L’Ancien Régime et la Révolution/Notes

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Michel Lévy frères (Œuvres complètes publiées par Madame de Tocqueville, volume 4p. 329-441).


NOTES


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Puissance du droit romain en Allemagne. — Manière dont il avait remplacé le droit germanique.


À la fin du moyen-âge, le droit romain devint la principale et presque la seule étude des légistes allemands ; la plupart d’entre eux, à cette époque, faisaient même leur éducation hors d’Allemagne, dans les universités d’Italie. Ces légistes, qui n’étaient pas les maîtres de la société politique, mais qui étaient chargés d’expliquer et d’appliquer ses lois, s’ils ne purent abolir le droit germanique, le déformèrent du moins de manière à le faire entrer de force dans le cadre du droit romain. Ils appliquèrent les lois romaines à tout ce qui semblait, dans les institutions germaniques, avoir quelque analogie éloignée avec la législation de Justinien ; ils introduisirent ainsi un nouvel esprit, de nouveaux usages dans la législation nationale  ; elle fut peu à peu transformée de telle façon qu’elle devint méconnaissable, et qu’au dix-septième siècle, par exemple, on ne la connaissait pour ainsi dire plus. Elle était remplacée par un je ne sais quoi qui était encore germanique par le nom et romain par le fait.

J’ai lieu de croire que, dans ce travail des légistes, beaucoup des conditions de l’ancienne société germanique s’empirèrent, notamment celle des paysans  ; plusieurs de ceux qui étaient parvenus à garder jusque-là tout ou partie de leurs libertés ou de leurs possessions les perdirent alors par des assimilations savantes à la condition des esclaves ou des emphytéotes romains.

Cette transformation graduelle du droit national, et les efforts inutiles qui furent faits pour s’y opposer, se voient bien dans l’histoire du Wurtemberg.

Depuis la naissance du comté de ce nom, en 1250, jusqu’à la création du duché, en 1495, la législation est entièrement indigène ; elle se compose de coutumes, de lois locales faites par les villes ou par les cours des seigneurs, de statuts promulgués par les États ; les choses ecclésiastiques seules sont réglées par un droit étranger, le droit canonique.

À partir de 1495, le caractère de la législation change : le droit romain commence à pénétrer ; les docteurs, comme on les appelait, ceux qui avaient étudié le droit dans les écoles étrangères, entrent dans le gouvernement et s’emparent de la direction des hautes cours. Pendant tout le commencement du quinzième siècle et jusqu’au milieu, on voit la société politique soutenir contre eux la même lutte qui avait lieu à cette même époque en Angleterre, mais avec un tout autre succès. Dans la diète de Tubingue, en 1514, et dans celles qui lui succèdent, les représentants de la féodalité et les députés de villes font toutes sortes de représentations contre ce qui se passe ; ils attaquent les légistes, qui font irruption dans toutes les cours et changent l’esprit ou la lettre de toutes les coutumes et de toutes les lois. L’avantage paraît d’abord être de leur côté ; ils obtiennent du gouvernement la promesse qu’on placera désormais dans les hautes cours des personnes honorables et éclairées, prises dans la noblesse et dans les États du duché, et pas de docteurs, et qu’une commission, composée d’agents du gouvernement et de représentants des États, dressera le projet d’un code qui puisse servir de règle dans tout le pays. Efforts inutiles ! Le droit romain finit bientôt par chasser entièrement le droit national d’une grande partie de la législation, et par planter ses racines jusque sur le terrain même où il laisse cette législation subsister.

Ce triomphe du droit étranger sur le droit indigène est attribué par plusieurs historiens allemands à deux causes : 1o au mouvement qui entraînait alors tous les esprits vers les langues et les littératures de l’antiquité, ainsi qu’au mépris que cela faisait concevoir pour les produits intellectuels du génie national  ; 2o à l’idée, qui avait toujours préoccupé tout le moyen-âge allemand et qui se fait jour même dans la législation de ce temps, que le saint-empire est la continuation de l’empire romain, et que la législation de celui-ci est un héritage de celui-là.

Mais ces causes ne suffisent pas pour faire comprendre que ce même droit se soit, à la même époque, introduit sur tout le continent de l’Europe à la fois. Je crois que cela vint de ce que, dans le même temps, le pouvoir absolu des princes s’établissait solidement partout sur les ruines des vieilles libertés de l’Europe, et de ce que le droit romain, droit de servitude, entrait merveilleusement dans leurs vues.

Le droit romain, qui a perfectionné partout la société civile, partout a tendu à dégrader la société politique, parce qu’il a été principalement l’œuvre d’un peuple très-civilisé et très-asservi. Les rois l’adoptèrent donc avec ardeur, et l’établirent partout où ils furent les maîtres. Les interprètes de ce droit devinrent dans toute l’Europe leurs ministres ou leurs principaux agents. Les légistes leur fournirent au besoin l’appui du droit contre le droit même. Ainsi ont-ils souvent fait depuis. À côté d’un prince qui violait les lois, il est très-rare qu’il n’ait pas paru un légiste qui venait assurer que rien n’était plus légitime, et qui prouvait savamment que la violence était juste et que l’opprimé avait tort. —@—




Passage de la monarchie féodale à la monarchie démocratique


Toutes les monarchies étant devenues absolues vers la même époque, il n’y a guère d’apparence que ce changement de constitution tint à quelque circonstance particulière qui se rencontra par hasard au même moment dans chaque État, et l’on croit que tous ces événements semblables et contemporains ont dû être produits par une cause générale qui s’est trouvée agir également partout à la fois.

Cette cause générale était le passage d’un état social à un autre, de l’inégalité féodale à l’égalité démocratique. Les nobles étaient déjà abattus et le peuple ne s’était pas encore élevé, les uns trop bas et l’autre pas assez haut pour gêner les mouvements du pouvoir. Il y a eu là cent cinquante ans, qui ont été comme l’âge d’or des princes, pendant lesquels ils eurent en même temps la stabilité et la toute-puissance, choses qui d’ordinaire s’excluent : aussi sacrés que les chefs héréditaires d’une monarchie féodale, et aussi absolus que le maître d’une société démocratique. —@—



Décadence des villes libres en Allemagne. — Villes impériales.
(Reichsstœdten.)


D’après les historiens allemands, le plus grand éclat de ces villes fut aux quatorzième et quinzième siècles. Elles étaient alors l’asile de la richesse, des arts, des connaissances, les maîtresses du commerce de l’Europe, les plus puissants centres de la civilisation. Elles finirent, surtout dans le nord et le sud de l’Allemagne, par former avec les nobles qui les environnaient des confédérations indépendantes, comme en Suisse les villes avaient fait avec les paysans.

Au seizième siècle, elles conservaient encore leur prospérité ; mais l’époque de la décadence était venue. La guerre de Trente Ans acheva de précipiter leur ruine ; il n’y en a presque pas une qui n’ait été détruite ou ruinée dans cette période.

Cependant le traité de Westphalie les nomme positivement et leur maintient la qualité d’États immédiats, c’est-à-dire qui ne dépendent que de l’Empereur ; mais les souverains qui les avoisinent d’une part, de l’autre l’empereur lui-même, dont le pouvoir, depuis la guerre de Trente Ans, ne pouvait guère s’exercer que sur ces petits vassaux de l’empire, renferment chaque jour leur souveraineté dans des limites très étroites. Au dix-huitième siècle, on les voit encore au nombre de cinquante et une ; elles occupent deux bancs dans la diète et y possèdent une voix distincte ; mais, en fait, elles ne peuvent plus rien sur la direction des affaires générales.

Au dedans, elles sont toutes surchargées de dettes ; celles-ci viennent en partie de ce qu’on continue à les taxer pour les impôts de l’empire suivant leur ancienne splendeur, en partie de ce qu’elles sont très-mal administrées. Et ce qui est bien remarquable, c’est que cette mauvaise administration semble dépendre d’une maladie secrète qui est commune à toutes, quelle que soit la forme de leur constitution ; que celle-ci soit aristocratique ou démocratique, elle donne lieu à des plaintes, sinon semblables, au moins aussi vives : aristocratique, le gouvernement est, dit-on, devenu la coterie d’un petit nombre de familles : la faveur, les intérêts particuliers font tout ; démocratique, la brigue, la vénalité y apparaissent de toutes parts. Dans les deux cas, on se plaint du défaut d’honnêteté et de désintéressement de la part des gouvernements. Sans cesse l’empereur est obligé d’intervenir dans leurs affaires pour tâcher d’y rétablir l’ordre. Elles se dépeuplent, elles tombent dans la misère. Elles ne sont plus les foyers de la civilisation germanique  ; les arts les quittent pour aller briller dans les villes nouvelles, créations des souverains, et qui représentent le monde nouveau. Le commerce s’écarte d’elles ; leur ancienne énergie, leur vigueur patriotique disparaissent ; Hambourg, à peu près seul, reste un grand centre de richesse et de lumières, mais par suite de causes qui lui sont particulières.—@—



Date de l’abolition du servage en Allemagne.


On verra, par le tableau qui suit, que l’abolition du servage dans la plupart des contrées de l’Allemagne est très-récente. Le servage n’a été aboli :

1o Dans le pays de Bade, qu’en 1785 ;

2o Dans Hohenzollern, en 1789 ;

3o Schleswig et Holstein, en 1804 ;

4o Nassau, en 1808 ;

5o Prusse. Frédéric-Guillaume Ier avait détruit, dès 1717, le servage dans ses domaines. Le code particulier du grand Frédéric, comme nous l’avons vu, prétendit l’abolir dans tout le royaume ; mais, en réalité, il ne fit disparaître que sa forme la plus dure, leibeigenschaft ; il le conserva sous sa forme adoucie, erbunterthænigkeit. Ce ne fut qu’en 1809 qu’il cessa entièrement ;

6o En Bavière, le servage disparut en 1808 ;

7o Un décret de Napoléon, daté de Madrid, en 1808, l’abolit dans le grand-duché de Berg et dans divers autres petits territoires, tels qu’Erfurth, Baireuth, etc. ;

8o Dans le royaume de Westphalie, sa destruction date de 1808 et 1809 ;

9o Dans la principauté de Lippe-Detmold, de 1809 ;

10o Dans Schauenburg-Lippe, de 1810 ;

11o Dans la Poméranie suédoise, de 1810 également ;

12o Dans la Hesse-Darmstadt, de 1809 et de 1811 ;

13o Dans le Wurtemberg, de 1817 ;

14o Dans le Mecklembourg, de 1820 ;

15o Dans l’Oldenbourg, de 1814 ;

16o En Saxe, pour la Lusace, de 1832 ;

17o Dans Hohenzollern-Sigmaringen, de 1833 seulement ;

18o En Autriche, de 1811. Dès 1782, Joseph II avait détruit le leibeigenschaft ; mais le servage sous sa forme adoucie, erbunterthænigkeit, a duré jusqu’en 1811.




Il y a une portion des pays aujourd’hui allemands, telle que le Brandebourg, la vieille Prusse, la Silésie, qui était originairement peuplée de Slaves, et qui a été conquise et en partie occupée par des Allemands. Dans ces pays-là, l’aspect du servage a toujours été beaucoup plus rude encore qu’en Allemagne, et il y laissait des traces encore plus marquées à la fin du dix-huitième siècle.




Code du grand Frédéric.


Parmi les œuvres du grand Frédéric, la moins connue, même dans son pays, et la moins éclatante, est le code rédigé par ses ordres et promulgué par son successeur. Je ne sais néanmoins s’il en est aucune qui jette plus de lumières sur l’homme lui-même et sur le temps, et montre mieux l’influence réciproque de l’un sur l’autre.

Ce code est une véritable constitution, dans le sens qu’on attribue à ce mot ; il n’a pas seulement pour but de régler les rapports des citoyens entre eux, mais encore les rapports des citoyens et de l’État : c’est tout à la fois un code civil, un code criminel et une charte.

Il repose ou plutôt paraît reposer sur un certain nombre de principes généraux exprimés dans une forme très-philosophique et très-abstraite, et qui ressemblent sous beaucoup de rapports à ceux qui remplissent la Déclaration des droits de l’homme dans la constitution de 1791.

On y proclame que le bien de l’État et de ses habitants y est le but de la société et la limite de la loi ; que les lois ne peuvent borner la liberté et les droits des citoyens que dans le but de l’utilité commune ; que chaque membre de l’État doit travailler au bien général dans le rapport de sa position et de sa fortune ; que les droits des individus doivent céder devant le bien général.

Nulle part il n’est question du droit héréditaire du prince, de sa famille, ni même d’un droit particulier, qui serait distinct du droit de l’État. Le nom de l’État est déjà le seul dont on se serve pour désigner le pouvoir royal.

Par contre, on y parle du droit général des hommes : les droits généraux des hommes se fondent sur la liberté naturelle de faire son propre bien sans nuire au droit d’autrui. Toutes les actions qui ne sont pas défendues par la loi naturelle ou par une loi positive de l’État sont permises. Chaque habitant de l’État peut exiger de celui-ci la défense de sa personne et de sa propriété, et a le droit de se défendre lui-même par la force, si l’État ne vient à son aide.

Après avoir exposé ces grands principes, le législateur, au lieu d’en tirer, comme dans la constitution de 1791, le dogme de la souveraineté du peuple et l’organisation d’un gouvernement populaire dans une société libre, tourne court et va à une autre conséquence également démocratique, mais non libérale ; il considère le prince comme le seul représentant de l’État, et lui donne tous les droits qu’on vient de reconnaître à la société. Le souverain n’est plus dans ce code le représentant de Dieu, il n’est que le représentant de la société, son agent, son serviteur, comme l’a imprimé en toutes lettres Frédéric dans ses œuvres ; mais il la représente seul, il en exerce seul tous les pouvoirs. Le chef de l’État, est-il dit dans l’introduction, à qui appartient le devoir de produire le bien général, seul but de la société, est autorisé à diriger et à régler tous les actes des individus vers ce but.

Parmi les principaux devoirs de cet agent tout-puissant de la société, je trouve ceux-ci : maintenir la paix et la sécurité publiques au dedans, et y garantir chacun contre la violence. Au dehors, il lui appartient de faire la paix et la guerre ; lui seul doit donner des lois et faire des règlements généraux de police ; il possède seul le droit de faire grâce et d’annuler les poursuites criminelles.

Toutes les associations qui existent dans l’État, tous les établissements publics sont sous son inspection et sa direction, dans l’intérêt de la paix et de sa sécurité générales. Pour que le chef de l’État puisse remplir ces obligations, il faut qu’il ait de certains revenus et des droits utiles ; il a donc le pouvoir d’établir des impôts sur les fortunes privées, sur les personnes, leur profession, leur commerce, leur produit ou leur consommation. Les ordres des fonctionnaires publics qui agissent en son nom doivent être suivis comme les siens mêmes pour tout ce qui est placé dans les limites de leurs fonctions.

Sous cette tête, toute moderne, nous allons maintenant voir apparaître un corps tout gothique ; Frédéric n’a fait que lui ôter ce qui pouvait gêner l’action de son propre pouvoir, et le tout va former un être monstrueux qui semble une transition d’une création à une autre. Dans cette production étrange, Frédéric montre autant de mépris pour la logique que de soin de sa puissance et d’envie de ne pas se créer de difficultés inutiles en attaquant ce qui était encore de force à se défendre.

Les habitants des campagnes, à l’exception de quelques districts et de quelques localités, sont placés dans une servitude héréditaire qui ne se borne pas seulement aux corvées et services qui sont inhérents à la possession de certaines terres, mais s’étendent, ainsi que nous l’avons vu, jusqu’à la personne du possesseur.

La plupart des privilèges des propriétaires de sol sont de nouveau consacrés par le code ; on peut même dire qu’ils le sont contre le code ; puisqu’il est dit que, dans les cas où la coutume locale et la nouvelle législation différaient, la première doit être suivie. On déclare formellement que l’État ne peut détruire aucun de ces privilèges qu’en les rachetant et en suivant les formes de la justice.

Le code assure, il est vrai, que le servage proprement dit (Leibeigenschaft), en tant qu’il établit la servitude personnelle, est aboli ; mais la subjection héréditaire qui le remplace (Erbunterthænigkeit) est encore une sorte de servitude, comme on a pu le juger en lisant le texte.

Dans ce même code, le bourgeois reste soigneusement séparé du paysan ; entre la bourgeoisie et la noblesse, on y reconnaît une sorte de classe intermédiaire : elle se compose de hauts fonctionnaires qui ne sont pas nobles, des ecclésiastiques, des professeurs des écoles savantes, gymnases et universités.

Pour être à part du reste de la bourgeoisie, ces bourgeois n’étaient pas, du reste, confondus avec les nobles ; ils restaient, au contraire, dans un état d’infériorité vis-à-vis de ceux-ci. Ils ne pouvaient pas, en général, acheter des biens équestres, ni obtenir les places les plus élevées dans le service civil. Ils n’étaient pas non plus hoffahig, c’est-à-dire qu’ils ne pouvaient se présenter à la cour, sinon dans des cas rares, et jamais avec leurs familles. Comme en France, cette infériorité blessait d’autant plus que chaque jour cette classe devenait plus éclairée et plus influente, et que les fonctionnaires bourgeois de l’État, s’ils n’occupaient pas les postes les plus brillants, remplissaient déjà ceux où il y avait le plus de choses et les choses les plus utiles à faire. L’irritation contre les privilèges de la noblesse, qui, chez nous, allait tant contribuer à la Révolution, préparait en Allemagne l’approbation avec laquelle celle-ci fut d’abord reçue. Le principal rédacteur du code était pourtant un bourgeois ; mais il suivait sans doute les ordres de son maître.

La vieille constitution de l’Europe n’est pas assez ruinée dans cette partie de l’Allemagne pour que Frédéric croie, malgré le mépris qu’elle lui inspire, qu’il soit encore temps d’en faire disparaître les débris. En général, il se borne à enlever aux nobles le droit de s’assembler et d’administrer en corps, et laisse à chacun d’eux individuellement ses privilèges ; il ne fait qu’en limiter et en régler l’usage. Il arrive ainsi que ce code, rédigé par les ordres d’un élève de nos philosophes, et appliqué après que la révolution française a éclaté, est le document législatif le plus authentique et le plus récent qui donne un fondement légal à ces mêmes inégalités féodales que la Révolution allait abolir dans toute l’Europe.

La noblesse y est déclarée le principal corps de l’État ; les gentilshommes doivent être nommés de préférence, y est-il dit, à tous les postes d’honneur, quand ils sont capables de les remplir. Eux seuls peuvent posséder des biens nobles, créer des substitutions, jouir des droits de chasse et de justice inhérents aux biens nobles, ainsi que des droits de patronage sur les églises ; seuls ils peuvent prendre le nom de la terre qu’ils possèdent. Les bourgeois, autorisés par exception expresse à posséder des biens nobles ne peuvent jouir que dans les limites exactes de cette permission des droits et honneurs attachés à la possession de pareils biens. Le bourgeois, fût-il possesseur d’un bien noble, ne peut laisser celui-ci à un héritier bourgeois que si cet héritier est du premier degré. Dans le cas où il n’y aurait pas de tels héritiers ou d’autres héritiers nobles, le bien devait être licité.

Une des portions les plus caractéristiques du code de Frédéric est le droit pénal en matière politique qui y est joint.

Le successeur du grand Frédéric, Frédéric-Guillaume II, qui, malgré la partie féodale et absolutiste de la législation dont je viens de donner un aperçu, croyait apercevoir dans cette œuvre de son oncle des tendances révolutionnaires, et qui en fit suspendre la publication jusqu’en 1794, ne se rassurait, dit-on, qu’en pensant aux excellentes dispositions pénales à l’aide desquelles ce code corrigeait les mauvais principes qu’il contenait. Jamais, en effet, on ne vit, même depuis, en ce genre, rien de plus complet ; non-seulement les révoltes et les conspirations sont punies avec la plus grande sévérité ; mais les critiques irrespectueuses des actes du gouvernement sont également réprimées très-sévèrement. On défend avec soin l’achat et la distribution d’écrits dangereux : l’imprimeur, l’éditeur et le distributeur sont responsables du fait de l’auteur. Les redoutes, les mascarades et autres amusements sont déclarés réunions publiques ; elles doivent être autorisées par la police. Il en doit être ainsi même des repas dans les lieux publics. La liberté de la presse et de la parole sont étroitement soumises à une surveillance arbitraire. Le port des armes à feu est défendu.

Tout à travers de cette œuvre à moitié empruntée au moyen-âge apparaissent enfin des dispositions dont l’extrême esprit centralisateur avoisine le socialisme. Ainsi il est déclaré que c’est à l’État qu’il incombe de veiller à la nourriture, à l’emploi et au salaire de tous ceux qui ne peuvent s’entretenir eux-mêmes et qui n’ont droit ni aux secours du seigneur ni aux secours de la commune : on doit assurer à ceux-là du travail conformément à leurs forces et à leur capacité. L’État doit former des établissements par lesquels la pauvreté des citoyens soit secourue. L’État est autorisé, de plus, à détruire les fondations qui tendent à encourager la paresse, et distribuer lui-même aux pauvres l’argent dont ces établissements disposaient.

Les hardiesses et les nouveautés dans la théorie, la timidité dans la pratique, qui font le caractère de cette œuvre du grand Frédéric, s’y retrouvent partout. D’une part, on proclame le grand principe de la société moderne, que tout le monde doit être également sujet à l’impôt ; de l’autre, on laisse subsister les lois provinciales qui contiennent des exemptions à cette règle. On affirme que tout procès entre un sujet et le souverain sera jugé dans les formes et suivant les prescriptions indiquées pour tous les autres litiges ; en fait, cette règle ne fut jamais suivie quand les intérêts ou les passions du roi s’y opposèrent. On montra avec ostentation le moulin de Sans-Souci, et l’on fit plier sans éclat la justice dans plusieurs autres circonstances.

Ce qui prouve combien ce code, qui innovait tant en apparence, innova peu en réalité, et ce qui le rend, par conséquent, si curieux à étudier pour bien connaître l’état vrai de la société dans cette partie de l’Allemagne à la fin du dix-huitième siècle, c’est que la nation prussienne parut à peine s’apercevoir de sa publication. Les légistes seuls l’étudièrent, et de nos jours il y a un grand nombre de gens éclairés qui ne l’ont jamais lu.



Bien des paysans en Allemagne.


