les sources inédites consultées pour cet article se réduisent au journal de Hardy, à la Bibliothèque nationale, et à quelques dossiers de la série O1 des Archives nationales (lettres de Louis XV, de la duchesse de Villars, correspondance du directeur général des Bâtiments du Roi).
  2. Cet entretien décisif, confié par Marie-Antoinette à Vermond, est facile à reconstituer par les lettres VI, VIII et IX du recueil d’Arneth-Geffroy.
  3. Ce résumé est fait d’après les inventaires publiés par MM. de Goncourt et Ch. Vatel. La jolie description donnée par les historiens de la Du Barry est placée dix-huit mois trop tôt. Nous écartons de la nôtre le fameux Charles Ier de Van Dyck, destiné à inquiéter Louis XV sur son Parlement ; l’exiguïté des panneaux où on aurait pu placer le tableau est une des raisons qui permettent de rejeter cette légende. D’autres points que nous considérons comme légendaires, à propos de la favorite, seront reconnus plus loin par le lecteur, ne fût-ce qu’au silence de notre texte.