Le Lys rouge/XX

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Calmann-Lévy (p. 235-238).


XX


Sur la place de la Seigneurie, où le soleil fleuri du printemps répandait ses roses jaunes, midi sonnant dissipait la foule rustique des marchands de grains et de pâtes assemblés pour le marché. Au pied des Lanzi, devant l’assemblée des statues, les glaciers ambulants avaient dressé, sur des tables tendues de cotonnade rouge, les petits châteaux qui portaient à leur base l’inscription : Bibite ghiacciate. Et la joie facile descendait du ciel sur la terre. Thérèse et Jacques, revenant d’une promenade matinale aux jardins Boboli, passaient devant l’illustre loggia. Thérèse regardait la Sabine de Jean de Bologne avec cette curiosité intéressée d’une femme qui examine une autre femme. Mais Dechartre ne regardait que Thérèse. Il lui dit :

— C’est merveilleux comme la vive lumière du jour flatte votre beauté, vous aime et caresse la nacre fine de vos joues.

— Oui, dit-elle. La lumière des bougies me durcit les traits. Je l’avais remarqué. Je ne suis pas une femme de soir, malheureusement : c’est plutôt le soir que les femmes ont l’occasion de se montrer et de plaire. Le soir, la princesse Seniavine a un beau teint mat et doré ; au soleil, elle est jaune comme un citron. Il faut avouer qu’elle ne s’en inquiète guère. Elle n’est pas coquette.

— Et vous l’êtes ?

— Oh ! oui. Autrefois je l’étais pour moi, maintenant je le suis pour vous.

Elle regardait encore la Sabine qui, des bras et des reins, grande, longue et robuste, s’efforçait d’échapper à l’étreinte du Romain.

— Est-ce qu’il faut qu’une femme, pour être belle, ait cette sécheresse de forme et cette longueur de membres ? Je ne suis pas comme cela, moi.

Il prit soin de la rassurer. Mais elle n’était pas inquiète. Elle regardait maintenant le petit château du glacier ambulant dont les cuivres reluisaient sur une nappe de coton écarlate. Une envie subite lui était venue de manger une glace, là, debout, comme elle avait vu faire tout à l’heure à des ouvrières de la ville. Il dit :

— Attendez un instant.

Il se mit à courir vers la rue qui suit le côté gauche des Lanzi et disparut.

Au bout d’un moment il revint, lui tendant une petite cuiller de vermeil à demi dépouillé par le temps, et dont le manche se terminait par le lys de Florence, au calice émaillé de rouge.

— C’est pour prendre votre glace. Le glacier ne donne pas de cuiller. Il vous aurait fallu tirer la langue. Ç’aurait été très joli. Mais vous n’avez pas l’habitude.

Elle reconnut la cuiller, un petit joyau qu’elle avait remarqué la veille dans la vitrine d’un antiquaire voisin des Lanzi.

Ils étaient heureux, ils répandaient leur joie pleine et simple en paroles légères qui n’avaient point de sens. Et ils riaient quand le Florentin leur tenait, avec une mimique sobre et puissante, des propos renouvelés des vieux conteurs italiens. Elle s’amusait du jeu parfait de ce visage antique et jovial. Mais elle ne comprenait pas toujours les paroles. Elle demandait à Jacques :

— Qu’est-ce qu’il a dit ?

— Vous voulez le savoir ?

Elle le voulait.

— Eh bien ! il a dit qu’il serait heureux si les puces de son lit étaient faites comme vous.

Quand elle eut mangé sa glace, il la pressa d’aller revoir Or San-Michele. C’était si près ! Ils traverseraient la place en biais et découvriraient tout de suite le vieux joyau de pierre. Ils allèrent. Ils regardèrent le Saint Georges et le Saint Marc de bronze. Dechartre revit sur le mur écaillé de la maison la boîte aux lettres, et il se rappela avec une exactitude douloureuse la petite main gantée qui y avait jeté une lettre. Il la trouvait hideuse, cette gueule de cuivre qui avait avalé le secret de Thérèse. Il ne pouvait en détourner les yeux. Toute sa gaieté s’en était allée. Cependant, elle s’appliquait à aimer la rude statue de l’évangéliste.

— C’est vrai qu’il a l’air honnête et franc et que, s’il parlait, il ne sortirait de sa bouche que des paroles de vérité.

Il répliqua amèrement :

— Ce n’est pas la bouche d’une femme.

Elle comprit sa pensée ; et d’un ton très doux :

— Mon ami, pourquoi me parlez-vous ainsi ? Je suis franche, moi.

— Qu’appelez-vous être franche ? Vous savez qu’une femme est obligée de mentir.

Elle hésita. Puis :

— Une femme est franche quand elle ne fait pas de mensonges inutiles.