On rencontrait fréquemment parmi les paysans des familles qui non-seulement étaient libres et propriétaires, mais dont les biens formaient une espèce de majorat perpétuel. La terre possédée par ceux-là était indivisible : un fils en héritait seul : c’était d’ordinaire le fils le plus jeune, comme dans certaines coutumes d’Angleterre. Celui-là devait seulement payer une dot à ses frères et sœurs.

Les erbgüter des paysans étaient plus ou moins répandus dans toute l’Allemagne ; car nulle part on n’y voyait toute la terre englobée dans le système féodal. En Silésie, où la noblesse a conservé jusqu’à nos jours des domaines immenses dont la plupart des villages faisaient partie, il se rencontrait cependant des villages qui étaient possédés entièrement par les habitants et entièrement libres. Dans certaines parties de l’Allemagne, comme dans le Tyrol et dans la Frise, le fait dominant était que les paysans possédaient la terre par erbgüter.

Mais, dans la grande majorité des contrées de l’Allemagne, ce genre de propriété n’était qu’une exception plus ou moins fréquente. Dans les villages où elle se rencontrait, les petits propriétaires de cette espèce formaient une sorte d’aristocratie parmi les paysans.



Position de la noblesse et division de la terre le long du Rhin.


De renseignements pris sur les lieux et auprès de personnes qui ont vécu sous l’ancien régime, il résulte que, dans l’électorat de Cologne, par exemple, il y avait un grand nombre de villages sans seigneurs et administrés par les agents du prince ; que, dans les lieux où la noblesse existait, ses pouvoirs administratifs étaient très-bornés ; que sa position était plutôt brillante que puissante (au moins individuellement) ; qu’elle avait beaucoup d’honneurs, entrait dans les charges du prince, mais n’exerçait pas de pouvoir réel et direct sur le peuple. Je me suis assuré d’autre part que, dans ce même électorat, la propriété était très-divisée, et qu’un très-grand nombre de paysans étaient propriétaires, ce qui est attribué particulièrement à l’état de gêne et de demi-misère dans lequel vivaient depuis longtemps déjà une grande partie des familles nobles, gêne qui leur faisait aliéner sans cesse quelques petites parties de leurs terres que les paysans acquéraient, soit moyennant rente, soit pour argent comptant. J’ai eu dans les mains un relevé de la population de l’évêché de Cologne, au commencement du dix-huitième siècle, où se trouve l’état des terres à cette époque ; j’y ai vu que dès ce temps le tiers du sol appartenait aux paysans. De ce fait naissait un ensemble de sentiments et d’idées qui mettaient ces populations-là bien plus près des révolutions que celles qui habitaient d’autres parties de l’Allemagne où ces particularités ne se voyaient pas encore.



Comment la loi sur le prêt à intérêt avait hâté la division du sol.


La loi qui défendait le prêt à intérêt, quel que fût l’intérêt, était encore en vigueur à la fin du dix-huitième siècle. Turgot nous apprend même qu’en 1769 elle était observée en beaucoup d’endroits. Ces lois subsistent, dit-il, quoique souvent violées. Les juges consulaires admettent les intérêts stipulés sans aliénation du capital, tandis que les tribunaux ordinaires les réprouvent. On voit encore des débiteurs de mauvaise foi actionner au criminel leurs créanciers pour leur avoir prêté de l’argent sans aliénation du capital.

Indépendamment des effets que cette législation ne pouvait manquer d’avoir sur le commerce et en général sur les mœurs industrielles de la nation, elle en avait une grande sur la division des terres et sur leur tenure. Elle avait multiplié à l’infini les rentes perpétuelles, tant foncières que non foncières. Elle avait porté les anciens propriétaires du sol, au lieu d’emprunter dans leurs besoins, à vendre de petites portions de leurs domaines moyennant un prix, partie en capital, partie en rente perpétuelle : ce qui avait fort contribué, d’une part, à diviser le sol, de l’autre, à surcharger la petite propriété d’une multitude de servitudes perpétuelles.



Exemple des passions qui naissaient déjà de la dîme, dix ans avant la Révolution.


En 1770, un petit avocat de Lucé se plaint dans un style très-amer, et qui déjà sent la Révolution, que les curés et autres gros décimateurs vendent aux cultivateurs, à un prix exorbitant, la paille que leur a procurée la dîme et dont ceux-ci ont un absolu besoin pour faire de l’engrais.



Exemple de la manière dont le clergé éloignait de lui le peuple par l’exercice de ses privilèges.


En 1780, le prieur et les chanoines du prieuré de Laval se plaignent de ce qu’on veut les assujettir au payement des droits de tarif pour les objets de consommation et pour les matériaux nécessaires à la réparation de leurs bâtiments. Ils prétendent que, les droits du tarif étant représentatifs de la taille, et étant eux-mêmes exempts de la taille, ils ne doivent rien. Le ministre les renvoie à se pourvoir à l’élection, avec recours à la cour des aides.



Droits féodaux possédés par des prêtres. Un exemple entre mille.


Abbaye de Cherbourg (1753).


Cette abbaye possédait alors des rentes seigneuriales, payables en argent ou en denrées, dans presque toutes les paroisses des environs de Cherbourg ; une seule lui devait trois cent six boisseaux de froment. Elle avait la baronnie de Sainte-Geneviève, la baronnie et le moulin seigneurial du Bas-du-Roule, la baronnie de Neuville-au-Plein, située à dix lieues au moins. Elle percevait, en outre, les dîmes de douze paroisses de la presqu’île, dont plusieurs étaient situées très-loin d’elle.


Irritation causée par les droits féodaux aux paysans, et en particulier par les droits féodaux des prêtres.


Lettre écrite peu avant la Révolution par un cultivateur à l’intendant lui-même. Elle ne fait point autorité pour prouver l’exactitude des faits qu’elle contient ; mais elle indique parfaitement l’état des esprits dans la classe à laquelle appartient celui qui l’avait écrite.

« Quoique nous ayons peu de noblesse dans ce pays, dit-il, il ne faut pas croire que les biens-fonds soient moins chargés de rentes ; au contraire, presque tous les fiefs appartiennent à la cathédrale, à l’archevêché, à la collégiale de Saint-Martin, aux Bénédictins de Noirmoutiers, de Saint-Julien, et autres ecclésiastiques, chez qui les rentes ne se prescrivent jamais, et où l’on en voit éclore sans cesse de vieux parchemins moisis, dont Dieu seul connaît la fabrique !

» Tout ce pays est infesté de rentes. La majeure partie des terres doit, par an, un septième de blé froment par arpent, d’autres du vin ; celui-ci doit un quart des fruits rendus à la seigneurie, celui-là le cinquième, etc., toujours dîme prélevée ; celui-ci le douzième, celui-là le treizième. Tous ces droits sont si singuliers, que j’en connais depuis la quatrième partie des fruits jusqu’à la quarantième.

» Que penser de toutes ces rentes en toutes espèces de grains, légumes, argent, volailles, corvée, bois, fruits, chandelle ? Je connais de ces singulières redevances en pain, en cire, en œufs, en porc sans tête, chaperon de rose, bouquets de violette, éperons dorés, etc. Il y a encore une foule innombrable d’autres droits seigneuriaux. Pourquoi n’a-t-on pas affranchi la France de toutes ces extravagantes redevances ? Enfin, on commence à ouvrir les yeux, et il y a tout à espérer de la sagesse du gouvernement actuel ; il tendra une main secourable à ces pauvres victimes des exactions de l’ancien régime fiscal, appelés droits seigneuriaux, qu’on ne devait jamais aliéner ni vendre.

» Que penser encore de cette tyrannie des lods et ventes ? Un acquéreur s’épuise pour faire une acquisition et est obligé de payer de gros frais d’adjudication et de contrats, prise de possession, procès-verbaux, contrôle et insinuation, centième denier, huit sous par livre, etc. ; et, par-dessus tout cela, il faut qu’il exhibe son contrat à son seigneur, qui lui fera payer les lods et ventes du principal de son acquisition : les uns, le douzième ; d’autres, le dixième. Ceux-ci prétendent avoir le quint ; d’autres, le quint et requint. Enfin, il y en a à tous prix, et même j’en connais qui font payer le tiers de la somme principale. Non, les nations les plus féroces et les plus barbares de l’univers connu n’ont jamais inventé d’exaction semblable et en aussi grand nombre que nos tyrans n’en ont accumulé sur la tête de nos pères. (Cette tirade philosophique et littéraire manque absolument d’orthographe.)

» Quoi ! le feu roi aurait permis le remboursement des rentes foncières assignées sur les héritages situés dans des villes, et il n’y aurait pas compris ceux situés dans les campagnes ? C’était par ces derniers qu’il fallait commencer. Pourquoi ne pas permettre aux pauvres cultivateurs de briser leurs chaînes, de rembourser, et de se libérer des multitudes de rentes seigneuriales et foncières qui causent tant de tort aux vassaux et si peu de profit aux seigneurs ? On ne devait pas distinguer pour les remboursements entre les villes et les campagnes, les seigneurs et les particuliers.

» Les intendants des titulaires des biens ecclésiastiques, à chaque mutation, pillent et mettent à contribution tous les fermiers. Nous en avons un exemple tout récent. L’intendant de notre nouvel archevêque a fait, en arrivant, signifier le délogement à tous les fermiers de M. de Fleury, son prédécesseur, déclarant nuls tous les baux qu’ils avaient contractés avec lui et jetant à la porte tous ceux qui n’ont pas voulu doubler leurs baux et donner de gros pots-de-vin, qu’ils avaient déjà donnés à l’intendant de M. de Fleury. On les a ainsi privés de sept ou huit années qu’il leur restait à jouir de leurs baux passés avec toute notoriété, les obligeant de sortir sur-le-champ, la veille de Noël, temps le plus critique de l’année à cause de la difficulté qu’on trouve alors à nourrir les bestiaux, sans savoir où aller demeurer. Le roi de Prusse n’aurait pas fait pis. »

Il paraît bien, en effet, que, pour les biens du clergé, les baux du titulaire précédent ne créaient pas une obligation légale pour le successeur. L’auteur de la lettre, en remarquant ci-dessus que les rentes féodales étaient rachetables dans les villes, bien qu’elles ne le fussent pas dans les campagnes, annonce un fait très-vrai. Nouvelle preuve de cet abandon où vivait le paysan, et de la manière dont tous ceux qui étaient placés au-dessus de lui trouvaient, au contraire, le moyen de se tirer d’affaires.



Toute institution qui a été longtemps dominante, après s’être établie dans sa sphère naturelle, pénètre au delà et finit par exercer une grande influence sur la partie même de la législation où elle ne règne pas ; la féodalité, quoiqu’elle appartint avant tout au droit politique, avait transformé tout le droit civil et profondément modifié la condition des biens et celle des hommes dans tout ce qui se rapporte à la vie privée. Elle avait agi sur les successions par l’inégalité des partages, dont le principe était descendu, dans certaines provinces, jusqu’à la classe moyenne (témoin la Normandie). Elle avait enveloppé, pour ainsi dire, toute la propriété foncière, car il n’y avait guère de terres qui fussent placées complètement en dehors d’elle ou dont les possesseurs ne reçussent un contre-coup de ses lois. Elle n’affectait pas seulement la propriété des individus, mais celle des communes. Elle réagissait sur l’industrie par les rétributions qu’elle levait sur celle-ci. Elle réagissait sur les revenus par l’inégalité des charges, et en général sur l’intérêt pécuniaire des hommes dans presque toutes leurs affaires : sur les propriétaires, par les redevances, les rentes, la corvée ; sur le cultivateur, de mille manières, mais, entre autres, par les banalités, les rentes foncières, les lods et ventes, etc. ; sur les marchands, par les droits de marché ; sur les commerçants, par les droits de péage, etc. En achevant de l’abattre, la Révolution s’est fait apercevoir : et toucher à la fois, pour ainsi dire, à tous les points sensibles de l’intérêt particulier.



Charité publique faite par l’État. — Favoritisme.


En 1748, le roi accorde 20,000 livres de riz (c’était une année de grande misère et de disette, comme il y en eut tant dans le dix-huitième siècle). L’archevêque de Tours prétend que c’est lui qui a obtenu le secours, et que ce secours ne doit être distribué que par lui et dans son diocèse. L’intendant affirme que le secours est accordé à toute la généralité et doit être distribué par lui à toutes les paroisses. Après une lutte qui se prolonge longtemps, le roi, pour tout concilier, double la quantité de riz qu’il destinait à la généralité, afin que l’archevêque et l’intendant puissent en distribuer chacun la moitié. Tous deux sont, du reste, d’accord que les distributions seront faites par les curés. Il n’est question ni des seigneurs ni des syndics. On voit, par la correspondance de l’intendant avec le contrôleur-général, que, suivant le premier, l’archevêque ne voulait donner le riz qu’à ses protégés, et notamment en faire distribuer la plus grande partie dans les paroisses appartenant à madame la duchesse de Rochechouart. D’un autre côté, on trouve dans cette liasse des lettres de grands seigneurs qui demandent particulièrement pour leurs paroisses, et des lettres du contrôleur-général qui signalent les paroisses de certaines personnes.

La charité légale donne lieu à des abus, quel que soit le système ; mais elle est impraticable, exercée ainsi de loin, et sans publicité, par le gouvernement central.



Exemple de la manière dont cette charité légale était faite.


On trouve, dans un rapport fait à l’assemblée provinciale de la Haute-Guyenne, en 1780 : « Sur la somme de 385,000 livres à laquelle se portent les fonds accordés par Sa Majesté à cette généralité depuis 1773, époque de l’établissement des travaux de charité, jusqu’en 1779 inclusivement, l’élection de Montauban, chef-lieu et séjour de M. l’intendant, a eu à elle seule plus de 240,000 livres, somme dont la plus grande partie a été versée dans la communauté même de Montauban. ».



Pouvoirs de l’intendant pour réglementer l’industrie.


Les archives des intendances sont pleines de dossiers qui se rapportent à cette réglementation de l’industrie.

Non-seulement l’industrie était soumise alors aux gênes que lui imposaient les corps d’état, maîtrises, etc., mais elle était, de plus, livrée à tous les caprices du gouvernement, représenté le plus souvent dans les règlements généraux par le conseil du roi, et dans les applications particulières par les intendants. On voit que ceux-ci s’occupent sans cesse de la longueur à donner aux étoffes, des tissus à choisir, des méthodes à suivre, des erreurs à éviter dans la fabrication. Ils avaient sous leurs ordres, indépendamment des subdélégués, des inspecteurs locaux d’industrie. De ce côté, la centralisation s’étendait plus loin encore que de nos jours ; elle y était plus capricieuse, plus arbitraire ; elle faisait fourmiller les fonctionnaires publics, et donnait naissance à toute sorte d’habitudes de soumission et de dépendance.

Remarquez que ces habitudes étaient surtout données aux classes bourgeoises, marchandes, commerçantes, qui allaient triompher, plus encore qu’à celles qui allaient être vaincues. La Révolution devait donc, au lieu de les détruire, les faire prédominer et les répandre.

Toutes les remarques qui précèdent sont suggérées par la lecture de nombreuses correspondances et pièces intitulées : Manufactures et fabriques, draperie, droguerie ; elles se rencontrent dans les papiers qui restent des archives de l’intendance de l’Ile-de-France. On trouve dans le même endroit les rapports fréquents et détaillés qu’adressent les inspecteurs à l’intendant sur des visites faites chez eux par des fabricants, pour s’assurer que les règles indiquées pour la fabrication sont suivies ; plus, différents arrêts du conseil, rendus sur l’avis de l’intendant, pour empêcher ou permettre la fabrication, soit dans certains endroits, soit de certaines étoffes, soit enfin d’après certains procédés.

Ce qui domine dans les observations de ces inspecteurs, qui traitent de très-haut le fabricant, c’est l’idée que le devoir et le droit de l’État sont de forcer celui-ci à faire le mieux possible, non-seulement dans l’intérêt du public, mais dans le sien propre. En conséquence, ils se croient tenus à lui faire suivre la meilleure méthode et à entrer avec lui dans les moindres détails de son art, le tout accompagné d’un grand luxe de contraventions et d’énormes amendes.



Esprit du gouvernement de Louis XI.


Il n’y a pas de document dans lequel on puisse mieux apprécier l’esprit vrai du gouvernement de Louis XI que dans les nombreuses constitutions qui ont été données par lui aux villes. J’ai eu occasion d’étudier très-particulièrement celles que lui doivent la plupart des villes de l’Anjou, du Maine et de la Touraine.

Toutes ces constitutions sont faites sur le même modèle à peu près, et les mêmes desseins s’y révèlent avec une parfaite évidence. On y voit apparaître une figure de Louis XI un peu différente de celle qu’on connaît. On considère communément ce prince comme l’ennemi de la noblesse, mais, en même temps, comme l’ami sincère, bien qu’un peu brutal, du peuple. Là, il fait voir une même haine et pour les droits politiques du peuple et pour ceux de la noblesse. Il se sert également de la bourgeoisie pour diminuer ce qui est au-dessus d’elle et pour comprimer ce qui est au-dessous ; il est tout à la fois anti-aristocratique et anti-démocratique : c’est le roi bourgeois par excellence. Il comble les notables des villes de privilèges, voulant ainsi augmenter leur importance ; il leur accorde à profusion la noblesse, dont il rabaisse ainsi la valeur, et en même temps il détruit tout le caractère populaire et démocratique de l’administration des villes, et y resserre le gouvernement dans un petit nombre de familles attachées à sa réforme et liées à son pouvoir par d’immenses bienfaits.



Une administration de ville au dix-huitième siècle.


J’extrais de l’enquête qui a été faite en 1764 sur l’administration des villes, le dossier relatif à Angers : on y trouvera la constitution de cette ville analysée, attaquée et défendue tour à tour par le présidial, le corps de la ville, le subdélégué et l’intendant. Comme les mêmes faits se reproduisent dans un grand nombre d’autres lieux, il faut voir dans ce tableau tout autre chose qu’une image individuelle.

Mémoire du présidial sur l’état existant de la constitution municipale d’Angers et sur les réformes à y faire. « Le corps de ville d’Angers, dit le présidial, ne consultant presque jamais le général des habitants, même pour les entreprises les plus importantes, si ce n’est dans le cas où il s’y trouve obligé par des ordres particuliers, cette administration est inconnue de tous ceux qui ne sont pas du corps de ville, même des échevins amovibles, qui n’en ont qu’une notion très-superficielle.

(La tendance de toutes ces petites oligarchies bourgeoises était, en effet, de consulter le moins possible ce qu’on appelle ici le général des habitants.)

» Le corps de ville est composé, d’après un arrêt de règlement du 29 mars 1681, de vingt et un officiers :

» Un maire qui acquiert la noblesse, et dont les fonctions durent quatre ans ;

» Quatre échevins amovibles, qui restent deux ans ;

» Douze conseillers échevins, qui, une fois élus, sont perpétuels ;

» Deux procureurs de ville ;

» Un procureur en survivance ;

» Un greffier.

» Ils ont différents privilèges, entre autres ceux-ci : leur capitation est fixe et modique ; ils jouissent de l’exemption du logement des gens de guerre, ustensiles, fournitures et contributions ; de la franchise des droits, de cloison double et triple, d’ancien et nouvel octroi, et accessoire sur les denrées de consommation, même du don gratuit, dont ils ont cru de leur autorité privée pouvoir s’affranchir, dit le présidial ; ils ont, en outre, des rétributions de bougies, et quelques-uns des gages et des logements. »

On voit par ce détail qu’il faisait bon être échevin perpétuel d’Angers dans ce temps-là. Remarquez toujours et partout ce système qui fait tomber l’exemption d’impôts sur les plus riches. Aussi trouve-t-on plus loin, dans ce même Mémoire : « Ces places sont briguées par les plus riches habitants, qui y aspirent pour obtenir une réduction de capitation considérable, dont la surcharge retombe sur les autres. Il y a actuellement plusieurs officiers municipaux, dont la capitation fixe est de 50 livres, qui devraient être imposés à 250 ou 300 livres ; il en est un, entre autres, qui, eu égard à sa fortune, pourrait payer 1,000 livres de capitation au moins. » On trouve dans un autre endroit du même Mémoire « qu’au nombre des plus riches habitants se rencontrent plus de quarante officiers ou veuves d’officiers (possesseurs d’office), dont les charges donnent le privilège de ne point contribuer à la capitation considérable dont la ville est chargée ; le poids de cette capitation retombe sur un nombre infini de pauvres artisans, lesquels, se croyant surchargés, réclament continuellement contre l’excès de leurs contributions, et presque toujours sans fondement, parce qu’il n’y a pas d’inégalités dans la division de ce qui reste à la charge de la ville. »

L’assemblée générale se compose de soixante-seize personnes :

Le maire,

Deux députés du chapitre,

Un syndic des clercs,

Deux députés du présidial,

Un député de l’université,

Un lieutenant-général de police,

Quatre échevins,

Douze conseillers échevins,

Un procureur du roi au présidial,

Un procureur de ville,

Deux députés des eaux et forêts,

Deux de l’élection,

Deux du grenier à sel,

Deux des traites,

Deux de la monnaie,

Deux du corps des avocats et procureurs,

Deux des juges consuls,

Deux des notaires,

Deux du corps des marchands ;

Enfin, deux députés envoyés par chacune des seize paroisses.

Ce sont ces derniers qui sont censés représenter le peuple proprement dit, et en particulier les corporations industrielles. On voit qu’on s’est arrangé pour les tenir constamment en minorité.

Quand les places deviennent vacantes dans le corps de ville, c’est l’assemblée générale qui fait choix de trois sujets pour chaque vacance.

La plupart des places de l’hôtel de ville ne sont pas affectées à certains corps, comme je l’ai vu dans plusieurs autres constitutions municipales, c’est-à-dire que les électeurs ne sont pas obligés de choisir soit un magistrat, soit un avocat, etc. : ce que les membres du présidial trouvent très-mauvais.

Suivant ce même présidial, qui paraît animé des plus violentes jalousies contre le corps de ville, et que je soupçonne fort de ne trouver mauvais dans la constitution municipale que de n’y pas avoir assez de privilèges, « l’assemblée générale, trop nombreuse et composée en partie de personnes peu intelligentes, ne devrait être consultée que dans le cas d’aliénation du domaine communal, emprunt, établissement d’octrois et élection des officiers municipaux. Toutes les autres affaires pourraient être délibérées dans une plus petite assemblée, composée seulement de notables. Ne pourraient être membres de cette assemblée que le lieutenant-général de la sénéchaussée, le procureur du roi, et douze autres notables pris dans les six corps, du clergé, de la magistrature, de la noblesse, de l’université, du commerce, des bourgeois, et autres qui ne sont pas desdits corps. Le choix des notables, pour la première fois, serait déféré à l’assemblée générale, et, dans la suite, à l’assemblée des notables, ou au corps dont chaque notable doit être tiré. »

Tous ces fonctionnaires de l’État, qui entrent ainsi comme possesseurs d’office ou comme notables dans les corps municipaux de l’ancien régime, ressemblent souvent à ceux d’aujourd’hui par le titre de la fonction qu’ils exercent, et quelquefois même par la nature de cette fonction ; mais ils en diffèrent profondément par la position, ce à quoi il faut toujours faire bien attention, si l’on ne veut arriver à des conséquences fort erronées. Presque tous ces fonctionnaires étaient, en effet, des notables de la cité avant d’être revêtus de fonctions publiques, ou avaient ambitionné les fonctions publiques pour devenir des notables ; ils n’avaient aucune idée de la quitter ni aucun espoir de monter plus haut : ce qui suffisait pour en faire tout autre chose que ce que nous connaissons aujourd’hui.

Mémoire des officiers municipaux. On y voit que le corps de ville a été créé en 1474, par Louis XI, sur les ruines de l’ancienne constitution démocratique de la ville, et toujours d’après le système indiqué plus haut, c’est-à-dire resserrement de la plupart des droits politiques dans la seule classe moyenne, éloignement ou affaiblissement du populaire, grand nombre d’officiers municipaux afin d’intéresser plus de monde à la réforme, la noblesse héréditaire prodiguée et des privilèges de toutes sortes accordés à la partie de la bourgeoisie qui administre.

On trouve dans ce même Mémoire des lettres-patentes des successeurs de Louis XI, qui reconnaissaient, en y restreignant encore le pouvoir du peuple, cette nouvelle constitution. On y apprend qu’en 1485 les lettres patentes données à cet effet par Charles VIII ont été attaquées devant le Parlement par les habitants d’Angers, absolument comme en Angleterre on eût porté devant une cour de justice les procès qui se seraient élevés à propos de la charte d’une ville. En 1601, c’est encore un arrêt du Parlement qui fixe les droits politiques naissant de la charte royale. À partir de là, on ne voit plus paraître que le conseil du roi.

Il résulte du même Mémoire que non-seulement pour les places de maire, mais pour toutes les autres places du corps de ville, l’assemblée générale présente trois candidats entre lesquels le roi choisit, en vertu d’un arrêt du conseil du 22 juin 1708. Il en résulte encore qu’en vertu d’arrêts du conseil de 1733 et 1741, les marchands avaient le droit de réclamer une place d’échevin ou de conseiller (ce sont les échevins perpétuels). Enfin, on y découvre que, dans ces temps-là, le corps de ville était chargé de la répartition des sommes levées pour la capitation, l’ustensile, le casernement, l’entretien des pauvres, des militaires, gardes-côtes et enfants-trouvés.

Suit l’énumération très-longue des peines que les officiers municipaux doivent se donner, et qui justifient pleinement, suivant eux, les privilèges et la perpétuité qu’on voit qu’ils ont grand’peur de perdre. Plusieurs raisons qu’ils donnent de leurs travaux sont curieuses, entre autres celles-ci : « Leurs occupations les plus essentielles, disent-ils, consistent dans l’examen des matières de finances, continuellement accrues par l’extension qu’on donne sans cesse aux droits d’aides, de gabelle, de contrôle, insinuation des actes, perception illicite des droits d’enregistrement et de francs-fiefs. Les contestations que les compagnies financières suscitent sans cesse à propos de ces différentes taxes les ont forcés à soutenir, au nom de la ville, des procès devant les différentes juridictions, Parlement ou conseil du roi, afin de résister à l’oppression sous laquelle on les fait gémir. L’expérience et l’exercice de trente ans leur apprennent que la vie de l’homme est à peine suffisante pour se parer des embûches et des pièges que les commis de toutes les parties des fermes tendent sans cesse au citoyen pour conserver leurs commissions. »

Ce qui est curieux, c’est que toutes ces choses sont écrites au contrôleur-général lui-même, et pour le rendre favorable au maintien des privilèges de ceux qui les lui disent, tant l’habitude était bien prise de regarder les compagnies chargées de lever l’impôt comme un adversaire sur lequel on pouvait tomber de tous côtés sans que personne le trouvât mauvais. C’est cette habitude qui, s’étendant et se fortifiant de plus en plus, finit par faire considérer le fisc comme un tyran odieux et de mauvaise foi, non l’agent de tous, mais l’ennemi commun.

« La réunion de tous les offices, ajoute le même Mémoire, a été faite une première fois au corps de ville par un arrêt du conseil du 4 septembre 1694, moyennant une somme de 22,000 livres, » c’est-à-dire que les offices ont été rachetés cette année-là pour cette somme. Par arrêt du 26 avril 1723, on a encore réuni au corps de ville les offices municipaux créés par l’édit du 24 mai 1722 ; en d’autres termes, on a admis la ville à les racheter. Par un autre arrêt du 24 mai 1723, on a permis à la ville d’emprunter 120,000 livres pour l’acquisition desdits offices. Un autre arrêt du 26 juillet 1728 a permis d’emprunter 50,000 livres pour le rachat des offices de greffier secrétaire de l’hôtel de ville. « La ville, est-il dit dans le Mémoire, a payé ces finances pour conserver la liberté de ses élections et faire jouir ses officiers élus, les uns pour deux ans, les autres à vie, des différentes prérogatives attachées à leur charge. » Une partie des offices municipaux avant été rétablie par l’édit de novembre 1733, il est intervenu un arrêt du conseil du 11 janvier 1751, sur la requête des maire et échevins, par lequel le prix de rachat a été fixé à la somme de 170,000 livres, pour le payement de laquelle la prorogation des octrois a été accordée pendant quinze ans. »

Ceci est un bon échantillon de l’administration de l’ancien régime relativement aux villes. On leur fait contracter des dettes, et puis on les autorise à établir des impôts extraordinaires et temporaires pour se libérer. À quoi il faut ajouter que, plus tard, on rend perpétuels ces impôts temporaires, comme je l’ai vu souvent, et alors le gouvernement en prend sa part.

Le Mémoire continue : « Les officiers municipaux n’ont été privés des grands pouvoirs judiciaires que leur avait concédés Louis XI, que par l’établissement de juridictions royales. Jusqu’en 1669, ils ont eu connaissance des contestations entre maîtres et ouvriers. Le compte des octrois est rendu devant l’intendant, au désir de tous les arrêts de création ou de prorogation desdits octrois. »

On voit également dans ce Mémoire, que les députés des seize paroisses dont il a été question plus haut, et qui paraissent à l’assemblée générale, sont choisis par les compagnies, corps ou communautés, et qu’ils sont strictement des mandataires du petit corps qui les députe. Ils ont sur chaque affaire des instructions qui les lient.

Enfin, tout ce Mémoire démontre qu’à Angers, comme partout ailleurs, les dépenses, de quelque nature qu’elles fussent, devaient être autorisées par l’intendant et le conseil ; et il faut reconnaître que, quand on donne l’administration d’une ville en toute propriété à certains hommes, et qu’on accorde à ces hommes, au lieu de traitements fixes, des privilèges qui les mettent personnellement hors d’atteinte des suites que leur administration peut avoir sur la fortune privée de leurs concitoyens, la tutelle administrative peut paraître une nécessité.

Tout ce Mémoire, du reste assez mal fait, décèle une crainte extraordinaire de la part des officiers de voir changer l’état de choses existant. Toutes sortes de raisons, bonnes ou mauvaises, sont accumulées par eux dans l’intérêt du maintien du statu quo.

Mémoire du subdélégué. L’intendant, ayant reçu ces deux Mémoires en sens contraire, veut avoir l’avis de son subdélégué. Celui-ci le donne à son tour.

« Le Mémoire des conseillers municipaux, dit-il, ne mérite pas qu’on s’y arrête ; il ne tend qu’à faire valoir les privilèges de ses officiers. Celui du présidial peut être utilement consulté ; mais il n’y a pas lieu d’accorder toutes les prérogatives que ces magistrats réclament. »

Il y a longtemps, suivant ce subdélégué, que la constitution de l’hôtel de ville avait besoin d’être améliorée. Outre les immunités qui nous sont déjà connues et que possédaient les officiers municipaux d’Angers, il nous apprend que le maire, pendant son exercice, avait un logement qui représentait 600 francs de loyer au moins ; plus, 50 francs de gages et 100 francs de frais de poste : plus les jetons. Le procureur-syndic était aussi logé ; le greffier de même. Pour arriver à s’exempter des droits d’aides et d’octroi, les officiers municipaux avaient établi pour chacun d’eux une consommation présumée. Chacun pouvait faire entrer dans la ville, sans payer de droits, tant de barriques de vin par an, et ainsi de suite pour toutes les denrées.

Le subdélégué ne propose pas d’enlever aux conseillers municipaux leurs immunités d’impôt ; mais il voudrait que leur capitation, au lieu d’être fixe et très-insuffisante, fût taxée par l’intendant chaque année. Il désire que ces mêmes officiers soient assujettis, comme les autres, au don gratuit, dont ils se sont dispensés on ne sait sur quel précédent.

Les officiers municipaux, dit encore le Mémoire, sont chargés de la confection des rôles de capitation pour les habitants ; ils s’en acquittent légèrement et arbitrairement ; aussi y a-t-il annuellement une multitude de réclamations et de requêtes adressées à l’intendant. Il serait à désirer que désormais cette répartition fût faite, dans l’intérêt de chaque compagnie ou communauté, par ses membres, d’une manière générale et fixe ; les officiers municipaux resteraient chargés seulement du rôle de capitation des bourgeois et autres qui ne sont d’aucun corps, comme quelques artisans et les domestiques de tous les privilégiés.

Le Mémoire du subdélégué confirme ce qu’ont déjà dit les officiers municipaux : que les charges municipales ont été rachetées par la ville, en 1735, pour la somme de 170,000 livres.

Lettre de l’intendant au contrôleur-général. Muni de tous ces documents, l’intendant écrit au ministre : « Il importe, dit-il, aux habitants et au bien de la chose publique, de réduire le corps de ville, dont le trop grand nombre de membres est infiniment à charge au public, à cause des privilèges dont ils jouissent.

« Je suis, ajoute l’intendant, frappé de l’énormité des finances qui ont été payées, dans tous les temps, pour racheter à Angers les offices municipaux. Le montant de cette finance, employé à des usages utiles, aurait tourné au profit de la ville, qui, au contraire, n’a ressenti que le poids de l’autorité et des privilèges de ses officiers.

» Les abus intérieurs de cette administration méritent toute l’attention du conseil, dit encore l’intendant. Indépendamment des jetons et de la bougie, qui consomment le fonds annuel de 2,127 livres (c’était la somme indiquée pour ces sortes de dépenses par le budget normal, qui de temps à autre était imposé aux villes par le roi), les deniers publics se dissipent et s’emploient, au gré de ces officiers, pour des usages clandestins, et le procureur du roi, en possession de sa place depuis trente ou quarante ans, s’est tellement rendu maître de l’administration, dont lui seul connaît les ressorts, qu’il a été impossible aux habitants dans aucun temps d’obtenir la moindre communication de l’emploi des revenus communaux. » En conséquence, l’intendant demande au ministre de réduire le corps de ville a un maire nommé pour quatre ans, à six échevins nommés pour six ans, à un procureur du roi nommé pour huit ans, à un greffier et à un receveur perpétuels.

Du reste, la constitution proposée par lui pour ce corps de ville est expressément celle que propose ailleurs le même intendant pour Tours. D’après lui, il faut :

1o Conserver l’assemblée générale, mais seulement comme corps électoral destiné à élire les officiers municipaux ;

2o Créer un conseil extraordinaire de notables, qui aura à remplir toutes les fonctions que l’édit de 1764 semblait donner à l’assemblée générale, conseil composé de douze membres, dont le mandat sera de six ans, et qui seront élus, non par l’assemblée générale, mais par les douze corps réputés notables (chaque corps élit le sien). Il désigne comme corps notables :

Le présidial,

L’université,

L’élection,

Les officiers des eaux et forêts,

Du grenier à sel,

Des traites,

Des monnaies,

Les avocats et procureurs,

Les juges-consuls,

Les notaires,

Les marchands,

Les bourgeois.

Comme on le remarque, presque tous ces notables étaient des fonctionnaires publics, et tous les fonctionnaires publics étaient des notables ; d’où on peut conclure, comme dans mille autres endroits de ces dossiers, que la classe moyenne était aussi avide de places alors et cherchait aussi peu que de nos jours le champ de son activité hors des fonctions publiques. La seule différence était, comme je l’ai dit dans le texte, qu’alors on achetait la petite importance que donnent les places, et qu’aujourd’hui les solliciteurs demandent qu’on leur fasse la charité de la leur procurer gratis.

On voit dans ce projet que toute la réalité du pouvoir municipal est dans le conseil extraordinaire, ce qui achève de resserrer l’administration dans une très-petite coterie bourgeoise, la seule assemblée où le peuple continuât à paraître un peu, n’étant plus chargée que d’élire les officiers municipaux et n’ayant plus d’avis à leur donner. Il faut remarquer encore que l’intendant est plus restrictif et antipopulaire que le roi, qui semblait dans son édit donner les principales fonctions à l’assemblée générale, et qu’à son tour l’intendant est beaucoup plus libéral et démocratique que la bourgeoisie, à en juger du moins par le Mémoire que j’ai cité dans le texte, Mémoire dans lequel les notables d’une autre ville sont d’avis d’exclure le peuple même de l’élection des officiers municipaux, que le roi et l’intendant laissent à celui-ci.

On a pu remarquer que l’intendant se sert des noms de bourgeois et de marchands pour désigner deux catégories distinctes de notables ; il n’est pas inutile de donner la définition exacte de ces mots pour montrer en combien de petits fragments cette bourgeoisie était coupée et de combien de petites vanités elle était travaillée.

Ce mot de bourgeois avait un sens général et un sens restreint : il indiquait les membres de la classe moyenne, et, en outre, il désignait dans le sein de cette classe un certain nombre d’hommes. « Les bourgeois sont ceux que leur naissance et leur fortune mettent en état de vivre avec bienséance sans s’adonner à aucun travail lucratif, » dit l’un des Mémoires produits à l’enquête de 1764. On voit par le reste du Mémoire que le mot de bourgeois ne doit pas s’appliquer à ceux qui font partie, soit des compagnies, soit des corporations industrielles ; mais dire précisément à qui il s’applique est chose plus difficile. « Car, remarque encore le même Mémoire, parmi ceux qui s’arrogent le titre de bourgeois, on rencontre souvent des personnes à qui il ne peut convenir que par leur seule oisiveté ; du reste, dépourvues de fortune et menant une vie inculte et obscure. Les bourgeois doivent, au contraire, être toujours distingués par leur fortune, leur naissance, talents, mœurs et manière de vivre. Les artisans composant les communautés n’ont jamais été appelés au rang de notables. »

Les marchands étaient, avec les bourgeois, la seconde espèce d’hommes qui n’appartenaient ni à une compagnie ni à une corporation ; mais quelles étaient les limites de cette petite classe ? « Faut-il, dit le Mémoire, confondre les marchands de basse naissance et de petit commerce avec les marchands en gros ? » Pour résoudre ces difficultés, le Mémoire propose de faire faire tous les ans par les échevins un tableau des marchands notables, tableau qu’on remettra à leur chef ou syndic, pour qu’il ne convoque aux délibérations de l’hôtel de ville que ceux qui s’y trouveraient inscrits. On aura soin de n’indiquer sur ce tableau aucun de ceux qui auraient été domestiques, colporteurs, voituriers, ou dans d’autres basses fonctions.



Un des caractères les plus saillants du dix-huitième siècle, en matière d’administration des villes, est moins encore l’abolition de toute représentation et de toute intervention du public dans les affaires, que l’extrême mobilité des règles auxquelles cette administration est soumise, les droits étant donnés, repris, rendus, accrus, diminués, modifiés de mille manières, et sans cesse. Rien ne montre mieux dans quel avilissement ces libertés locales étaient tombées que ce remuement éternel de leurs lois, auxquelles personne ne semble faire attention. Cette mobilité seule aurait suffi pour détruire d’avance toute idée particulière, tout goût des souvenirs, tout patriotisme local, dans l’institution qui cependant y prête le plus. On préparait ainsi la grande destruction du passé que la Révolution allait faire.



Une administration de village au dix-huitième siècle. — Tirée des papiers de l’intendance de l’Ile-de-France.


L’affaire dont je vais parler est prise parmi bien d’autres pour faire connaître par un exemple quelques-unes des formes suivies par l’administration paroissiale, faire comprendre la lenteur qui les caractérisait souvent, et enfin montrer ce qu’était, au dix-huitième siècle, l’assemblée générale d’une paroisse.

Il s’agit de réparer le presbytère et le clocher d’une paroisse rurale, celle d’Ivry, Ile-de-France. À qui s’adresser pour obtenir que ces réparations soient faites ? comment déterminer sur qui la dépense doit porter ? comment se procurer la somme nécessaire ?

1o Requête du curé à l’intendant, qui expose que le clocher et le presbytère ont besoin de réparations urgentes ; que son prédécesseur, ayant fait construire audit presbytère des bâtiments inutiles, a complètement changé et dénaturé l’état des lieux, et que les habitants l’ayant souffert, c’est à eux à supporter la dépense à faire pour remettre les choses en état, sauf à répéter la somme sur les héritiers du curé précédent.

2o Ordonnance de monseigneur l’intendant (29 août 1747) qui ordonne qu’à la diligence du syndic, il sera convoqué une assemblée pour délibérer sur la nécessité des réparations réclamées.

3o Délibération des habitants, par laquelle ils déclarent ne pas s’opposer aux réparations du presbytère, mais à celles du clocher, attendu que ce clocher est bâti sur le chœur, et que le curé, étant gros décimateur, est chargé de réparer le chœur. « Un arrêt du conseil, de la fin du siècle précédent (avril 1695), attribuait, en effet, la réparation du chœur à celui qui était en possession de percevoir les dîmes de la paroisse, les paroissiens n’étant tenus qu’à entretenir la nef.)

4o Nouvelle ordonnance de l’intendant, qui, attendu la contradiction des faits, envoie un architecte, le sieur Cordier, pour procéder à la visite et description du presbytère et du clocher, dresser devis des travaux et faire enquête.

5o Procès-verbal de toutes ces opérations, qui constate notamment qu’à l’enquête un certain nombre de propriétaires d’Ivry se sont présentés devant l’envoyé de l’intendant, lesquelles personnes paraissent être des gentilshommes, bourgeois et paysans du lieu, et ont fait inscrire leur dire pour ou contre les prétentions du curé.

6o Nouvelle ordonnance de l’intendant, portant que les devis que l’architecte envoyé par lui a dressés, seront communiqués, dans une nouvelle assemblée générale convoquée à la diligence du syndic, aux propriétaires et habitants.

7o Nouvelle assemblée paroissiale en conséquence de cette ordonnance, assemblée dans laquelle les habitants déclarent persister en leurs dires.

8o Ordonnance de monseigneur l’intendant, qui prescrit : 1o Qu’il sera procédé devant son subdélégué à Corbeil, en l’hôtel de celui-ci, à l’adjudication des travaux portés au devis, adjudication qui sera faite en présence des curé, syndic et principaux habitants de la paroisse ; 2o Que, attendu qu’il y a péril en la demeure, une imposition de toute la somme sera levée sur les habitants, sauf à ceux qui persistent à croire que le clocher fait partie du chœur et doit être réparé par le gros décimateur, à se pourvoir devant la justice ordinaire.

9o Sommation faite à toutes les parties de se trouver à l’hôtel du subdélégué, à Corbeil, où se feront les criées et l’adjudication.

10o Requête du curé et de plusieurs habitants pour demander que les frais de la procédure administrative ne soient pas mis, comme d’ordinaire, à la charge de l’adjudicataire, ces frais s’élevant très-haut et devant empêcher de trouver un adjudicataire.

11o Ordonnance de l’intendant qui porte que les frais faits pour parvenir à l’adjudication seront arrêtés par le subdélégué, pour le montant d’iceux faire partie de ladite adjudication et imposition.

12o Pouvoirs donnés par quelques notables habitants au sieur X. pour assister à ladite adjudication et la consentir au désir des devis de l’architecte.

15o Certificat du syndic, portant que les affiches et publications accoutumées ont été faites.

14o Procès-verbal d’adjudication.

Montant des réparations à faire ______ 487 l.

Frais faits pour parvenir à l’adjudication 237 1. 18 s. 6 d.

________________________________ 724 l. 18 s. 6 d.

15o Enfin, arrêt du conseil (25 juillet 1748) pour autoriser l’imposition destinée à couvrir cette somme.

On a pu remarquer qu’il était plusieurs fois question dans cette procédure de la convocation de l’assemblée paroissiale. Voici le procès-verbal de la tenue de l’une de ces assemblées ; il fera voir au lecteur comment les choses se passaient en général dans ces occasions-là.

Acte notarié : « Aujourd’hui, à l’issue de la messe paroissiale, au lieu ordinaire et accoutumé, après la cloche sonnée, ont comparu en l’assemblée tenue par les habitants de ladite paroisse, par-devant X…, notaire, à Corbeil, soussigné, et les témoins ci-après nommés, le sieur Michaud, vigneron, syndic de ladite paroisse, lequel a présenté l’ordonnance de l’intendant qui permet l’assemblée, en a fait faire lecture et a requis acte de ses diligences.

« Et à l’instant est comparu un habitant de ladite paroisse, lequel a dit que le clocher était sur le chœur, et, par conséquent, à la charge du curé ; sont aussi comparus (suivent les noms de quelques autres, qui, au contraire, consentaient à admettre la requête du curé)… Ensuite se présentent quinze paysans, manouvriers, maçons, vignerons, qui déclarent adhérer à ce qu’ont dit les précédents. Est aussi comparu le sieur Raimbaud, vigneron, lequel dit qu’il s’en rapporte entièrement à ce qui sera décidé par monseigneur l’intendant. Est aussi comparu le sieur X., docteur en Sorbonne, curé, qui persiste dans les dires et fins de la requête. Dont, et de tout ci-dessus les comparants ont requis acte. Fait et passé audit lieu d’Ivry, au devant du cimetière de ladite paroisse, par-devant le soussigné ; et a été vaqué à la rédaction du présent depuis onze heures du matin jusqu’à deux heures. »

On voit que cette assemblée de paroisse n’est qu’une enquête administrative, avec les formes et le coût des enquêtes judiciaires ; qu’elle n’aboutit jamais à un vote, par conséquent à la manifestation de la volonté de la paroisse ; qu’elle ne contient que des opinions individuelles, et n’enchaîne nullement la volonté du gouvernement. Beaucoup d’autres pièces nous apprennent en effet que l’assemblée de paroisse était faite pour éclairer la décision de l’intendant, non pour y faire obstacle, lors même qu’il ne s’agissait que de l’intérêt de la paroisse.

On remarque également, dans les mêmes pièces, que cette affaire donne lieu à trois enquêtes : une devant le notaire, une seconde devant l’architecte, et une troisième enfin devant deux notaires, pour savoir si les habitants persistent dans leurs précédents dires.

L’impôt de 524 livr. 10s., ordonné par l’arrêt du 23 juillet 1748, porte sur tous les propriétaires privilégiés ou non privilégiés, ainsi que cela avait presque toujours lieu pour ces sortes de dépenses ; mais la base dont on se sert pour fixer la part des uns et des autres est différente. Les taillables sont taxés en proportion de leur taille, et les privilégiés en raison de leur fortune présumée, ce qui laisse un grand avantage aux seconds sur les premiers.

On voit enfin, dans cette même affaire, que la répartition de la somme de 524 livr. 10 s. est faite par deux collecteurs, habitants du village, non élus, ni arrivant à leur tour comme cela se voit le plus souvent, mais choisis et nommés d’office par le subdélégué et l’intendant.



Le prétexte qu’avait pris Louis XIV pour détruire la liberté municipale des villes avait été la mauvaise gestion de leurs finances. Cependant le même fait, dit Turgot avec grande raison, persista et s’aggrava depuis la réforme que fit ce prince. « La plupart des villes sont considérablement endettées aujourd’hui, ajoute-t-il, partie pour des fonds qu’elles ont prêtés au gouvernement, et partie pour des dépenses ou décorations que les officiers municipaux, qui disposent de l’argent d’autrui, et n’ont pas de comptes à rendre aux habitants, ni d’instructions à en recevoir, multiplient dans la vue de s’illustrer, et quelquefois de s’enrichir. »



L’État était tuteur des couvents aussi bien que des communes ; exemple de cette tutelle.


Le contrôleur-général, en autorisant l’intendant à verser 15,000 livres au couvent des Carmélites, auquel on devait des indemnités, recommande à l’intendant de s’assurer que cet argent, qui représente un capital, sera replacé utilement. Des faits analogues arrivent à chaque instant.



Comment c’est au Canada qu’on pouvait le mieux juger la centralisation administrative de l’ancien régime.


C’est dans les colonies qu’on peut le mieux juger la physionomie du gouvernement de la métropole, parce que c’est là que d’ordinaire tous les traits qui le caractérisent grossissent et deviennent plus visibles. Quand je veux juger l’esprit de l’administration de Louis XIV et ses vices, c’est au Canada que je dois aller. On aperçoit alors la difformité de l’objet comme dans un microscope.

Au Canada, une foule d’obstacles que les faits antérieurs ou l’ancien état social opposaient, soit ouvertement, soit secrètement, au libre développement de l’esprit du gouvernement, n’existaient pas. La noblesse ne s’y voyait presque point, ou du moins elle y avait perdu presque toutes ses racines ; l’Église n’y avait plus sa position dominante ; les traditions féodales y étaient perdues ou obscurcies ; le pouvoir judiciaire n’y était plus enraciné dans de vieilles institutions et de vieilles mœurs. Rien n’y empêchait le pouvoir central de s’y abandonner à tous ses penchants naturels et de façonner toutes les lois suivant l’esprit qui l’animait lui-même. Au Canada, donc, pas l’ombre d’institutions municipales ou provinciales, aucune force collective autorisée, aucune initiative individuelle permise. Un intendant ayant une position bien autrement prépondérante que celle qu’avaient ses pareils en France ; une administration se mêlant encore de bien plus de choses que dans la métropole, et voulant de même faire de tout Paris, malgré les dix-huit cents lieues qui l’en séparent ; n’adoptant jamais les grands principes qui peuvent rendre une colonie peuplée et prospère, mais, en revanche, employant toutes sortes de petits procédés artificiels et de petites tyrannies réglementaires pour accroître et répandre la population : culture obligatoire, tous les procès naissant de la concession des terres retirés aux tribunaux et remis au jugement de l’administration seule, nécessité de cultiver d’une certaine manière, obligation de se fixer dans certains lieux plutôt que dans d’autres, etc., cela se passe sous Louis XIV  ; ces édits sont contre-signés Colbert. On se croirait déjà en pleine centralisation moderne, et en Algérie. Le Canada est en effet l’image fidèle de ce qu’on a toujours vu là. Des deux côtés on se trouve en présence de cette administration presque aussi nombreuse que la population, prépondérante, agissante, réglementante, contraignante, voulant prévoir tout, se chargeant de tout, toujours plus au courant des intérêts de l’administré qu’il ne l’est lui-même, sans cesse active et stérile.

Aux États-Unis, le système de décentralisation des Anglais s’outre, au contraire : les communes deviennent des municipalités presque indépendantes, des espèces de républiques démocratiques. L’élément républicain, qui forme comme le fond de la constitution et des mœurs anglaises, se montre sans obstacles et se développe. L’administration proprement dite fait peu de choses en Angleterre, et les particuliers font beaucoup ; en Amérique, l’administration ne se mêle plus de rien, pour ainsi dire, et les individus en s’unissant font tout. L’absence des classes supérieures, qui rend l’habitant du Canada encore plus soumis au gouvernement que ne l’était, à la même époque, celui de France, rend celui des provinces anglaises de plus en plus indépendant du pouvoir.

Dans les deux colonies, on aboutit à l’établissement d’une société entièrement démocratique ; mais ici, aussi longtemps, du moins, que le Canada reste à la France, l’égalité se mêle au gouvernement absolu ; là, elle se combine avec la liberté. Et, quant aux conséquences matérielles des deux méthodes coloniales, on sait qu’en 1763, époque de la conquête, la population du Canada était de 60.000 âmes, et la population des provinces anglaises de 3.000.000.



Exemple, entre bien d’autres, des règlements généraux que le conseil d’État fait sans cesse, lesquels ont force de loi dans toute la France et créent des délits spéciaux dont les tribunaux administratifs sont les seuls juges.


Je prends les premiers que je trouve sous ma main. Arrêt du conseil, du 29 avril 1779, qui établit qu’à l’avenir, dans tout le royaume, les laboureurs et marchands de moutons auront à marquer leurs moutons d’une certaine manière, sous peine de 500 livres d’amende ; enjoint Sa Majesté aux intendants de tenir la main à l’exécution du présent arrêt, est-il dit ; d’où résulte que c’est à l’intendant à prononcer la peine de la contravention. Autre exemple : arrêt du conseil, 21 décembre 1778, qui défend aux rouliers et voituriers d’entreposer les marchandises dont ils sont chargés, à peine de 300 livres d’amende ; enjoint Sa Majesté au lieutenant-général de police et aux intendants d’y tenir la main.



L’assemblée provinciale de la haute Guyenne demande à grands cris l’établissement de nouvelles brigades de maréchaussée, absolument comme, de nos jours, le conseil général de l’Aveyron ou du Lot réclame sans doute l’établissement de nouvelles brigades de gendarmerie. Toujours la même idée : la gendarmerie, c’est l’ordre, et l’ordre ne peut venir avec le gendarme que du gouvernement. Le rapport ajoute : « On se plaint tous les jours qu’il n’y a aucune police dans les campagnes (comment y en aurait-il ? le noble ne se mêle de rien, le bourgeois est en ville, et la communauté, représentée par un paysan grossier, n’a, d’ailleurs, aucun pouvoir), et il faut convenir que, si on en excepte quelques cantons dans lesquels des seigneurs justes et bienfaisants se servent de l’ascendant que leur situation leur donne sur leurs vassaux pour prévenir ces voies de fait auxquelles les habitants des campagnes sont naturellement portés par la grossièreté de leurs mœurs et la dureté de leur caractère, il n’existe partout ailleurs presque aucun moyen de contenir ces hommes ignorants, grossiers et emportés. »

Voilà la manière dont les nobles de l’assemblée provinciale souffraient qu’on parlât d’eux-mêmes, et dont les membres du tiers-état, qui formaient à eux seuls la moitié de l’assemblée, parlaient du peuple dans des documents publics !



Les bureaux de tabac étaient aussi recherchés sous l’ancien régime qu’à présent. Les gens les plus notables les sollicitaient pour leurs créatures. J’en trouve qui sont donnés à la recommandation de grandes dames ; il y en a qu’on donne à la sollicitation d’archevêques.



Cette extinction de toute vie publique locale avait alors dépassé tout ce qu’on peut croire. Un des chemins qui conduisaient du Maine en Normandie était impraticable. Qui demande qu’on le répare ? La généralité de Touraine, qu’il traverse ? la province de Normandie ou celle du Maine, si intéressées au commerce des bestiaux, qui suit cette voie ? quelque canton enfin particulièrement lésé par le mauvais état de cette route ? La généralité, la province, les cantons sont sans voix. Il faut que les marchands qui suivent ce chemin et qui s’y embourbent se chargent eux-mêmes d’attirer de ce côté les regards du gouvernement central. Ils écrivent à Paris au contrôleur-général, et le prient de leur venir en aide.



Importance plus ou moins grande des rentes ou redevances seigneuriales, suivant les provinces.


Turgot dit dans ses Œuvres : « Je dois faire observer que ces sortes de redevances sont d’une tout autre importance dans la plupart des provinces riches, telles que la Normandie, la Picardie et les environs de Paris. Dans ces dernières, la principale richesse consiste dans le produit même des terres qui sont réunies en grands corps de fermes, et dont les propriétaires retirent de gros loyers. Les rentes seigneuriales des plus grandes terres n’y forment qu’une très-modique portion du revenu, et cet article est presque regardé comme honorifique. Dans les provinces les moins riches et cultivées d’après des principes différents, les seigneurs et gentilshommes ne possèdent presque point de terres à eux ; les héritages, qui sont extrêmement divisés, sont chargés de très-grosses rentes en grains, dont tous les co-tenanciers sont tenus solidairement. Ces rentes absorbent souvent le plus clair du produit des terres, et le revenu des seigneurs en est presque entièrement composé.



Influence anticaste de la discussion commune des affaires.


On voit par les travaux peu importants des sociétés d’agriculture du dix-huitième siècle l’influence anticaste qu’avait la discussion commune sur des intérêts communs. Quoique ces réunions aient lieu trente ans avant la Révolution, en plein ancien régime, et qu’il ne s’agisse que de théories, par cela seulement qu’on y débat des questions dans lesquelles les différentes classes se sentent intéressées et qu’elles discutent ensemble, on y sent aussitôt le rapprochement et le mélange des hommes, on voit les idées de réformes raisonnables s’emparer des privilégiés comme des autres, et cependant il ne s’agit que de conservation et d’agriculture.

Je suis convaincu qu’il n’y avait qu’un gouvernement ne cherchant jamais sa force qu’en lui-même, et prenant toujours les hommes à part, comme celui de l’ancien régime, qui eût pu maintenir l’inégalité ridicule et insensée qui existait en France au moment de la Révolution ; le plus léger contact du self-government l’aurait profondément modifiée et rapidement transformée ou détruite.



Les libertés provinciales peuvent subsister quelque temps sans que la liberté nationale existe, quand ces libertés sont anciennes, mêlées aux habitudes, aux mœurs et aux souvenirs, et que le despotisme, au contraire, est nouveau ; mais il est déraisonnable de croire qu’on puisse, à volonté, créer des libertés locales, ou même les maintenir longtemps, quand on supprime la liberté générale.



Turgot, dans un Mémoire au roi, résume de cette façon, qui me paraît très-exacte, quelle était l’étendue vraie des privilèges des nobles en matière d’impôt :

« 1o Les privilégiés peuvent faire valoir en exemption de toute imposition taillable une ferme de quatre charrues, qui porte ordinairement, dans les environs de Paris, 2,000 francs d’imposition.

» 2o Les mêmes privilégiés ne payent absolument rien pour les bois, prairies, vignes, étangs, ainsi que pour les terres encloses qui tiennent à leurs châteaux, de quelque étendue qu’elles soient. Il y a des cantons dont la principale production est en prairies ou en vignes ; alors le noble qui fait régir ses terres s’exempte de toute imposition, qui retombe à la charge du taillable ; second avantage qui est immense. »



Privilège indirect en fait d’impôts. — Différence dans la perception, lors même que la taxe est commune.


Turgot fait également de ceci une peinture que j’ai lieu de croire exacte, d’après les pièces :

« Les avantages indirects des privilégiés en matière de capitation sont très-grands. La capitation est une imposition arbitraire de sa nature ; il est impossible de la répartir sur la totalité des citoyens autrement qu’à l’aveugle. On a jugé plus commode de prendre pour base les rôles de la taille, qu’on a trouvés tout faits. On a fait un rôle particulier pour les privilégiés ; mais, comme ceux-ci se défendent et que les taillables n’ont personne qui parle pour eux, il est arrivé que la capitation des premiers s’est réduite peu à peu, dans les provinces, à un objet excessivement modique, tandis que la capitation des seconds est presque égale au principal de la taille. »



Autre exemple de l’inégalité de perception dans une taxe commune.


On sait que dans les impôts locaux la taxe était levée sur tout le monde ; « lesquelles sommes, disent les arrêts du conseil qui autorisent ces sortes de dépenses, seront levées sur tous les justiciables, exempts ou non exempts, privilégiés ou non privilégiés, sans aucune exception, conjointement avec la capitation, ou au marc le franc d’icelle. »

Remarquez que, comme la capitation du taillable, assimilée à la taille, s’élevait comparativement toujours plus haut que la capitation du privilégié, l’inégalité se retrouvait sous la forme même qui semblait le plus l’exclure.



Même sujet.


Je trouve dans un projet d’édit de 1764, qui tend à créer l’égalité de l’impôt, toutes sortes de dispositions qui ont pour but de conserver une position à part aux privilégiés dans la perception ; j’y remarque, entre autres, que toutes les mesures dont l’objet est de déterminer, en ce qui les concerne, la valeur de la matière imposable, ne peuvent être prises qu’en leur présence ou en celle de leurs fondés de pouvoirs.



Comment le gouvernement reconnaissait lui-même que les privilégiés étaient favorisés dans la perception, lors même que la taxe était commune.


« Je vois, écrit le ministre de 1766, que la partie des impositions dont la perception est toujours la plus difficile, consiste dans ce qui est dû par les nobles et privilégiés, à cause des ménagements que les percepteurs des tailles se croient obligés d’observer à leur égard, au moyen de quoi il subsiste sur leur capitation et leurs vingtièmes (les impôts qui leur étaient communs avec le peuple) des restes très-anciens et beaucoup trop considérables. »



On trouve, dans le Voyage d’Arthur Young en 89, un petit tableau où cet état des deux sociétés est si agréablement peint et si bien encadré, que je ne puis résister au désir de le placer ici.

Young, traversant la France au milieu de la première émotion que causait la prise de la Bastille, est arrêté dans un certain village par une troupe de peuple qui, ne lui voyant pas de cocarde, veut le conduire en prison. Pour se tirer d’affaire, il imagine de leur faire ce petit discours :

« Messieurs, dit-il, on vient de dire que les impôts doivent être payés comme auparavant. Les impôts doivent être payés, assurément, mais non pas comme auparavant. Il faut les payer comme en Angleterre. Nous avons beaucoup de taxes que vous n’avez point ; mais le tiers-état, le peuple, ne les paye pas ; elles ne portent que sur le riche. Chez nous, chaque fenêtre paye ; mais celui qui n’a que six fenêtres à sa maison ne paye rien. Un seigneur paye les vingtièmes et les tailles ; mais le petit propriétaire d’un jardin ne paye rien. Le riche paye pour ses chevaux, ses voitures, ses valets ; il paye même pour avoir la liberté de tirer ses propres perdrix ; le petit propriétaire reste étranger à toutes ces taxes. Bien plus ! nous avons en Angleterre une taxe que paye le riche pour venir au secours du pauvre. Donc, s’il faut continuer à payer des taxes, il faut les payer autrement. La méthode anglaise vaut bien mieux.

» Comme mon mauvais français, ajoute Young, allait assez de pair avec leur patois, ils m’entendirent très-bien ; il n’y eut pas un mot de ce discours auquel ils ne donnassent leur approbation, et ils pensèrent que je pouvais bien être brave homme, ce que je confirmai en criant : Vive le tiers ! Ils me laissèrent alors passer avec un hourra. »



L’église de X., élection de Chollet, tombait en ruines ; il s’agissait de la réparer suivant le mode indiqué par l’arrêt de 1684 (16 déc.), c’est-à-dire à l’aide d’un impôt levé sur tous les habitants. Lorsque des collecteurs veulent lever cet impôt, le marquis de X., seigneur de la paroisse, déclare que, comme il se charge à lui seul de réparer le chœur, il ne veut pas participer à l’impôt ; les autres habitants répliquent, avec beaucoup de raison, que, comme seigneur et comme gros décimateur (il possédait sans doute les dîmes inféodées), il est obligé à réparer seul le chœur ; que, par conséquent, cette réparation ne peut le soustraire à la charge commune. Sur quoi intervient une ordonnance de l’intendant qui déclare le marquis mal fondé et autorise la poursuite des collecteurs. Il y a au dossier plus de dix lettres de ce marquis, toutes plus pressantes les unes que les autres, demandant à grands cris que le reste de la paroisse paye à sa place, et daignant, pour l’obtenir, traiter l’intendant de monseigneur et même le supplier.



Exemple de la manière dont le gouvernement de l’ancien régime respectait les droits acquis, les contrats formels et les libertés des villes ou des associations.


Déclaration du roi qui « suspend en temps de guerre le remboursement de tous les emprunts faits par les villes, bourgs, collèges, communautés, administrations des hôpitaux, maisons de charité, communautés d’arts et métiers et autres, qui s’acquittent et se remboursent par le produit des octrois ou droits par nous concédés, est-il dit dans la déclaration, à l’effet desdits emprunts, les intérêts continuant à courir. »

C’est non-seulement la suspension du remboursement à l’époque indiquée dans le contrat fait avec les créanciers, mais encore une atteinte portée au gage donné pour répondre de la créance. Jamais de pareilles mesures, qui fourmillent dans l’ancien régime, n’auraient été praticables sous un gouvernement surveillé par la publicité ou par des assemblées. Qu’on compare cela avec ce qui s’est toujours passé pour ces sortes de choses en Angleterre et même en Amérique. Le mépris du droit est aussi flagrant ici que le mépris pour les libertés locales.



Le cas cité ici dans le texte est loin d’être le seul où les privilégiés aperçussent que le droit féodal qui pesait sur le paysan les atteignait eux-mêmes. Voici ce que disait, trente ans avant la Révolution, une société d’agriculture composée tout entière de privilégiés :

« Les rentes inamortissables, soit foncières, soit féodales, affectées sur les fonds de terre, quand elles sont un peu considérables, deviennent si onéreuses au débiteur, qu’elles causent sa ruine et successivement celle du fonds même. Il est forcé de le négliger, ne pouvant trouver la ressource de faire des emprunts sur un fonds trop chargé, ni d’acquéreurs, s’il veut vendre. Si ces rentes étaient amortissables, ce rentier ruiné ne manquerait pas d’occasions d’emprunter pour amortir, ni d’acquéreurs en état de rembourser le fonds et la rente. On est toujours aise d’entretenir et d’améliorer un bien libre dont on se croit paisible possesseur. Ce serait procurer un grand encouragement à l’agriculture que de trouver des moyens praticables pour rendre amortissables ces sortes de rentes. Beaucoup de seigneurs de fiefs, persuadés de cette vérité, ne se feraient pas prier pour se prêter à ces sortes d’arrangements. Il serait donc bien intéressant de trouver et d’indiquer des moyens praticables pour parvenir à faire cet affranchissement des rentes foncières. »



Toutes les fonctions publiques, même celles d’agent des fermes, étaient rétribuées par des immunités d’impôts, privilèges qui leur avaient été accordés par l’ordonnance de 1681. Dans une lettre adressée au ministre de 1782 par un intendant, il est dit : « Parmi les privilégiés, il n’y a pas de classe aussi nombreuse que celle des employés des gabelles, des traites, des domaines, des postes, des aides, et autres régies de toute espèce. Il est peu de paroisses où il n’en existe, et l’on en voit dans plusieurs jusqu’à deux ou trois. »

Il s’agissait de détourner le ministre de proposer au conseil un arrêt pour étendre l’immunité d’impôt aux employés et domestiques de ces agents privilégiés, immunités dont les fermiers-généraux, dit l’intendant, ne cessent de demander l’extension, afin de se dispenser de payer ceux auxquels on les accorde.



Les offices n’étaient pas absolument inconnus ailleurs. En Allemagne, quelques petits princes en avaient introduit plusieurs, mais en petit nombre et dans des parties peu importantes de l’administration publique. Le système n’était suivi en grand qu’en France.



Il ne faut pas s’étonner, quoique cela paraisse fort étrange et le soit en effet, de voir dans l’ancien régime des fonctionnaires publics, dont plusieurs appartiennent à l’administration proprement dite, plaider en Parlement pour savoir quelle est la limite de leurs différents pouvoirs. Cela s’explique lorsque l’on pense que toutes ces questions, en même temps qu’elles étaient des questions d’administration publique, étaient aussi des questions de propriété privée. Ce qu’on prend ici pour un empiétement du pouvoir judiciaire n’était qu’une conséquence de la faute que le gouvernement avait commise en mettant les fonctions publiques en office. Les places étant tenues en office et chaque fonctionnaire étant rétribué en raison des actes qu’il faisait, on ne pouvait changer la nature de la fonction sans léser un droit qui avait été acheté du prédécesseur. Exemple entre mille : le lieutenant-général de police du Mans soutient un long procès contre le bureau de finances de cette ville, pour prouver que, ayant la police des rues, il doit être chargé de faire tous les actes relatifs à leur pavage et toucher le prix de ces actes. À quoi le bureau repart que le pavage des rues lui est attribué par le titre même de sa commission. Ce n’est pas, cette fois, le conseil du roi qui décide ; comme il s’agit principalement de l’intérêt du capital engagé dans l’acquisition de l’office, c’est le Parlement qui prononce. L’affaire administrative s’est transformée en procès civil.



Analyse des cahiers de la noblesse en 1789.


La Révolution française est, je crois, la seule au commencement de laquelle les différentes classes aient pu donner séparément un témoignage authentique des idées qu’elles avaient conçues et faire connaître les sentiments qui les animaient avant que cette révolution même n’eût dénaturé ou modifié ces sentiments et ces idées. Ce témoignage authentique fut consigné, comme chacun sait, dans les cahiers que les trois ordres dressèrent en 1789. Ces cahiers ou mémoires furent rédigés en pleine liberté, au milieu de la publicité la plus grande, par chacun des ordres qu’ils concernaient ; ils furent longtemps discutés entre les intéressés et mûrement réfléchis par leurs rédacteurs ; car le gouvernement de ce temps-là, quand il s’adressait à la nation, ne se chargeait pas de faire tout à la fois la demande et la réponse. À l’époque où les cahiers furent dressés, on en réunit les parties principales en trois volumes imprimés qu’on voit dans toutes les bibliothèques. Les originaux sont déposés aux archives nationales, et avec eux se trouvent les procès-verbaux des assemblées qui les rédigèrent, et, en partie, la correspondance qui eut lieu, à la même époque, entre M. Necker et ses agents, à propos de ces assemblées. Cette collection forme une longue série de tomes in-folio. C’est le document le plus sérieux qui nous reste de l’ancienne France, et celui que doivent sans cesse consulter ceux qui veulent savoir quel était l’état d’esprit de nos pères au moment où la Révolution éclata.

Je pensais que peut-être l’extrait imprimé en trois volumes, dont il est question plus haut, avait été l’œuvre d’un parti et ne reproduisait pas exactement le caractère de cette immense enquête ; mais, en comparant l’un à l’autre, j’ai trouvé la plus grande ressemblance entre le grand tableau et la copie réduite [ Résumé Général ou Extrait des Cahiers de Pouvoirs, Instructions, Demandes et Doléances, remis par les divers Bailliages, Sénéchaussées et pays d’États du Royaume, à leurs Députés à l’Assemblée des États Généraux, ouverts à Versailles le 4 mai 1789 par Une Société de Gens de Lettres, 3 tomes, 1789. (Note de J.-P. Mayer.) ].

L’extrait des cahiers de la noblesse que je donne ici fait connaître au vrai le sentiment de la grande majorité de cet ordre. On y voit clairement ce que celle-ci voulait obstinément retenir des anciens privilèges, ce qu’elle était peu éloignée d’en céder, ce qu’elle offrait elle-même d’en sacrifier. On y découvre surtout en plein l’esprit qui l’animait tout entière alors à l’égard de la liberté politique. Curieux et triste tableau !

Droits individuels. Les nobles demandent, avant tout, qu’il soit fait une déclaration explicite des droits qui appartiennent à tous les hommes, et que cette déclaration constate leur liberté et assure leur sûreté.

Liberté de la personne. Ils désirent qu’on abolisse la servitude de la glèbe là où elle existe encore, et qu’on cherche les moyens de détruire la traite et l’esclavage des nègres ; que chacun soit libre de voyager ou de fixer sa demeure où il le veut, soit au dedans, soit au dehors du royaume, sans qu’il puisse être arrêté arbitrairement ; qu’on réforme l’abus des règlements de police et que la police soit dorénavant entre les mains des juges, même en cas d’émeute ; que personne ne puisse être arrêté et jugé que par ses juges naturels ; qu’en conséquence, les prisons d’État et autres lieux de détention illégaux soient supprimés. Quelques-uns demandent la démolition de la Bastille. La noblesse de Paris insiste notamment sur ce point.

Toutes lettres closes ou de cachet doivent être prohibées. — Si le danger de l’État rend nécessaire l’arrestation d’un citoyen sans qu’il soit livré immédiatement aux cours ordinaires de justice, il faut prendre des mesures pour empêcher les abus, soit en donnant communication de la détention au conseil d’État, ou de toute autre manière.

La noblesse veut que toutes les commissions particulières, tous les tribunaux d’attribution ou d’exception, tous les privilèges de committimus, arrêts de surséance, etc., soient abolis, et que les peines les plus sévères soient portées contre ceux qui ordonneraient ou mettraient à exécution un ordre arbitraire ; que, dans la juridiction ordinaire, la seule qui doive être conservée, on prenne les mesures nécessaires pour assurer la liberté individuelle, surtout en ce qui concerne le criminel ; que la justice soit rendue gratuitement et les juridictions inutiles supprimées. « Les magistrats sont établis pour le peuple, et non les peuples pour les magistrats, » dit-on dans un cahier. On demande même qu’il soit établi dans chaque bailliage un conseil et des défenseurs gratuits pour les pauvres, que l’instruction soit publique, et que la liberté soit donnée aux plaideurs de se défendre eux-mêmes ; que, dans les matières criminelles, l’accusé soit pourvu d’un conseil, et que, dans tous les actes de la procédure, le juge soit assisté d’un certain nombre de citoyens de l’ordre de celui qui est accusé, lesquels seront chargés de prononcer sur le fait du crime ou délit du prévenu : on renvoie à cet égard à la constitution d’Angleterre ; que les peines soient proportionnées aux délits, et qu’elles soient égales pour tous ; que la peine de mort soit rendue plus rare, et tous les supplices corporels, questions, etc., supprimés ; qu’enfin le sort des prisonniers soit amélioré, et surtout celui des prévenus.

Suivant les cahiers, on doit chercher les moyens de faire respecter la liberté individuelle dans l’enrôlement des troupes de terre et de mer. Il faut permettre de convertir l’obligation du service militaire en prestations pécuniaires, ne procéder au tirage qu’en présence d’une députation des trois ordres réunis, enfin combiner les devoirs de la discipline et de la subordination militaire avec les droits du citoyen et de l’homme libre. Les coups de plat de sabre seront supprimés.

Liberté et inviolabilité de la propriété. On demande que la propriété soit inviolable et qu’il ne puisse y être porté atteinte que pour cause d’utilité publique indispensable. Dans ce cas, le gouvernement devra donner une indemnité d’un prix élevé et sans délai. La confiscation doit être abolie.

Liberté du commerce, du travail et de l’industrie. La liberté de l’industrie et du commerce doit être assurée. En conséquence, on supprimera les maîtrises et autres privilèges accordés à certaines compagnies  ; on reportera les lignes de douanes aux frontières.

Liberté de religion. La religion catholique sera la seule dominante en France ; mais il sera laissé à chacun la liberté de conscience, et on réintégrera les non-catholiques dans leur état civil et dans leurs propriétés.

Liberté de la presse, inviolabilité des secrets de la poste. La liberté de la presse sera assurée, et une loi fixera d’avance les restrictions qui peuvent y être apportées dans l’intérêt général. On ne doit être assujetti aux censures ecclésiastiques que pour les livres traitant du dogme ; pour le reste, il suffit de prendre les précautions nécessaires afin de connaître les auteurs et imprimeurs. Plusieurs demandent que les délits de la presse ne puissent être soumis qu’au jugement des jurés.

Les cahiers insistent surtout, et unanimement, pour que l’on respecte inviolablement les secrets confiés à la poste, de manière, dit-on, que les lettres ne puissent devenir un titre ou un moyen d’accusation. L’ouverture des lettres, disent-ils crûment, est le plus odieux espionnage, puisqu’il consiste dans la violation de la foi publique.

Enseignement, éducation. Les cahiers de la noblesse se bornent à demander qu’on s’occupe activement de favoriser l’éducation, qu’on l’étende aux villes et aux campagnes, et qu’on la dirige d’après des principes conformes à la destination présumée des enfants ; que surtout on donne à ceux-ci une éducation nationale en leur apprenant leurs devoirs et leurs droits de citoyen. Ils veulent même qu’on rédige pour eux un catéchisme où seraient mis à leur portée les points principaux de la constitution. Du reste, ils n’indiquent pas les moyens à employer pour faciliter et pour répandre l’instruction ; ils se bornent à réclamer des établissements d’éducation pour les enfants de la noblesse indigente.

Soins qu’il faut prendre du peuple. Un grand nombre de cahiers insistent pour que plus d’égards soient montrés au peuple. Plusieurs réclament contre l’abus des règlements de police, qui, disent-ils, traînent habituellement, arbitrairement et sans jugement régulier, dans les prisons, maisons de force, etc., une foule d’artisans et de citoyens utiles, souvent pour des fautes ou même de simples soupçons, ce qui est une atteinte à la liberté naturelle. Tous les cahiers demandent que la corvée soit définitivement abolie. La majorité des bailliages désire qu’on permette le rachat des droits de banalité et de péage. Un grand nombre demande qu’on rende moins pesante la perception de plusieurs droits féodaux et l’abolition du droit de franc-fief. Le gouvernement est intéressé, dit un cahier, à faciliter l’achat et la vente des terres. Cette raison est précisément celle qu’on va donner pour abolir d’un seul coup tous les droits seigneuriaux et mettre en vente les biens de mainmorte. Beaucoup de cahiers veulent qu’on rende le droit de colombier moins préjudiciable à l’agriculture. Quant aux établissements destinés à conserver le gibier du roi, connus sous le nom de capitaineries, ils en demandent l’abolition immédiate, comme attentatoires au droit de propriété. Ils veulent qu’on substitue aux impôts actuels des taxes d’une perception moins onéreuse au peuple.

La noblesse demande qu’on cherche à répandre l’aisance et le bien-être dans les campagnes ; qu’on établisse des filatures et tissages d’étoffes grossières dans les villages pour occuper les gens de la campagne pendant la saison morte ; qu’on crée dans chaque bailliage des greniers publics sous l’inspection des administrations provinciales, pour prévenir les disettes et maintenir le prix des denrées à un certain taux ; qu’on cherche à perfectionner l’agriculture et à améliorer le sort des campagnes ; qu’on augmente les travaux publics, et particulièrement qu’on s’occupe de dessécher les marais et de prévenir les inondations, etc. ; qu’enfin on distribue dans toutes les provinces des encouragements au commerce et à l’agriculture.

Les cahiers voudraient qu’on répartît les hôpitaux en petits établissements créés dans chaque district, que l’on supprimât les dépôts de mendicité et qu’on les remplaçât par des ateliers de charité ; qu’on établit des caisses de secours sous la direction des états provinciaux, et que des chirurgiens, médecins et sages-femmes fussent distribués dans les arrondissements, aux frais des provinces, pour soigner gratuitement les pauvres ; que, pour le peuple, la justice fût toujours gratuite  ; qu’enfin on songeât à créer des établissements pour les aveugles, sourds et muets, enfants trouvés, etc.

Du reste, en toutes ces matières, l’ordre de la noblesse se borne, en général, à exprimer ses désirs de réformes sans entrer dans de grands détails d’exécution. On voit qu’il a moins vécu que le bas clergé au milieu des classes inférieures, et que, moins en contact avec leur misère, il a moins réfléchi aux moyens d’y remédier.

De l’admissibilité aux fonctions publiques, de la hiérarchie des rangs et des privilèges honorifiques de la noblesse. C’est surtout, ou plutôt c’est seulement en ce qui concerne la hiérarchie des rangs et la différence des conditions que la noblesse s’écarte de l’esprit général des réformes demandées, et que, tout en faisant quelques concessions importantes, elle se rattache aux principes de l’ancien régime. Elle sent qu’elle combat ici pour son existence même. Ses cahiers demandent donc avec instance le maintien du clergé et de la noblesse comme ordres distinctifs. Ils désirent même qu’on cherche les moyens de conserver dans toute sa pureté l’ordre de la noblesse ; qu’ainsi il soit défendu d’acquérir le titre de gentilhomme à prix d’argent, que ce titre ne soit plus attribué à certaines places, qu’on ne l’obtienne qu’en le méritant par de longs et utiles services rendus à l’État. Ils souhaitent que l’on recherche et qu’on poursuive les faux nobles. Tous les cahiers enfin insistent pour que la noblesse soit maintenue dans tous ses honneurs. Quelques-uns veulent qu’on donne aux gentilshommes une marque distinctive qui les fasse extérieurement reconnaître.

On ne saurait rien imaginer de plus caractéristique qu’une pareille demande et de plus propre à montrer la parfaite similitude qui existait déjà entre le noble et le roturier, en dépit de la différence des conditions. En général, dans ses cahiers, la noblesse, qui se montre assez coulante sur plusieurs de ses droits utiles, s’attache avec une ardeur inquiète à ses privilèges honorifiques. Elle veut conserver tous ceux qu’elle possède, et voudrait pouvoir en inventer qu’elle n’a jamais eus, tant elle se sent déjà entraînée dans les flots de la démocratie et redoute de s’y dissoudre. Chose singulière ! elle a l’instinct de ce péril, et elle n’en a pas la perception.

Quant à la distribution des charges, les nobles demandent que la vénalité des offices soit supprimée pour les places de magistrature ; que, quand il s’agit de ces sortes de places, tous les citoyens puissent être présentés par la nation au roi, et nommés par lui indistinctement, sauf les conditions d’âge et de capacité. Pour les grades militaires, la majorité pense que le tiers état n’en doit pas être exclu, et que tout militaire qui aura bien mérité de la patrie est en droit d’arriver jusqu’aux places les plus éminentes. « L’ordre de la noblesse n’approuve aucune des lois qui ferment l’entrée des emplois militaires à l’ordre du tiers état, » disent quelques cahiers ; seulement, les nobles veulent que le droit d’entrer comme officier dans un régiment sans avoir d’abord passé par les grades inférieurs soit réservé à eux seuls. Presque tous les cahiers demandent, du reste, que l’on établisse des règles fixes, et applicables à tout le monde, pour la distribution des grades de l’armée ; que ceux-ci ne soient pas entièrement laissés à la faveur, et que l’on arrive aux grades autres que ceux d’officier supérieur par droit d’ancienneté.

Quant aux fonctions cléricales, ils demandent qu’on rétablisse l’élection dans la distribution des bénéfices, ou qu’au moins le roi crée un comité qui puisse l’éclairer dans la répartition de ces bénéfices.

Ils disent enfin que désormais les pensions doivent être distribuées avec plus de discernement, qu’il convient qu’elles ne soient plus concentrées dans certaines familles, et que nul citoyen ne puisse avoir plus d’une pension, ni toucher les émoluments de plus d’une place à la fois ; que les survivances soient abolies.

Église et clergé. Quand il ne s’agit plus de ses droits et de sa constitution particulière, mais des privilèges et de l’organisation de l’Église, la noblesse n’y regarde plus de si près ; là, elle a les yeux fort ouverts sur les abus.

Elle demande que le clergé n’ait point de privilèges d’impôt et qu’il paye ses dettes sans les faire supporter à la nation  ; que les ordres monastiques soient profondément réformés. La majorité des cahiers déclare que ces établissements s’écartent de l’esprit de leur institution.

La majorité des bailliages veut que les dîmes soient rendues moins dommageables à l’agriculture ; il y en a même un grand nombre qui réclame leur abolition. « La plus forte partie des dîmes, dit un cahier, est perçue par ceux des curés qui s’emploient le moins à procurer au peuple des secours spirituels. On voit que le second ordre ménageait peu le premier dans ses remarques. Ils n’en agissent guère plus respectueusement à l’égard de l’Église elle-même. Plusieurs bailliages reconnaissent formellement aux États généraux le droit de supprimer certains ordres religieux et d’appliquer leurs biens à un autre usage. Dix-sept bailliages déclarent que les États généraux sont compétents pour régler la discipline. Plusieurs disent que les jours de fêtes sont trop multipliés, nuisent à l’agriculture et favorisent l’ivrognerie ; qu’en conséquence, il faut en supprimer un grand nombre, qu’on renverra au dimanche.

Droits politiques. Quant aux droits politiques, les cahiers reconnaissent à tous les Français le droit de concourir au gouvernement, soit directement, soit indirectement, c’est-à-dire le droit d’élire et d’être élu, mais en conservant la hiérarchie des rangs  ; qu’ainsi personne ne puisse nommer et être nommé que dans son ordre. Ce principe posé, le système de représentation doit être établi de manière à garantir à tous les ordres de la nation le moyen de prendre une part sérieuse à la direction des affaires.

Quant à la manière de voter dans l’assemblée des États généraux, les avis se partagent : la plupart veulent un vote séparé pour chaque ordre ; les uns pensent qu’il doit être fait exception à cette règle pour le vote de l’impôt ; d’autres, enfin, demandent que cela ait toujours lieu ainsi. « Les voix seront comptées par tête, et non par ordre, disent ceux-là, cette forme étant la seule raisonnable, et la seule qui puisse écarter et anéantir l’égoïsme de corps, source unique de tous nos maux ; rapprocher les hommes et les conduire au résultat que la nation a droit d’espérer d’une assemblée où le patriotisme et les grandes vertus seront fortifiés par les lumières. » Toutefois, comme cette innovation, faite trop brusquement, pourrait être dangereuse dans l’état actuel des esprits, plusieurs pensent qu’on ne doit l’adopter qu’avec précaution, et qu’il faut que l’assemblée juge s’il ne serait pas plus sage de remettre le vote par tête aux États généraux suivants. Dans tous les cas, la noblesse demande que chaque ordre puisse conserver la dignité qui est due à tout Français  ; qu’en conséquence, on abolisse les formes humiliantes auxquelles le tiers état était assujetti dans l’ancien régime, par exemple, de se mettre à genoux, « le spectacle d’un homme à genoux devant un autre blessant la dignité humaine, et annonçant, entre des êtres égaux par la nature, une infériorité incompatible avec leurs droits essentiels, » dit un cahier.

Du système à établir dans la forme du gouvernement, et des principes de la constitution. Quant à la forme du gouvernement, la noblesses demande le maintien de la constitution monarchique, la conservation dans la personne du roi des pouvoirs législatif, judiciaire et exécutif, mais, en même temps, l’établissement des lois fondamentales destinées à garantir les droits de la nation dans l’exercice de ses pouvoirs.

En conséquence, les cahiers proclament tous que la nation a le droit de s’assembler en États généraux, composés d’un nombre de membres assez grand pour assurer l’indépendance de l’assemblée. Ils désirent que ces États se réunissent désormais à des époques périodiques fixes, ainsi qu’à chaque nouvelle succession au trône, sans qu’il y ait jamais besoin de lettres de convocation. Beaucoup de bailliages déclarent même qu’il serait à souhaiter que cette assemblée fût permanente. Si la convocation des États généraux n’avait pas lieu dans le délai indiqué par la loi, on aurait le droit de refuser l’impôt. Un petit nombre veut que, pendant l’intervalle qui sépare une tenue d’États de l’autre, il soit établi une commission intermédiaire chargée de surveiller l’administration du royaume ; mais la généralité des cahiers s’oppose formellement à l’établissement de cette commission, en déclarant qu’une telle commission serait tout à fait contraire à la constitution. La raison qu’ils en donnent est curieuse : ils craignent qu’une si petite assemblée restée en présence du gouvernement ne se laisse séduire par les instigations de celui-ci.

La noblesse veut que les ministres n’aient pas le droit de dissoudre l’assemblée, et qu’ils soient punis juridiquement lorsqu’ils en troublent l’ordre par leurs cabales ; qu’aucun fonctionnaire, aucune personne dépendante en quelque chose que ce soit du gouvernement ne puisse être député ; que la personne des députés soit inviolable, et qu’ils ne puissent, disent les cahiers, être poursuivis pour les opinions qu’ils auraient émises ; qu’enfin les séances de l’assemblée soient publiques, et que, pour convier davantage la nation à ses délibérations, elles soient répandues par la voie de l’imprimerie.

La noblesse demande unanimement que les principes qui doivent régler le gouvernement de l’État soient appliqués à l’administration des diverses parties du territoire ; qu’en conséquence, dans chaque province, dans chaque district, dans chaque paroisse, il soit formé des assemblées composées de membres librement élus et pour un temps limité.

Plusieurs cahiers pensent que les fonctions d’intendants et de receveurs généraux doivent être supprimées  ; tous estiment que désormais les assemblées provinciales doivent seules être chargées de répartir l’impôt et de surveiller les intérêts particuliers de la province. Ils entendent qu’il en soit de même des assemblées d’arrondissement et de celles des paroisses, lesquelles ne dépendront plus désormais que des états provinciaux.

Distinction des pouvoirs. Pouvoir législatif. Quant à la distinction des pouvoirs entre la nation assemblée et le roi, la noblesse demande qu’aucune loi ne puisse avoir d’effet qu’autant qu’elle aura été consentie par les États généraux et le roi, et transcrite sur le registre des cours chargées d’en maintenir l’exécution ; qu’aux États généraux appartient exclusivement d’établir et de fixer la quotité de l’impôt  ; que les subsides qui seront consentis ne puissent l’être que pour le temps qui s’écoulera d’une tenue d’états à l’autre ; que tous ceux qui auraient été perçus ou constitués sans le consentement des États soient déclarés illégaux, et que les ministres et percepteurs qui auraient ordonné et perçu de pareils impôts soient poursuivis comme concussionnaires ;

Qu’il ne puisse de même être consenti aucun emprunt sans le consentement des États généraux ; qu’il soit seulement ouvert un crédit fixé par les États, et dont le gouvernement pourra user en cas de guerre ou de grandes calamités, sauf à provoquer une convocation d’États généraux dans le plus bref délai ;

Que toutes les caisses nationales soient mises sous la surveillance des États ; que les dépenses de chaque département soient fixées par eux, et qu’il soit pris les mesures les plus sûres pour que les ressources votées ne puissent être excédées.

La plupart des cahiers désirent qu’on sollicite la suppression de ces impôts vexatoires, connus sous le nom de droits d’insinuation, centième denier, entérinements, réunis sous la dénomination de régie des domaines du roi. « La dénomination de régie suffirait seule pour blesser la nation, puisqu’elle annonce comme appartenant au roi des objets qui sont une partie réelle de la propriété des citoyens, » dit un cahier ; que tous les domaines qui ne seront pas aliénés soient mis sous l’administration des états provinciaux, et qu’aucune ordonnance, aucun édit bursal ne puisse être rendu que du consentement des trois ordres de la nation.

La pensée évidente de la noblesse est de conférer à la nation toute l’administration financière, soit dans le règlement des emprunts et impôts, soit dans la perception de ces impôts, par l’intermédiaire des assemblées générales et provinciales.

Pouvoir judiciaire. De même, dans l’organisation judiciaire, elle tend à faire dépendre, au moins en grande partie, la puissance des juges de la nation assemblée. C’est ainsi que plusieurs cahiers déclarent :

« Que les magistrats seront responsables du fait de leurs charges à la nation assemblée ; » qu’ils ne pourront être destitués qu’avec le consentement des États généraux ; qu’aucun tribunal ne pourra, sous quelque prétexte que ce soit, être troublé dans l’exercice de ses fonctions sans le consentement de ces états ; que les prévarications du tribunal de cassation, ainsi que celles des parlements, seront jugées par les États généraux. D’après la majorité des cahiers, les juges ne doivent être nommés par le roi que sur une présentation faite par le peuple.

Pouvoir exécutif. Quant au pouvoir exécutif, il est exclusivement réservé au roi ; mais on y met les limites nécessaires pour prévenir les abus.

Ainsi, quant à l’administration, les cahiers demandent que l’état des comptes des différents départements soit rendu public par la voie de l’imprimerie, et que les ministres soient responsables à la nation assemblée ; de même, que, avant d’employer les troupes à la défense extérieure, le roi fasse connaître ses intentions d’une manière précise aux États généraux. À l’intérieur, ces mêmes troupes ne pourront être employées contre les citoyens que sur la réquisition des États généraux. Le contingent des troupes devra être limité, et les deux tiers seulement, en temps ordinaire, resteront dans le second effectif. Quant aux troupes étrangères que le gouvernement pourra avoir à sa solde, il devra les écarter du centre du royaume et les envoyer sur les frontières.

Ce qui frappe le plus en lisant les cahiers de la noblesse, mais ce qu’aucun extrait ne saurait reproduire, c’est à quel point ces nobles sont bien de leur temps : ils en ont l’esprit, ils en emploient-très couramment la langue. Ils parlent des droits inaliénables de l’homme, des principes inhérents au pacte social. Quand il s’agit de l’individu, ils s’occupent d’ordinaire de ces droits, et quand il s’agit de la société, des devoirs de celle-ci. Les principes de la politique leur semblent aussi absolus que ceux de la morale, et les uns et les autres ont pour base commune la raison. Veulent-ils abolir les restes du servage, il s’agit d’effacer jusqu’aux dernières traces de la dégradation de l’espèce humaine. Ils appellent quelquefois Louis XVI un roi citoyen, et parlent à plusieurs reprises du crime de lèse-nation, qui va leur être si souvent imputé. À leurs yeux comme aux yeux de tous les autres, on doit tout se promettre de l’éducation publique, et c’est l’État qui doit la diriger. Les États généraux, dit un cahier, s’occuperont d’inspirer un caractère national par des changements dans l’éducation des enfants. Comme le reste de leurs contemporains, ils montrent un goût vif et continu pour l’uniformité de législation, excepté pourtant dans ce qui touche à l’existence des ordres. Ils veulent l’uniformité administrative, l’uniformité des mesures, etc., autant que le Tiers état ; ils indiquent toutes sortes de réformes, et ils entendent que ces réformes soient radicales. Suivant eux, tous les impôts sans exception doivent être abolis ou transformés ; tout le système de la justice changé, sauf les justices seigneuriales, qui ont seulement besoin d’être perfectionnées. Pour eux comme pour tous les autres Français, la France est un champ d’expériences, une espèce de ferme modèle en politique, où tout doit être retourné, tout essayé, si ce n’est un petit endroit où croissent leurs privilèges particuliers ; encore faut-il dire à leur honneur que celui-là même n’est guère épargné par eux.



Exemple du gouvernement religieux d’une province ecclésiastique au milieu du dix-huitième siècle.


1o L’archevêque ;

2o Sept vicaires généraux ;

3o Deux cours ecclésiastiques nommées officialités : l’une, appelée officialité métropolitaine, connaît des sentences des suffragants ; l’autre, appelée officialité diocésaine, connaît : 1o des affaires personnelles entre clercs ; 2o de la validité des mariages quant au sacrement.

Ce dernier tribunal est composé de trois juges. Il y a des notaires et des procureurs qui y sont attachés.

4o Deux tribunaux fiscaux.

L’un, appelé le bureau diocésain, connaît en premier ressort de toutes les affaires qui se rapportent aux impositions du clergé dans le diocèse. (On sait que le clergé s’imposait lui-même.) Ce tribunal, présidé par l’archevêque, est composé de six autres prêtres.

L’autre cour juge sur appel les causes qui ont été portées aux autres bureaux diocésains de la province ecclésiastique. Tous ces tribunaux admettent des avocats et entendent des plaidoiries.



Esprit du clergé dans les états et assemblées provinciales.


Ce que je dis ici dans le texte des états du Languedoc s’applique aussi bien aux assemblées provinciales réunies en 1779 et en 1787, notamment dans la haute Guyenne. Les membres du clergé, dans cette assemblée provinciale, sont parmi les plus éclairés, les plus actifs, les plus libéraux. C’est l’évêque de Rodez qui propose de rendre publics les procès-verbaux de l’assemblée.



Cette disposition libérale, en politique, des prêtres, qui se voit en 1789, n’était pas seulement produite par l’excitation du moment ; on la voit déjà paraître à une époque fort antérieure. Elle se montre notamment dans le Berry, dès 1779, par l’offre que fait le clergé de 68,000 livres de dons volontaires, à la seule condition que l’administration provinciale sera conservée.



Faites bien attention que la société politique était sans liens, mais que la société civile en avait encore. On était lié les uns aux autres dans l’intérieur des classes ; il restait même quelque chose du lien étroit qui avait existé entre la classe des seigneurs et le peuple. Quoique ceci se passât dans la société civile, la conséquence s’en faisait sentir indirectement dans la société politique ; les hommes ainsi liés formaient des masses irrégulières et inorganisées, mais réfractaires sous la main du pouvoir. La Révolution, ayant brisé ces liens sociaux sans établir à leur place de liens politiques, a préparé à la fois l’égalité et la servitude.



Exemple de la manière dont les tribunaux s’exprimaient à l’occasion de certains actes arbitraires.


D’un mémoire mis sous les yeux d’un contrôleur général, en 1781, par l’intendant de la généralité de Paris, il résulte qu’il était dans l’usage de cette généralité que les paroisses eussent deux syndics, l’un élu par les habitants dans une assemblée présidée par le subdélégué, l’autre choisi par l’intendant, et qui était le surveillant du premier. Dans la paroisse de Rueil, une querelle survint entre les deux syndics, le syndic élu ne voulant pas obéir au syndic choisi. L’intendant obtint de M. de Breteuil de faire mettre pour quinze jours à la Force le syndic élu, lequel fut, en effet, arrêté, puis destitué, et un autre mis à sa place. Là-dessus, le parlement, saisi à la requête du syndic emprisonné, commence une procédure, dont je n’ai pas trouvé la suite, où il dit que l’emprisonnement de l’appelant et son élection cassée ne peuvent être considérés que comme des actes arbitraires et despotiques. La justice était alors parfois mal embouchée !




Loin que les classes éclairées et aisées, sous l’ancien régime, fussent opprimées et asservies, on peut dire que toutes, en y comprenant la bourgeoisie, étaient souvent beaucoup trop libres de faire ce qui leur convenait, puisque le pouvoir royal n’osait pas empêcher leurs membres de se créer sans cesse une position à part, au détriment du peuple, et croyait presque toujours avoir besoin de leur livrer celui-ci pour obtenir leur bienveillance ou faire cesser leur mauvais vouloir. On peut dire que, dans le dix-huitième siècle, un Français appartenant à ces classes-là avait souvent beaucoup plus de facilité pour résister au gouvernement, et pour forcer celui-ci de le ménager, que n’en aurait eu un Anglais du même temps, dans la même situation. Le pouvoir se fût cru parfois obligé envers lui à plus de tempérament et à une marche plus timide que le gouvernement anglais ne s’y fût cru tenu vis-à-vis d’un sujet de la même catégorie : tant on a tort de confondre l’indépendance avec la liberté. Il n’y a rien de moins indépendant qu’un citoyen libre.



Raison qui forçait souvent, dans l’ancienne société, le gouvernement absolu à se modérer


Il n’y a guère que l’augmentation d’anciens impôts, et surtout que la création de nouveaux, qui puissent, dans les temps ordinaires, créer de grands embarras au gouvernement et émouvoir le peuple. Dans l’ancienne constitution financière de l’Europe, quand un prince avait des passions dépensières, quand il se jetait dans une politique aventureuse, quand il laissait introduire le désordre dans ses finances, ou bien encore lorsqu’il avait besoin d’argent pour se soutenir en gagnant beaucoup de gens par de gros profits ou par de gros salaires qu’on touchait sans les avoir gagnés, en entretenant de nombreuses armées, en faisant faire de grands travaux, etc., il lui fallait aussitôt recourir aux impôts : ce qui éveillait et agitait immédiatement toutes les classes, celle surtout qui fait les révolutions violentes, le peuple. Aujourd’hui, dans la même situation, on fait des emprunts dont l’effet immédiat est presque inaperçu, et dont le résultat final ne sera senti que par la génération suivante.



Je trouve comme exemple de ceci, entre bien d’autres, que les principaux domaines situés dans l’élection de Mayenne étaient affermés à des fermiers généraux, qui prenaient pour sous-fermiers de petits métayers misérables, qui n’avaient rien à eux, et à qui on fournissait jusqu’aux ustensiles les plus nécessaires. On comprend que de pareils fermiers généraux ne devaient pas ménager les fermiers ou débiteurs de l’ancien seigneur féodal qui les avait mis à sa place, et que, exercée par leurs mains, la féodalité put paraître souvent plus dure qu’au moyen âge.




Autre exemple.


Les habitants de Montbazon avaient porté à la taille les régisseurs du duché que possédait le prince de Rohan, quoique ces régisseurs n’exploitassent qu’en son nom. Ce prince (qui était sans doute fort riche) non-seulement fait cesser cet abus, comme il l’appelle, mais obtient de rentrer dans une somme de 5,544 livres 15 sous qu’on lui avait fait indûment payer et qui sera reportée sur les habitants.



Exemple de la manière dont les droits pécuniaires du clergé lui aliénaient le cœur de ceux que leur isolement aurait dû rapprocher de lui.


Le curé de Noisai prétend que les habitants sont obligés de réparer sa grange et son pressoir, et demande une imposition locale pour cela. L’intendant répond que les habitants ne sont tenus qu’à la réparation du presbytère ; la grange et le pressoir resteront à la charge de ce pasteur, plus préoccupé de sa ferme que de ses ouailles (1767).



On trouve dans un des mémoires envoyés en 1788 par des paysans, en réponse à une enquête que faisait une assemblée provinciale, mémoire écrit avec clarté et sur un ton modéré, ceci : « Aux abus de la perception de la taille se joint encore celui des garnisaires. Ils arrivent d’ordinaire cinq fois pendant le recouvrement de la taille. Ce sont le plus souvent des soldats invalides ou des suisses. Ils séjournent à chaque voyage quatre ou cinq jours sur la paroisse et sont taxés par le bureau de la recette des tailles à trente-six sous par jour. Quant à l’assiette des tailles, nous n’exposerons pas les abus de l’arbitraire trop connus, ni les mauvais effets qu’ont produits les rôles faits d’office par des officiers souvent incapables et presque toujours partiaux et vindicatifs. Ils ont été pourtant la source de troubles et de différends. Ils ont occasionné des procès très-dispendieux pour les plaideurs et très-avantageux aux sièges des élections. »



Supériorité des méthodes suivies dans les pays d’états, reconnue par les fonctionnaires du gouvernement central lui-même.


Dans une lettre confidentielle écrite le 3 juin 1772 par le directeur des impositions à l’intendant, il est dit : « Dans les pays d’états, l’imposition étant d’un tantième fixe, chaque contribuable y est assujetti et la paye réellement. On fait dans la répartition une augmentation sur ce tantième en proportion de l’augmentation demandée par le roi sur le total qui doit être fourni (1 million, par exemple, au lieu de 900,000 livres). C’est une opération simple, au lieu que, dans la généralité, la répartition est personnelle et, pour ainsi dire, arbitraire ; les uns payent ce qu’ils doivent, les autres ne payent que la moitié ; d’autres le tiers, le quart ou rien du tout. Comment donc assujettir l’imposition à un neuvième d’augmentation ? »



De la manière dont les privilégiés, au début, comprenaient les progrès de la civilisation par les chemins.


Le comte de X. se plaint, dans une lettre à l’intendant, du peu d’empressement qu’on met à établir une route qui l’avoisine. C’est, dit-il, la faute du subdélégué, qui ne met pas assez d’énergie dans ses fonctions et ne force pas les paysans à faire leurs corvées.



Prison arbitraire pour la corvée.


Exemple : on voit dans une lettre d’un grand prévôt, en 1748 : « J’avais ordonné hier d’emprisonner trois hommes, sur la réquisition de M. C., le sous-ingénieur, pour n’avoir pas satisfait à leur corvée. Sur quoi, il y eut émotion parmi les femmes du village, qui se sont écriées : « Voyez-vous ! on songe aux pauvres gens quand il s’agit de la corvée ; on ne s’en occupe point pour les faire vivre. »



Les ressources pour faire les chemins étaient de deux sortes : 1o la plus grande était la corvée pour tous les gros ouvrages qui n’exigeaient que du travail ; 2o la plus petite était tirée d’une imposition générale dont le produit était mis à la disposition des ponts et chaussées pour subvenir aux ouvrages d’art. Les privilégiés, c’est-à-dire les principaux propriétaires, plus intéressés que tous aux chemins, ne contribuaient point à la corvée, et, de plus, l’imposition des ponts et chaussées étant conjointe à la taille et levée comme elle, ces privilégiés en étaient encore exempts.



Exemple de corvée pour transporter des forçats.


On voit, par une lettre qu’adresse, en 1761, à l’intendant, un commissaire préposé à la police des chaînes, que les paysans étaient forcés de charrier en voiture les forçats, qu’ils le faisaient de très-mauvaise volonté, et qu’ils étaient souvent maltraités par les gardes-chiourmes, « attendu, dit le commissaire, que les gardes sont gens grossiers et brutaux, et que ces paysans, qui font ce service malgré eux, sont souvent insolents. »



Turgot fait des inconvénients et des rigueurs de la corvée employée à transporter les effets militaires des peintures qui, après la lecture des dossiers, ne me semblent pas exagérées ; il dit, entre autres choses, que son premier inconvénient est l’extrême inégalité d’une charge très-forte en elle-même. Elle tombe tout entière sur un petit nombre de paroisses que le malheur de leur situation y expose. La distance à parcourir est souvent de cinq, six, et quelquefois dix et quinze lieues ; il faut alors trois jours pour aller et venir. Le payement accordé aux propriétaires n’est que le cinquième de la charge qu’ils supportent. Le moment de cette corvée est presque toujours l’été, le temps des récoltes. Les bœufs y sont presque toujours surmenés, et souvent malades après y avoir été employés, à ce point qu’un grand nombre de propriétaires préfèrent donner 15 à 20 livres plutôt que de fournir une voiture et quatre bœufs. Il y règne enfin un désordre inévitable ; le paysan y est sans cesse exposé à la violence des militaires. Les officiers exigent presque toujours plus qu’il ne leur est dû ; quelquefois ils obligent de force les conducteurs d’atteler des chevaux de selle à des chaises, au risque de les estropier. Les soldats se font porter sur des voitures déjà très-chargées ; d’autres fois, impatientés de la lenteur des bœufs, ils les piquent avec leurs épées, et, si le paysan veut faire quelques représentations, il est fort mal venu.



Exemple de la manière dont on appliquait la corvée à tout.


L’intendant de la marine de Rochefort se plaint de la mauvaise volonté des paysans, obligés par corvée de charrier les bois de construction achetés par les fournisseurs de la marine dans les différentes provinces. On voit par cette correspondance qu’en effet les paysans étaient encore tenus (1775) à cette corvée, dont l’intendant fixait le prix. Le ministre de la marine, qui renvoie cette lettre à l’intendant de Tours, lui dit qu’il faut faire fournir les voitures qui sont réclamées. L’intendant, M. Ducluzel, refuse d’autoriser ces sortes de corvées. Le ministre de la marine lui écrit une lettre menaçante, où il lui annonce qu’il rendra compte de sa résistance au roi. L’intendant répond sur-le-champ, 11 décembre 1775, avec fermeté, que, depuis dix ans qu’il est intendant à Tours, il n’a jamais voulu autoriser ces corvées, à cause des abus inévitables qu’elles entraînent, abus que le prix fixé pour les voitures n’allège pas ; « car souvent, dit il, les animaux sont estropiés par la charge de pièces énormes qu’ils sont obligés d’enlever par des chemins aussi mauvais que les saisons dans lesquelles on les commande. » Ce qui rend l’intendant si ferme parait être une lettre de M. Turgot, jointe aux pièces, datée du 30 juillet 1774, époque de son entrée au ministère, où celui-ci dit qu’il n’a jamais autorisé ces corvées à Limoges, et approuve M. Ducluzel de ne pas le faire à Tours.

Il résulte d’autres parties de cette correspondance que les fournisseurs de bois exigeaient même souvent ces corvées sans y être autorisés par les marchés passés entre eux et l’État, parce qu’ils y trouvaient au moins un tiers d’économie des frais de transport. Un exemple de ce profit est donné par un subdélégué. « Distance pour transporter les bois du lieu où ils sont abattus à la rivière, par des chemins de traverse presque impraticables, dit-il, six lieues ; temps employé pour aller et venir, deux jours. En passant aux corvéables, pour leur indemnité, le pied cube à raison de six liards par lieue, cela fera 13 fr. 10 s. pour le voyage, ce qui est à peine suffisant pour couvrir la dépense du petit propriétaire, celle de son aide, et des bœufs ou chevaux dont il faut que sa charrette soit attelée. Ses peines, son temps, le travail de ses bestiaux, tout est perdu pour lui. » Le 17 mai 1776, l’ordre positif du roi de faire faire cette corvée est intimé à l’intendant par le ministre. M. Ducluzel étant mort, son successeur, M. l’Escalopier, se hâte d’obéir et de publier une ordonnance qui porte que « le subdélégué fera la répartition de la charge entre les paroisses, à l’effet de quoi les divers corvéables desdites paroisses seront contraints de se rendre, au lieu et heure qui leur seront prescrits par les syndics, à l’endroit où se trouvent les bois, et de les charrier au prix qui sera réglé par le subdélégué. »



Exemple de la manière dont on procédait souvent à l’égard des paysans.


1768. Le roi accorde 2,000 francs de remise de taille à la paroisse de la Chapelle-Blanche, près de Saumur. Le curé prétend distraire une partie de cette somme pour faire construire un clocher et se délivrer du bruit des cloches qui l’incommode, dit-il, dans son presbytère. Les habitants résistent et se plaignent. Le subdélégué prend parti pour le curé et fait arrêter de nuit et renfermer en prison trois des principaux habitants.

Autre exemple : Ordre du roi pour faire rester en prison pendant quinze jours une femme qui a insulté deux cavaliers de la maréchaussée. Autre ordre pour faire emprisonner pendant quinze jours un tisseur de bas qui a mal parlé de la maréchaussée. L’intendant répond au ministre qu’il a déjà fait mettre cet homme en prison, ce dont ce ministre l’approuve fort. Les injures adressées à la maréchaussée avaient eu lieu à propos de l’arrestation violente des mendiants, mesure qui, à ce qu’il paraît, révoltait la population. Le subdélégué, en faisant arrêter le tisseur, fait, dit-il, savoir au public que ceux qui continueront encore à insulter la maréchaussée seront plus sévèrement punis.

On voit par la correspondance des subdélégués et de l’intendant (1760-1770) que l’intendant leur donnait l’ordre de faire arrêter les gens nuisibles, non pour les faire juger, mais pour les faire détenir. Le subdélégué demande à l’intendant de faire détenir à perpétuité deux mendiants dangereux qu’il avait fait arrêter. Un père réclame contre l’arrestation de son fils, arrêté comme vagabond parce qu’il voyageait sans papiers. Un propriétaire de X. demande qu’on fasse arrêter un homme, son voisin, dit-il, qui est venu s’établir dans sa paroisse, qu’il a secouru, mais qui se conduit très-mal à son égard et l’incommode. L’intendant de Paris prie celui de Rouen de vouloir bien rendre ce service à ce propriétaire, qui est son ami.

A quelqu’un qui veut faire mettre en liberté des mendiants, l’intendant répond que « le dépôt des mendiants ne doit pas être considéré comme une prison, mais seulement comme une maison destinée à retenir, par correction administrative, ceux qui mendient et les vagabonds. » Cette idée a pénétré jusque dans le Code pénal, tant les traditions de l’ancien régime, en cette matière, se sont bien conservées.




On a dit que le caractère de la philosophie du dix-huitième siècle était une sorte d’adoration de la nature humaine, une confiance sans bornes dans sa toute-puissance pour transformer à son gré lois, institutions et mœurs. Il faut bien s’entendre : c’était moins encore, à vrai dire, la raison humaine que quelques-uns de ces philosophes adoraient que leur propre raison. Jamais on n’a montré moins de confiance que ceux-là dans la sagesse commune. Je pourrais en citer plusieurs qui méprisaient presque autant la foule que le bon Dieu. Ils montraient un orgueil de rivaux à celui-ci et un orgueil de parvenus à celle-là. La soumission vraie et respectueuse pour les volontés de la majorité leur était aussi étrangère que la soumission aux volontés divines. Presque tous les révolutionnaires ont montré depuis ce double caractère. Il y a bien loin de là à ce respect témoigné par les Anglais et les Américains aux sentiments de la majorité de leurs concitoyens. Chez eux, la raison est fière et confiante en elle-même, mais jamais insolente ; aussi a-t-elle conduit à la liberté, tandis que la nôtre n’a guère fait qu’inventer de nouvelles formes de servitude.



Le grand Frédéric a écrit dans ses Mémoires : « Les Fontenelle et les Voltaire, les Hobbes, les Collins, les Shafstesbury, les Bolingbroke, ces grands hommes portèrent un coup mortel à la religion. Les hommes commencèrent à examiner ce qu’ils avaient stupidement adoré ; la raison terrassa la superstition ; on prit un dégoût pour les fables qu’on avait crues. Le déisme fit de nombreux sectateurs. Si l’épicurisme devint funeste au culte idolâtre des païens, le déisme ne le fut pas moins de nos jours aux visions judaïques adoptées par nos ancêtres. La liberté de penser qui régnait en Angleterre avait beaucoup contribué aux progrès de la philosophie. »

On voit, par le passage ci-dessus, que le grand Frédéric, au moment où il écrivait ces lignes, c’est-à-dire au milieu du dix-huitième siècle, considérait encore à cette époque l’Angleterre comme le foyer des doctrines irréligieuses. On y voit quelque chose de plus frappant : un des souverains les plus versés dans la science des hommes et dans celle des affaires qui n’a pas l’air de se douter de l’utilité politique des religions ; tant les défauts de l’esprit de ses maîtres avaient altéré les qualités propres du sien.



Cet esprit de progrès, qui se faisait voir en France à la fin du dix-huitième siècle, apparaissait à la même époque dans toute l’Allemagne, et partout il était de même accompagné du désir de changer les institutions. Voyez cette peinture que fait un historien allemand de ce qui se passait alors dans son pays :

« Dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, dit-il, le nouvel esprit du temps s’introduit graduellement dans les territoires ecclésiastiques eux-mêmes. On y commence des réformes. L’industrie et la tolérance y pénétrèrent partout ; l’absolutisme éclairé qui s’était déjà emparé des grands États se fait jour même ici. Il faut le dire, à aucune époque du dix-huitième siècle on n’avait vu dans ces territoires ecclésiastiques des princes aussi remarquables et aussi dignes d’estime que précisément pendant les dernières dizaines d’années qui précédèrent la Révolution française. »

Il faut remarquer comme le tableau qu’on fait là ressemble à celui que présentait la France, où le mouvement d’amélioration et de progrès commence à la même époque, et où les hommes les plus dignes de gouverner paraissent au moment où la Révolution va tout dévorer.

On doit reconnaître aussi à quel point toute cette partie de l’Allemagne était visiblement entraînée dans le mouvement de la civilisation et de la politique de la France.



La Révolution n’est pas arrivée à cause de cette prospérité ; mais l’esprit qui devait produire la Révolution, cet esprit actif, inquiet, intelligent, novateur, ambitieux, cet esprit démocratique des sociétés nouvelles, commençait à animer toutes choses, et, avant de bouleverser momentanément la société, suffisait déjà à la remuer et à la développer.



Comment les lois judiciaires des Anglais prouvent que des institutions peuvent avoir beaucoup de vices secondaires sans que cela les empêche d’atteindre le but principal qu’on s’est proposé en les établissant.


Cette faculté qu’ont les nations de prospérer malgré l’imperfection qui se rencontre dans les parties secondaires de leurs institutions, lorsque les principes généraux, l’esprit même qui anime ces institutions, sont féconds, ce phénomène ne se voit jamais mieux que quand on examine la constitution de la justice chez les Anglais au siècle dernier, telle que Blackstone nous la montre.

On y aperçoit d’abord deux grandes diversités qui frappent :

1o La diversité des lois ;

2o La diversité des tribunaux qui les appliquent.

I. Diversité des lois. 1o Les lois sont différentes pour l’Angleterre proprement dite, pour l’Écosse, pour l’Irlande, pour divers appendices européens de la Grande-Bretagne, tels que l’île de Man, les îles normandes, etc., enfin pour les colonies.

2o Dans l’Angleterre proprement dite, on voit quatre espèces de lois : le droit coutumier, les statuts, le droit romain, l’équité. Le droit coutumier se divise lui-même en coutumes générales, adoptées dans tout le royaume ; en coutumes qui sont particulières à certaines seigneuries, à certaines villes, quelquefois à certaines classes seulement, telles que la coutume des marchands, par exemple. Ces coutumes diffèrent quelquefois beaucoup les unes des autres, comme, par exemple, celles qui, en opposition avec la tendance générale des lois anglaises, veulent le partage égal entre tous les enfants (gavelkind), et, ce qui est plus singulier encore, donnent un droit de primogéniture à l’enfant le plus jeune.

II. Diversité des tribunaux. La loi, dit Blackstone, a institué une variété prodigieuse de tribunaux différents ; on peut en juger par l’analyse très-sommaire que voici.

1o On rencontrait d’abord les tribunaux établis en dehors de l’Angleterre proprement dite, tels que les cours d’Écosse et d’Irlande, qui ne relevaient pas toujours des cours supérieures d’Angleterre, bien qu’elles dussent aboutir toutes, je pense, à la cour des lords.

2o Quant à l’Angleterre proprement dite, si je n’oublie rien, parmi les classifications de Blackstone, je trouve qu’il compte :

1o Onze espèces de cours existant d’après la loi commune (common law), dont quatre, il est vrai, semblent déjà tombées en désuétude  ;

2o Trois espèces de cours dont la juridiction s’étend à tout le pays, mais qui ne s’applique qu’à certaines matières ;

3o Dix espèces de cours ayant un caractère spécial. L’une de ces espèces se compose de cours locales, créées par différents actes du parlement ou existant en vertu de la tradition, soit à Londres, soit dans les villes ou bourgs de provinces. Celles-ci sont si nombreuses et offrent une si grande variété dans leur constitution et dans leurs règles, que l’auteur renonce à en faire l’exposition détaillée.

Ainsi, dans l’Angleterre proprement dite seulement, si l’on s’en rapporte au texte de Blackstone, il existait, dans les temps où celui-ci écrivait, c’est-à-dire dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, vingt-quatre espèces de tribunaux, dont plusieurs se subdivisaient en un grand nombre d’individus, qui chacun avait sa physionomie particulière. Si l’on écarte les espèces qui semblent dès lors à peu près disparues, il en reste encore dix-huit ou vingt.

Maintenant, si l’on examine ce système judiciaire, on voit sans peine qu’il contient toutes sortes d’imperfections.

Malgré la multiplicité des tribunaux, on y manque souvent de petits tribunaux de première instance placés près des justiciables et faits pour juger sur place et à peu de frais les petites affaires, ce qui rend la justice embarrassée et coûteuse. Les mêmes affaires sont de la compétence de plusieurs tribunaux, ce qui jette une incertitude fâcheuse sur le début des instances. Presque toutes les cours d’appel jugent dans certains cas en premier ressort, quelquefois cours de droit commun, d’autres fois cours d’équité. Les cours d’appel sont très-diverses. Le seul point central est la chambre des lords. Le contentieux administratif n’est point séparé du contentieux ordinaire, ce qui paraîtrait une grande difformité aux yeux de la plupart de nos légistes. Enfin tous ces tribunaux vont puiser les raisons de leurs décisions dans quatre législations différentes, dont l’une ne s’établit que par précédents, et dont l’autre, l’équité, ne s’établit sur rien de précis, puisque son objet est le plus souvent d’aller contre la coutume ou les statuts, et de corriger par l’arbitraire du juge ce que le statut ou la coutume ont de suranné ou de trop dur.

Voilà bien des vices, et, si l’on compare cette machine énorme et vieillie de la justice anglaise à la fabrique moderne de notre système judiciaire, la simplicité, la cohérence, l’enchaînement qu’on aperçoit dans celui-ci, avec la complication, l’incohérence qui se remarquent dans celle-là, les vices de la première paraîtront plus grands encore. Cependant il n’y a pas de pays au monde où, dès le temps de Blackstone, la grande fin de la justice fût aussi complètement atteinte qu’en Angleterre, c’est-à-dire où chaque homme, quelle que fût sa condition, et qu’il plaidât contre un particulier ou contre le prince, fût plus sûr de se faire entendre, et trouvât dans tous les tribunaux de son pays de meilleures garanties pour la défense de sa fortune, de sa liberté et de sa vie.

Cela ne veut pas dire que les vices du système judiciaire anglais servissent à ce que j’appelle ici la grande fin de la justice  ; cela prouve seulement qu’il y a dans toute organisation judiciaire des vices secondaires qui peuvent ne nuire que modérément à cette fin de la justice, et d’autres principaux qui non-seulement lui nuisent, mais la détruisent, bien qu’ils soient joints à beaucoup de perfections secondaires. Les premiers sont les plus facilement aperçus ; ce sont ceux-là qui d’ordinaire frappent d’abord les esprits vulgaires. Ils sautent aux yeux, comme on dit. Les autres sont souvent plus cachés, et ce ne sont pas toujours les jurisconsultes et autres gens du métier qui les découvrent ou les signalent.

Remarquez, de plus, que les mêmes qualités peuvent être secondaires ou principales, suivant les temps et suivant l’organisation politique de la société. Dans les époques d’aristocratie, d’inégalités, tout ce qui tend à amoindrir un privilège pour certains individus devant la justice, à y assurer des garanties au justiciable faible contre le justiciable fort, à faire prédominer l’action de l’État, naturellement impartial quand il ne s’agit que d’un débat entre deux sujets, tout cela devient qualité principale, mais diminue d’importance à mesure que l’état social et la constitution politique tournent à la démocratie.

Si l’on étudie d’après ces principes le système judiciaire anglais, on trouve qu’en laissant subsister tous les défauts qui pouvaient rendre chez nos voisins la justice obscure, embarrassée, lente, chère et incommode, on avait pris des précautions infinies pour que le fort ne pût jamais être favorisé aux dépens du faible, l’État aux dépens du particulier ; on voit, à mesure qu’on pénètre davantage dans le détail de cette législation, qu’on y a fourni à chaque citoyen toutes sortes d’armes pour se défendre, et que les choses y sont arrangées de manière à présenter à chacun le plus de garanties possibles contre la partialité, la vénalité proprement dite des juges, et cette sorte de vénalité plus ordinaire, et surtout plus dangereuse, dans les temps de démocratie, qui naît de la servilité des tribunaux à l’égard de la puissance publique.

À tous ces points de vue, le système judiciaire anglais, malgré les nombreux défauts secondaires qui s’y rencontrent encore, me semble supérieur au nôtre, lequel n’est atteint, il est vrai, de presque aucun de ces vices, mais qui n’offre pas non plus au même degré les qualités principales qui s’y rencontrent ; qui, excellent quant aux garanties qu’il offre à chaque citoyen dans les débats qui s’élèvent entre particuliers, faiblit par le côté qu’il faudrait toujours renforcer dans une société démocratique comme la nôtre, à savoir, les garanties de l’individu contre l’État.



Avantages dont jouissait la généralité de Paris.


Cette généralité était aussi avantagée quant aux charités gouvernementales qu’elle l’était pour la levée des taxes ; exemple : lettre du contrôleur général à M. l’intendant de la généralité de l’Ile-de-France, 22 mai 1787, qui informe celui-ci que le roi a fixé, pour la généralité de Paris, la somme qui doit être employée en travaux de charité, dans l’année, à 172,800 livres. En outre, 100,000 livres sont destinées à acheter des vaches qui doivent être données à des cultivateurs. On voit par cette lettre que la somme de 172,800 livres devait être distribuée par l’intendant seul, à la condition de se conformer aux règles générales que le gouvernement lui a fait connaître, et de faire approuver l’état de répartition par le contrôleur général.



L’administration de l’ancien régime se composait d’une multitude de pouvoirs différents, créés en différents temps, le plus souvent en vue du fisc et non de l’administration proprement dite, et qui parfois avaient le même champ d’action. La confusion et la lutte ne pouvaient s’éviter qu’à la condition que chacun n’agît que peu ou point. Du moment où ils voulurent sortir de cette langueur, ils se gênèrent et s’enchevêtrèrent les uns dans les autres. De là vient que les plaintes contre la complication des rouages administratifs et la confusion des attributions sont bien plus vives dans les années qui précèdent immédiatement la Révolution que trente ou quarante ans auparavant. Les institutions politiques n’étaient pas devenues plus mauvaises ; au contraire, elles s’étaient fort améliorées ; mais la vie politique était devenue plus active.



Augmentation arbitraire des taxes.


Ce que le roi dit ici de la taille, il eût pu le dire avec autant de raison des vingtièmes, ainsi qu’on en peut juger par la correspondance suivante. En 1772, le contrôleur général Terray avait fait décider une augmentation considérable, 100,000 livres, sur les vingtièmes de la généralité de Tours. On voit la douleur et l’embarras que cette mesure cause à l’intendant, M. Ducluzel, habile administrateur et homme de bien, dans une lettre confidentielle, où il dit : « C’est la facilité avec laquelle les 250,000 livres ont été données (augmentation précédente) qui a probablement encouragé la cruelle interprétation et la lettre du mois de juin. »

Dans une lettre très-confidentielle que le directeur des contributions écrit à l’intendant à la même occasion, il dit : « Si les augmentations que l’on demande vous semblent toujours aussi aggravantes, aussi révoltantes, par rapport à la misère générale, que vous avez bien voulu me le témoigner, il serait à désirer pour la province, qui ne peut trouver de défenseur et de protecteur que dans votre généreuse sensibilité, que vous pussiez au moins lui épargner les rôles de supplément, imposition rétroactive toujours odieuse. »

On voit aussi par cette correspondance combien on manquait de base, et quel arbitraire (même avec des vues honnêtes) était pratiqué. L’intendant, ainsi que le ministre, font tomber le fardeau de la surtaxe tantôt sur l’agriculture plutôt que sur l’industrie, tantôt sur un genre d’agriculture plutôt que sur un autre (les vignes, par exemple), suivant qu’ils jugent que l’industrie ou une branche d’agriculture ont besoin d’être ménagées.



Manière dont Turgot parle du peuple des campagnes dans le préambule d’une déclaration du roi.


« Les communautés de campagne sont composées, dit-il, dans la plus grande partie du royaume, de paysans pauvres, ignorants et brutaux, incapables de s’administrer. »



Comment les idées révolutionnaires germaient tout naturellement dans les esprits, en plein ancien régime.


En 1779, un avocat s’adresse au conseil et demande un arrêt qui rétablisse un maximum du prix de la paille dans tout le royaume.



L’ingénieur en chef écrit en 1781 à l’intendant, à propos d’une demande en surplus d’indemnité : « Le réclamant ne fait pas attention que les indemnités que l’on accorde sont une faveur particulière pour la généralité de Tours, et que l’on est fort heureux de récupérer une partie de sa perte. Si l’on dédommageait de la manière que le réclamant indique, quatre millions ne suffiraient pas. »



Lutte des différents pouvoirs administratifs en 1767.


Exemple de ceci : la commission intermédiaire de l’assemblée provinciale de l’Ile-de-France réclame l’administration du dépôt de mendicité. L’intendant veut en rester chargé, « parce que cette maison n’est pas entretenue, dit-il, sur les fonds de la province. » Pendant le débat, la commission intermédiaire s’était adressée aux commissions intermédiaires d’autres provinces pour en obtenir des avis. On trouve, entre autres, la réponse que fait à ses questions la commission intermédiaire de Champagne, laquelle annonce à celle de l’Ile-de-France qu’on lui a fait la même difficulté et qu’elle oppose la même résistance.



Je trouve dans le procès-verbal de la première assemblée provinciale de l’Ile-de-France cette énonciation dans la bouche du rapporteur d’une commission : « Jusque présent, les fonctions de syndic, beaucoup plus pénibles qu’honorables, devaient en éloigner tous ceux qui joignaient de l’aisance à des lumières proportionnées à leur état. »


(Note relative à plusieurs passages de ce volume.)


Droits féodaux existant encore à l’époque de la Révolution, d’après les feudistes du temps.


Je ne veux point faire ici un traité sur les droits féodaux, ni surtout rechercher quelle pouvait en avoir été l’origine ; je désire seulement indiquer quels étaient ceux qui étaient encore exercés dans le dix-huitième siècle. Ces droits ont joué alors un si grand rôle, et ils ont conservé depuis une si grande place dans l’imagination de ceux mêmes qui n’en souffrent plus, qu’il m’a paru très-intéressant de savoir ce qu’ils étaient précisément quand la Révolution les a tous détruits. Dans ce but, j’ai d’abord étudié un certain nombre de terriers ou registres de seigneuries, en choisissant ceux qui étaient de date plus récente. Cette méthode ne me menait à rien ; car les droits féodaux, quoique régis par une législation qui était la même dans toute l’Europe féodale, variaient à l’infini, quant aux espèces, suivant la province et même suivant les cantons. Le seul système qui m’ait paru de nature à indiquer ce que je cherchais d’une manière approximative a donc été celui-ci. Les droits féodaux donnaient lieu à toute sorte d’affaires contentieuses. Il s’agissait de savoir comment ces droits s’acquéraient, comment ils se perdaient, en quoi exactement ils consistaient, quels étaient ceux qui ne pouvaient être perçus qu’en vertu d’une patente royale, ceux qui ne pouvaient s’établir que sur un titre privé, ceux, au contraire, qui n’avaient pas besoin de titres formels et pouvaient se percevoir aux termes des coutumes locales ou même en vertu d’un long usage. Enfin, quand on voulait les vendre, on avait besoin de savoir quelle était la manière de les apprécier, et quel capital représentait, suivant son importance, chaque espèce d’entre eux. Tous ces points, qui touchaient à mille intérêts pécuniaires, étaient sujets à débats, et il s’était formé tout un ordre de légistes dont l’unique occupation était de les éclaircir. Plusieurs de ceux-là ont écrit dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, quelques-uns aux approches même de la Révolution. Ce ne sont pas des jurisconsultes proprement dits, ce sont des praticiens dont le seul but est d’indiquer aux gens du métier les règles à suivre dans cette partie si spéciale et si attrayante du droit. En étudiant attentivement ces feudistes, on arrive à se faire une idée assez détaillée et assez claire d’un objet dont la masse et la confusion étonnent d’abord. Je donne ci-dessous le résumé le plus succinct que j’ai pu faire de mon travail. Ces notes sont principalement tirées de l’ouvrage d’Edme de Fréminville, qui écrivait vers 1750, et de celui de Renauldon, écrit en 1765 et intitulé : Traité historique et pratique des Droits seigneuriaux.

Le cens (c’est-à-dire la redevance perpétuelle en nature et en argent qui est attachée par les lois féodales à la possession de certaines terres) modifie encore profondément au dix-huitième siècle la condition d’un grand nombre de propriétaires. Le cens continue à être indivisible, c’est-à-dire qu’on peut s’adresser à celui des possesseurs que l’on veut de l’immeuble donné à ce cens et lui demander le cens entier. Il est toujours imprescriptible. Le propriétaire d’un immeuble chargé de cens ne peut le vendre sans être exposé au retrait censuel, c’est-à-dire sans être obligé de laisser reprendre la propriété au prix de la vente ; mais cela n’a plus lieu que dans certaines coutumes ; celle de Paris, qui est la plus répandue, ne reconnaît pas ce droit.

Lods et ventes. C’est une règle générale, en pays coutumier, que la vente de tout héritage censuel produit des lods et ventes : ce sont des droits de vente qui doivent être payés aux seigneurs. Les droits sont plus ou moins considérables suivant les coutumes, mais assez considérables partout ; ils existent également dans les pays de droit écrit. Ils y consistent ordinairement dans le sixième du prix : ils s’y nomment lods. Mais, en ces pays, c’est au seigneur à établir son droit. En pays écrit comme en pays coutumier, le cens crée pour le seigneur un privilège qui prime toutes les autres créances.

Terrage ou champart, agrier, tasque. C’est une certaine portion des fruits que le seigneur perçoit sur l’héritage donné à cens : la quantité varie suivant les contrats et les coutumes. On rencontrait encore assez souvent ce droit au dix-huitième siècle. Je crois que le terrage, même en pays coutumier, devait toujours résulter d’un titre. Le terrage est seigneurial ou foncier. Les signes qui constatent ces deux différentes espèces sont inutiles à expliquer ici ; il suffit de dire que le terrage foncier se prescrit par trente ans, comme les rentes foncières, tandis que le terrage seigneurial est imprescriptible. On ne peut hypothéquer la terre sujette au terrage sans le consentement du seigneur.

Bordelage. Droit qui n’existait qu’en Nivernais et en Bourbonnais, et qui consistait en une redevance annuelle en argent, en grains et en volailles, due par l’héritage tenu à cens. Ce droit avait des conséquences très-rigoureuses ; le non-payement pendant trois ans donnait lieu à la commise ou confiscation au profit du seigneur. Le débiteur bordelier était de plus sujet à une foule de gênes dans sa propriété ; quelquefois le seigneur pouvait en hériter, bien qu’il eût des héritiers successibles. Ce contrat était le plus rigoureux du droit féodal, et la jurisprudence avait fini par le restreindre aux héritages ruraux ; « car le paysan est toujours le mulet prêt à recevoir toutes charges, » dit l’auteur.

Marciage. C’est un droit particulier perçu, dans très-peu de lieux, sur les possesseurs d’héritages ou terres à cens, et qui consiste dans une certaine redevance qui n’est due qu’à la mort du seigneur de l’héritage.

Dîmes inféodées. Il y avait encore au dix-huitième siècle un grand nombre de dîmes inféodées. Elles doivent, en général, résulter d’un contrat, et ne sont pas exigibles par le fait seul de la seigneurie.

Parcière. Les parcières sont des droits qui se perçoivent sur la récolte des fruits produits par les héritages. Assez semblables au champart ou à la dîme inféodée, elles sont principalement en usage dans le Bourbonnais et l’Auvergne.

Carpot. Usité dans le Bourbonnais, ce droit est aux vignes ce que le champart est aux terres labourables, c’est-à-dire le droit de prélever une partie de la récolte. Il était le quart de la vendange.

Servage. On appelle coutumes serves celles qui contiennent encore quelques traces de servage ; elles sont en petit nombre. Dans les provinces qui sont régies par elles, il n’y a point ou il n’y a que très-peu de terres où ne se voient quelques traces de l’ancienne servitude. (Ceci était écrit en 1765.) Le servage, ou, comme le nomme l’auteur, la servitude, était ou personnelle ou réelle.

La servitude personnelle était inhérente à la personne et la suivait partout. Quelque part que le serf allât, en quelque endroit qu’il transportât son pécule, le seigneur pouvait revendiquer celle-ci par droit de suite. Les auteurs rapportent plusieurs arrêts qui établissent ce droit, entre autres un arrêt du 17 juin 1760, par lequel la Cour déboute un seigneur du Nivernais de la succession mortaillable de Pierre Truchet, décédé à Paris, lequel était fils d’un serf de poursuite de la coutume du Nivernais, qui avait épousé une femme libre de Paris et qui y était décédé, ainsi que son fils. Mais l’arrêt paraît fondé sur ce que Paris était lieu d’asile, où la suite ne pouvait avoir lieu. Si le droit d’asile empêchait le seigneur de se saisir du bien que les serfs possédaient dans le lieu de l’asile, il ne s’opposait pas à ce qu’il succédât au bien laissé dans la seigneurie.

La servitude réelle était le résultat de la détention d’une terre, et pouvait cesser en abandonnant cette terre ou l’habitation dans un certain lien.

Corvées. Droit que le seigneur a sur ses sujets, en vertu duquel il peut employer, à son profit, un certain nombre de leurs journées de travail ou de celles de leurs bœufs et de leurs chevaux. La corvée à volonté, c’est-à-dire suivant le bon plaisir du seigneur, est tout à fait abolie ; elle a été réduite depuis longtemps à un certain nombre de journées par an.

La corvée pouvait être personnelle ou réelle… Les corvées personnelles sont dues par les gens de labeur qui ont leur domicile établi dans la terre du seigneur, chaque homme suivant son métier. Les corvées réelles sont attachées à la possession de certains héritages. Les nobles, ecclésiastiques, clercs, officiers de justice, avocats, médecins, notaires et banquiers, notables, doivent être exempts de la corvée. L’auteur cite un arrêt du 13 août 1735, qui exempte un notaire que son seigneur voulait forcer à venir, pendant trois jours, faire pour rien les actes qu’il avait à passer dans sa seigneurie, où le notaire demeurait. Autre arrêt de 1750, qui déclare que, quand la corvée est due soit en personne, soit en argent, le choix doit être laissé au débiteur. Toute corvée a besoin d’être établie sur un titre écrit. La corvée seigneuriale était devenue fort rare au dix-huitième siècle.

Banalités. Les provinces de Flandre, d’Artois et de Hainaut étaient seules exemptes de banalités. La coutume de Paris est très-rigoureuse pour ne laisser exercer ce droit qu’avec titre. Tous ceux qui sont domiciliés dans l’étendue de la banalité y sont sujets, même le plus souvent les gentilshommes et les prêtres.

Indépendamment de la banalité des moulins et des fours, il y en a beaucoup d’autres :

1o Banalités de moulins industriels, comme moulin à drap, à écorces, à chanvre. Plusieurs coutumes, entre autres celles d’Anjou, du Maine, de Bretagne, établissent cette banalité.

2o Banalités de pressoir. Très-peu de coutumes en parlent ; celle de Lorraine l’établit, ainsi que celle du Maine.

3o Taureau banal. Aucune coutume n’en parle ; mais il y a certains titres qui l’établissent. Il en est de même de la boucherie banale.

En général, les secondes banalités dont nous venons de parler sont plus rares et vues d’un œil encore moins favorable que les autres ; elles ne peuvent s’établir que sur un texte très-clair des coutumes, ou, à leur défaut, sur un titre très-précis.

Ban des vendanges. Il était encore usité dans tout le royaume au dix-huitième siècle ; c’était un droit de pure police, attaché à la haute justice. Pour l’exercer, le seigneur haut justicier n’a besoin d’aucun titre. Le ban des vendanges oblige tout le monde. Les coutumes de Bourgogne donnent au seigneur le droit de vendanger ses vins un jour avant tout autre propriétaire de vigne.

Droit de banvin. Droit qu’ont encore quantité de seigneurs, disent les auteurs, soit en vertu de coutume, soit par titres particuliers, de vendre le vin du cru de leurs seigneuries pendant un certain temps (en général, un mois ou quarante jours) avant tous autres. Parmi les grandes coutumes, il n’y a que celles de Tours, d’Anjou, du Maine, de la Marche, qui l’établissent et le règlent. Un arrêt de la cour des aides du 28 août 1751 autorise, par exemption, des cabaretiers à vendre du vin durant le banvin, mais aux étrangers seulement ; encore faut-il que ce soit le vin du seigneur, provenant de son cru. Les coutumes qui établissent et règlent ce droit de banvin exigent d’ordinaire qu’il soit fondé sur titre.

Droit de blairie. Droit qui appartient au seigneur haut justicier pour la permission qu’il accorde aux habitants de faire pacager leurs bestiaux sur les terres situées dans l’étendue de sa justice ou bien sur les terres vaines et vagues. Ce droit n’existe pas en pays de droit écrit, mais est fort connu en pays de droit coutumier. On le trouve, sous différents noms, particulièrement dans le Bourbonnais, le Nivernais, l’Auvergne et la Bourgogne. Ce droit suppose que la propriété de tout le sol était originairement au seigneur, de telle sorte que, après en avoir distribué les meilleures parties en fiefs, en censives, et en autres concessions de terres moyennant redevances, il en est resté encore qui ne servent qu’au pacage vague et dont il concède l’usage temporaire. La blairie est établie dans plusieurs coutumes ; mais il n’y a que le seigneur haut justicier qui puisse y prétendre, et il faut l’appuyer sur un titre particulier, ou tout au moins sur d’anciens aveux, soutenus d’une longue possession.

Des péages. Il existait dans l’origine un nombre prodigieux de péages seigneuriaux sur les ponts, rivières, chemins, disent les auteurs. Louis XIV en détruisit un grand nombre. En 1724, une commission nommée pour examiner tous les titres de péages en supprima douze cents, et on en supprime encore tous les jours (1765). Le premier principe, dit Renauldon, en cette matière, est que le péage, étant un impôt, doit non-seulement être fondé sur titre, mais sur titre émanant du souverain. Le péage est intitulé : De par le roi. Une des conditions des péages est d’y joindre un tarif de tous les droits que chaque marchandise doit payer. Ce tarif a toujours besoin d’être approuvé par un arrêt du conseil. Le titre de concession, dit l’auteur, doit être suivi d’une possession non interrompue. Malgré ces précautions prises par le législateur, la valeur de quelques péages s’est très-augmentée dans les temps modernes. Je connais un péage, ajoute-t-il, qui n’était affermé que 100 livres il y a un siècle, et qui en rapporte aujourd’hui 1,400 ; un autre, affermé 39,000 livres, en rapporte 90,000. Les principales ordonnances ou principaux édits qui ont réglé le droit des péages sont le titre 29 de l’ordonnance de 1669, et les édits de 1683, 1693, 1724, 1775.

Les auteurs que je cite, quoique en général assez favorables aux droits féodaux, reconnaissent qu’il se commet de grands abus dans la perception des péages.

Bacs. Le droit de bac diffère sensiblement du droit de péage. Celui-ci ne se prélève que sur les marchandises, celui-là sur les personnes, les animaux, les voitures. Ce droit, pour être exercé, a aussi besoin d’être autorisé par le roi, et les droits qu’on prélève doivent être fixés dans l’arrêt du conseil qui le fonde ou l’autorise.

Le droit de leyde (on lui donne plusieurs noms, suivant les lieux) est une imposition qui se prélève sur les marchandises qu’on apporte aux foires ou marchés. Quantité de seigneurs regardent ce droit comme attaché à la haute justice et purement seigneurial, disent les feudistes que nous citons, mais à tort ; car c’est un impôt qui doit être autorisé par le roi. En tout cas, ce droit n’appartient qu’au seigneur haut justicier, lequel perçoit les amendes de police auxquelles le droit donne lieu. Il paraît cependant que, bien que, suivant la théorie, le droit de leyde ne pût émaner que du roi, en fait il était très-souvent fondé seulement sur le titre féodal et la longue jouissance.

Il est certain que les foires ne pouvaient être établies que par autorisation royale.

Les seigneurs, pour avoir droit de régler de quels poids et de quelles mesures leurs vassaux devaient se servir dans les foires et marchés de la seigneurie, n’ont point besoin de titre précis ni de concession de la part du roi. Il suffit que ce droit soit fondé sur la coutume et une possession constante. Tous les rois qui ont successivement eu envie de ramener l’uniformité dans les poids et mesures ont échoué, disent les auteurs. Les choses en sont restées où elles étaient lors de la rédaction des coutumes.

Chemins. Droits exercés par les seigneurs sur les chemins. Les grands chemins, ce qu’on appelait les chemins du roi, n’appartiennent, en effet, qu’aux souverains ; leur création, leur entretien, les délits qui s’y commettent, sont hors la compétence des seigneurs ou de leurs juges. Quant aux chemins particuliers qui se rencontrent dans l’étendue d’une seigneurie, ils appartiennent sans contredit aux seigneurs hauts justiciers. Ceux-ci ont sur eux tous les droits de voirie et de police, et leurs juges connaissent de tous les délits qui s’y commettent, hors les cas royaux. Autrefois, les seigneurs étaient chargés de l’entretien des grands chemins qui traversaient leur seigneurie, et, pour les couvrir des frais à faire pour cette réparation, on leur avait accordé sur ces chemins des droits de péage, bornage, traverse ; mais, depuis, le roi a repris la direction générale des grands chemins.

Eaux. Toutes les rivières navigables et flottables appartiennent au roi, quoiqu’elles traversent les terres des seigneurs, nonobstant tout titre contraire. (Ordonn. de 1669.) Si les seigneurs perçoivent quelques droits sur ces rivières, ce sont des droits de pêche, moulins, bacs, pontonages, etc., en vertu de concessions qui doivent leur avoir été faites par le roi. Il y a des seigneurs qui s’arrogent encore sur ces rivières des droits de justice et de police ; mais c’est par suite d’une usurpation manifeste ou de concessions extorquées.

Les petites rivières appartiennent sans contredit aux seigneurs sur les terres desquels elles passent. Ils y ont les mêmes droits de propriété, de justice et de police, que le roi sur les rivières navigables. Tous les seigneurs hauts justiciers sont seigneurs universels des rivières non navigables qui coulent dans leur territoire. Pour en avoir la propriété, ils n’ont besoin d’autre titre que celui que donne la haute justice. Quelques coutumes, telles que la coutume du Berry, autorisent les particuliers à élever, sans la permission du seigneur, un moulin sur une rivière seigneuriale qui passe sur leur héritage. La coutume de Bretagne n’accordait ce droit qu’aux particuliers nobles. Dans le droit général, il est certain que le seigneur haut justicier a seul le droit de permettre de construire un moulin dans l’étendue de sa justice. On ne peut faire de traverses sur la rivière seigneuriale, pour défendre son héritage, sans la permission des juges du seigneur.

Des fontaines, puits, routoirs, étangs. Les eaux pluviales qui coulent dans les grands chemins appartiennent aux seigneurs hauts justiciers ; ceux-ci peuvent en disposer exclusivement. Le seigneur haut justicier peut faire construire un étang dans l’étendue de sa justice, même dans les héritages des justiciables, en payant à ceux-ci le prix de leurs héritages submergés. C’est la disposition précise de plusieurs coutumes, entre autres celles de Troyes et de Nivernais. Quant aux particuliers, ils ne peuvent en faire que sur leur propre fonds ; encore plusieurs coutumes obligent-elles, dans ce cas, le propriétaire à demander la permission du seigneur. Les coutumes qui obligent à prendre l’agrément des seigneurs exigent que, quand ils le donnent, ce soit gratuitement.

La pêche. La pêche, dans les rivières navigables ou flottables, n’appartient qu’au roi ; lui seul peut en faire concession. Ses juges ont seuls le droit de juger les délits de pèche. Il y a cependant bien des seigneurs qui ont droit de pêcher dans des rivières de cette espèce ; mais ils le tiennent de la concession du roi ou l’ont usurpé. Quant aux rivières non navigables, il n’est pas permis d’y pêcher, même à la ligne, sans la permission du seigneur haut justicier dans les limites duquel elles coulent. Un arrêt du 30 avril 1749 condamne un pêcheur dans ce cas. Du reste, les seigneurs eux-mêmes, en pêchant, doivent se soumettre aux règlements généraux sur la pêche. Le seigneur haut justicier peut donner le droit de pêcher dans sa rivière à fief ou à cens.

La chasse. La chasse ne peut être affermée comme la pêche. C’est un droit personnel. On tient que c’est un droit royal, dont les gentilshommes eux-mêmes n’usent dans l’intérieur de leur justice ou sur leur fief que par la permission du roi. Cette doctrine est celle de l’ordonnance de 1669, titre 30. Les juges du seigneur sont compétents pour tous délits de chasse, à l’exception de la chasse aux bêtes rousses (ce sont, je crois, les grosses bêtes : cerfs, biches), qui est un cas royal.

Le droit de chasse est le plus interdit de tous aux roturiers, le franc-alleu roturier même ne le donne pas. Le roi ne l’accorde pas dans ses plaisirs. Un seigneur ne peut pas même permettre de chasser, tant le principe est étroit. Telle est la rigueur du droit. Mais tous les jours on voit des seigneurs donner des permissions de chasser non-seulement à des gentilshommes, mais à des roturiers. Le seigneur haut justicier peut chasser dans toute l’étendue de sa justice, mais seul. Il a droit de faire, dans cette étendue, tous les règlements, défenses et prohibitions sur le fait de chasse. Tous les seigneurs de fief, quoiqu’ils n’aient pas de justice, peuvent chasser dans l’étendue de leur fief. Les gentilshommes qui n’ont ni fiefs ni justice peuvent aussi chasser sur les terres qui leur appartiennent aux environs de leurs maisons. On a jugé qu’un roturier qui a parc dans une haute justice doit le tenir ouvert pour les plaisirs du seigneur ; mais l’arrêt est très-ancien : il est de 1668.

Garennes. On ne peut maintenant en établir sans titre. Il est permis aux roturiers comme aux nobles d’ouvrir des garennes ; mais les gentilshommes seuls peuvent avoir des furets.

Colombiers. Certaines coutumes attribuent le droit de colombiers à pied aux seuls seigneurs justiciers ; d’autres l’accordent à tous les possesseurs de fief. En Dauphiné, en Bretagne, en Normandie, il est prohibé à tout roturier d’avoir des colombiers, fuies et volières ; il n’y a que les nobles qui puissent avoir des pigeons. Les peines prononcées contre ceux qui tuent les pigeons sont très-sévères ; il y échoit souvent des peines afflictives.

Tels sont, d’après les auteurs cités, les principaux droits féodaux encore perçus dans la seconde moitié du dix-huitième siècle. Ils ajoutent : « Les droits dont il a été question jusqu’à présent sont ceux généralement établis. Il y en a encore une quantité d’autres, moins connus et moins étendus, qui n’ont lieu que dans quelques coutumes ou même dans quelques seigneuries, en vertu de titres particuliers. » Ces droits rares ou restreints, dont parlent ici les auteurs, et qu’ils nomment, s’élèvent au nombre de quatre-vingt-dix-neuf, dont la plupart pèsent directement sur l’agriculture, en donnant aux seigneurs certains droits aux récoltes, ou en établissant des péages sur la vente des denrées, ainsi que sur leur transport. Les auteurs disent que plusieurs de ces droits étaient hors d’usage de leur temps ; je pense pourtant qu’un grand nombre devaient encore être perçus dans quelques lieux en 1789.

Après avoir étudié, dans les feudistes du dix-huitième siècle, quels étaient les principaux droits féodaux encore exercés, j’ai voulu savoir quelle était aux yeux des contemporains leur importance, du moins au point de vue du revenu de celui qui les percevait et de ceux qui les acquittaient.

L’un des auteurs dont je viens de parler, Renauldon, nous l’apprend en nous faisant connaître les règles que les gens de loi doivent suivre pour évaluer dans les inventaires les différents droits féodaux qui existaient encore en 1765, c’est-à-dire vingt-quatre ans avant la Révolution. Suivant ce légiste, voici les règles qu’on doit suivre en cette matière :

Droits de justice. « Quelques-unes de nos coutumes, dit-il, portent l’estimation de la justice haute, basse et moyenne, au dixième du revenu de la terre. La justice seigneuriale avait alors une grande importance ; Edme de Fréminville pense que, de nos jours, la justice ne doit être portée qu’au vingtième des revenus de la terre ; je crois cette évaluation encore trop forte. »

Droits honorifiques. Quelque inestimables que soient ces droits, assure notre auteur, homme fort positif et auquel les apparences imposent peu, il est cependant de la prudence des experts de les fixer à un prix fort modique.

Corvées seigneuriales. L’auteur donne des règles pour l’estimation de ces corvées ; ce qui prouve que ce droit se rencontrait encore quelquefois ; il évalue la journée de bœuf à 20 sous, et celle de manœuvre à 5 sous, plus la nourriture. Ceci indique assez bien le prix des salaires en 1765.

Péages. A l’occasion de l’évaluation de ces péages, l’auteur dit : « Il n’y a pas de droits seigneuriaux qui doivent être estimés à plus bas prix que les péages : ils sont très-casuels ; l’entretien des routes et des ponts les plus utiles au commerce étant maintenant à la charge du roi et des provinces, quantité de péages sont aujourd’hui inutiles, et on en supprime tous les jours. »

Droit de pêche et de chasse. Le droit de pêche peut être affermé et peut donner lieu à expertise ; le droit de chasse est purement personnel et ne peut s’affermer ; il est donc au rang des droits honorifiques, mais non des droits utiles, et les experts ne peuvent le comprendre dans leurs estimations.

L’auteur parle ensuite particulièrement des droits de banalité, de banvin, de leyde, de blairie ; ce qui fait voir que ces droits étaient les plus fréquemment exercés et ceux qui conservaient encore le plus d’importance, et il ajoute : « Il y a une quantité d’autres droits seigneuriaux, lesquels se rencontrent encore de temps en temps, qu’il serait trop long et même impossible de rapporter ici ; mais, dans les exemples que nous venons de donner, les experts intelligents trouveront des règles pour ventiler les droits dont nous ne parlons pas. »

Estimation du cens. La plupart des coutumes veulent que le cens soit estimé au denier 30. Ce qui porte si haut l’évaluation du cens, c’est que ce droit représente, outre le cens lui-même, des casualités productives, telles que les lods et ventes.

Dîmes inféodales, terrage. Les dîmes inféodales ne peuvent s’estimer à moins qu’au denier 25, cette espèce de bien n’ayant ni soin, ni culture, ni dépense. Quand le terrage ou le champart emporte lods et ventes, c’est-à-dire quand le champ soumis à ces droits ne peut être vendu sans payer un droit de mutation au seigneur, qui a la directe, cette casualité doit faire porter l’évaluation au denier 30 ; sinon il faut les évaluer comme la dîme.

Les rentes foncières, qui ne produisent aucuns lods et ventes, ni droit de retenue (c’est-à-dire qui ne sont pas rente seigneuriale), doivent être estimées au denier 20.


Estimation des différents héritages existant en France avant la Révolution.


Nous ne connaissons en France, dit l’auteur, que trois conditions de biens :

1o Le franc-alleu. C’est un héritage libre, exempt de toutes charges, et qui n’est sujet à aucuns devoirs ou droits seigneuriaux, utiles ou honorifiques.

Il y a des francs-alleux nobles et des francs-alleux roturiers. Le franc-alleu noble a la justice, ou des fiefs mouvant de lui, ou des censives ; il suit les lois du droit féodal quant au partage. Le franc-alleu roturier n’a ni justice, ni fief, ni censive, et se partage roturièrement. L’auteur ne reconnaît comme ayant la propriété complète du sol que les propriétaires de francs-alleux.

Estimation de l’héritage en franc-alleu. Celui qui doit être porté le plus haut. Les coutumes d’Auvergne et de Bourgogne en portent l’estimation au denier 40. L’auteur pense qu’au denier 50 l’évaluation serait exacte.

Il faut remarquer que les francs-alleux roturiers placés dans les limites d’une justice seigneuriale relevaient de cette justice. Ce n’était pas ici une sujétion vis-à-vis du seigneur, mais une soumission à une juridiction qui tenait la place de celle des tribunaux de l’État.

2o La seconde condition des biens est celle des héritages tenus à fief.

3o La troisième se compose des biens tenus à cens, ou, dans le langage du droit, des rotures.

Estimation d’un héritage tenu à fief. L’évaluation doit être moindre suivant que les charges féodales qui pèsent sur lui sont plus grandes.

1o Dans les pays de droit écrit, et dans plusieurs coutumes, les fiefs ne devaient que la bouche et les mains, c’est-à-dire l’hommage.

2o Dans d’autres coutumes, les fiefs, outre la bouche et les mains, sont ce qu’on nomme de danger, comme en Bourgogne, et sont soumis à la commise, ou confiscation féodale, dans le cas où le propriétaire en prend possession, sans avoir prêté foi et hommage.

3o D’autres coutumes, comme celle de Paris et quantité d’autres, assujettissent le fief, outre la foi et l’hommage, au rachat, au quint et requint.

4o Par d’autres enfin, comme celle de Poitou et quelques autres, ils sont assujettis au droit de chambellage et cheval de service, etc.

L’héritage de la première catégorie doit être estimé plus haut que les autres.

La coutume de Paris porte l’estimation au denier 20 ; ce qui paraît, dit l’auteur, assez proportionné.

Estimation des héritages en roture et en censive. Pour arriver à cette estimation, il convient de les diviser en trois classes :

1o Ces héritages sont tenus en simple cens ;

2o Outre le cens, ils peuvent être assujettis à d’autres genres de servitude ;

3o Ils peuvent être tenus en mainmorte, à taille réelle, en bordelage.

De ces trois formes de la propriété roturière indiquées ici, la première et la seconde étaient très-ordinaires au dix-huitième siècle ; la troisième était rare. Les évaluations qu’on en fera, dit l’auteur, seront plus faibles à mesure qu’on arrivera à la seconde, et surtout à la troisième classe. Les possesseurs des héritages de la troisième classe ne sont même pas, à vrai dire, des propriétaires, puisqu’ils ne peuvent aliéner sans la permission du seigneur.

Le terrier. Voici les règles qu’indiquent les feudistes cités plus haut, quant à la manière dont on rédigeait ou renouvelait les registres seigneuriaux nommés terriers, dont j’ai parlé dans plusieurs endroits du texte. Le terrier était, comme on sait, un seul et même registre où étaient rappelés tous les titres constatant les droits qui appartenaient à la seigneurie, tant en propriétés qu’en droits honorifiques, réels, personnels ou mixtes. On y insérait toutes les déclarations des censitaires, les usages de la seigneurie, les baux à cens, etc. Dans la coutume de Paris, disent nos auteurs, les seigneurs pouvaient renouveler leurs terriers tous les trente ans aux dépens des censitaires. Ils ajoutent : « On est néanmoins fort heureux quand on en trouve un par chaque siècle. » On ne peut renouveler son terrier (ce qui était une opération gênante pour tous ceux qui relevaient de la seigneurie) sans obtenir, soit de la grande chancellerie s’il s’agit de seigneuries situées dans le ressort de différents parlements, soit du Parlement dans le cas contraire, une autorisation qui se nomme lettres à terrier. Le notaire est désigné par la justice. C’est devant ce notaire que tous les vassaux, nobles et roturiers, censitaires, emphytéotes et justiciables de la seigneurie, doivent se présenter. Un plan de la seigneurie doit être joint au terrier.

Indépendamment du terrier, on trouvait dans la seigneurie d’autres registres appelés lièves, sur lesquels les seigneurs ou leurs fermiers mettaient les sommes qu’ils avaient reçues des censitaires, avec leurs noms, la date de leur reconnaissance.


fin des notes