Histoire d’un crime/Conclusion

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Conclusion
La chute
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Conclusion
La chute

I.[modifier]

Je revenais de mon quatrième exil (un exil belge, peu de chose). C’était dans les derniers jours de septembre 1871. Je rentrais en France par la frontière du Luxembourg. Je m’étais endormi dans le wagon. Tout à coup la secousse d’arrêt me réveilla. J’ouvris les yeux.

Le train venait de s’arrêter au milieu d’un paysage charmant.

J’étais dans la demi-lueur du sommeil interrompu ; les idées, indistinctes et diffuses, flottaient, encore à moitié rêves, entre la réalité et moi ; j’avais le vague éblouissement du réveil.

Une rivière coulait à côté du chemin de fer, claire, autour d’une île gaie et verte. Cette verdure était si épaisse que les poules d’eau, en y abordant, s’y enfouissaient et y disparaissaient. La rivière s’en allait à travers une vallée qui semblait un jardin profond. Il y avait là des pommiers qui faisaient penser à Eve et des saules qui faisaient songer à Galatée. On était, je l’ai dit, dans un de ces mois équinoxiaux où l’on sent le charme des saisons finissantes ; si c’est l’hiver qui s’en va, on entend arriver la chanson du printemps ; si c’est l’été qui s’éteint, on voit poindre à l’horizon un vague sourire qui est l’automne. Le vent apaisait et mettait d’accord tous ces bruits heureux dont se compose la rumeur des plaines ; le tintement des clochettes semblait bercer le murmure des abeilles ; les derniers papillons se rencontraient avec les premières grappes ; cette heure de l’année mêle la joie de vivre encore à la mélancolie inconsciente de mourir bientôt ; la douceur du soleil était inexprimable. De belles terres rayées de sillons, d’honnêtes toits de paysans, sous les arbres une herbe couverte d’ombre, des mugissements de bœufs comme dans Virgile, et des fumées de hameaux toutes pénétrées de rayons ; tel était l’ensemble. Des enclumes lointaines sonnaient, rythme du travail dans l’harmonie de la nature. J’écoutais, je méditais confusément, la vallée était admirable et tranquille, le ciel bleu était comme posé sur un aimable cercle de collines ; il y avait au loin des voix d’oiseaux et tout près de moi des voix d’enfants, comme deux chansons d’anges mêlées ; la limpidité universelle m’enveloppait ; toute cette grâce et toute cette grandeur me mettaient dans l’âme une aurore…

Tout à coup un voyageur demanda :

— Quel est cet endroit-ci ?

Un autre répondit :

— Sedan.

Je tressaillis.

Ce paradis était un sépulcre.

Je regardai. La vallée était ronde et creuse comme le fond d’un cratère ; la rivière, toute tortueuse, avait une ressemblance de serpent ; les hautes collines étagées les unes derrière les autres entouraient ce lieu mystérieux comme un triple rang de murailles inexorables ; une fois là, il fallait y rester. Cela faisait songer aux cirques. On ne sait quelle inquiétante verdure, qui avait l’air d’un prolongement de la Forêt-Noire, envahissait toutes les hauteurs et se perdait à l’horizon comme un énorme piège impénétrable ; le soleil brillait, les oiseaux chantaient, les charretiers passaient en sifflant, il y avait des brebis, des agneaux et des colombes çà et là, les feuillages frissonnaient et chuchotaient ; l’herbe, cette herbe si épaisse, était pleine de fleurs. C’était épouvantable.

Il me semblait voir trembler sur cette vallée le flamboiement de l’épée de l’ange.

Ce mot, Sedan, avait été comme un voile déchiré. Le paysage était devenu subitement tragique. Ces vagues yeux que l’écorce dessine sur le tronc des arbres regardaient, quoi ? Quelque chose de terrible et d’évanoui.

C’était là en effet ! et, au moment où je passais, il y avait treize mois moins quelques jours, c’était là qu’était venue aboutir la monstrueuse aventure du 2 décembre. Echouement formidable.

Les sombres itinéraires du sort ne peuvent être étudiés sans un profond serrement de cœur.

II.[modifier]

Le 31 août 1870, une armée se trouva réunie et comme massée sous les murs de Sedan, dans un lieu nommé le fond de Givonne. Cette armée était une armée française : vingt-neuf brigades, quinze divisions, quatre corps d’armée, quatre-vingt-dix mille hommes. Cette armée était dans ce lieu sans qu’on pût deviner pourquoi, sans ordre, sans but, pêle-mêle, espèce de tas d’hommes jeté là comme pour être saisi par une main immense.

Cette armée n’avait, ou semblait n’avoir, pour le moment, aucune inquiétude immédiate. On savait, ou l’on croyait savoir, l’ennemi assez loin. En calculant les étapes à quatre lieues par jour, il était à trois jours de marche. Pourtant, vers le soir, les chefs prirent quelques sages dispositions stratégiques ; l’armée étant appuyée en arrière sur Sedan et sur la Meuse, on la protégea par deux fronts de bataille, l’un composé du 7e corps et allant de Floing à Givonne, l’autre composé du 12e corps et allant de Givonne à Bazeilles, triangle dont la Meuse faisait l’hypoténuse. Le 12e corps, formé des trois divisions Lacretelle, Lartigue et Wolff, rangées en ligne droite, l’artillerie entre les brigades, était un véritable barrage ayant à ses extrémités Bazeilles et Givonne, et à son centre Daigny ; les deux divisions Petit et Lhéritier, massées en arrière sur deux lignes, contre-butaient ce barrage. Le général Lebrun commandait le 12e corps. Le 7e corps, commandé par le général Douay, n’avait que deux divisions ; la division Dumont et la division Gisbert, et formait l’autre front de bataille couvrant l’armée de Givonne à Floing, du côté d’Illy ; ce front était relativement faible, trop ouvert du côté de Givonne, et protégé seulement du côté de la Meuse par les deux divisions de cavalerie Margueritte et Bonnemains et par la brigade Guyomar, appuyée en équerre sur Floing. Dans ce triangle campaient le 5e corps, commandé par le général Wimpffen, et le 1er corps, commandé par le général Ducrot. La division de cavalerie Michel couvrait le 1er corps du côté de Daigny ; le 5e corps s’adossait à Sedan. Quatre divisions, disposées chacune sur deux lignes, les divisions Lhéritier, Grandchamp, Goze et Conseil-Duménil, formaient une sorte de fer à cheval, tourné vers Sedan et reliant le premier front de bataille au second. La division de cavalerie Ameil et la brigade Fontanges servaient de réserve à ces quatre divisions. Toute l’artillerie était sur les deux fronts de bataille. Deux morceaux de l’armée étaient en l’air, l’un à droite de Sedan, au delà de Balan, l’autre à gauche de Sedan, en deçà d’Iges. Au delà de Balan, c’étaient la division Vassoigne et la brigade Reboul ; en deçà d’Iges, c’étaient les deux divisions de cavalerie Margueritte et Bonnemains.

Ces dispositions indiquaient une sécurité profonde. D’abord l’empereur Napoléon III ne fût pas venu là s’il n’eût été parfaitement tranquille. Ce fond de Givonne est ce que Napoléon Ier appelait une « cuvette », et ce que l’amiral Tromp appelait « un pot de chambre ». Pas d’encaissement plus fermé. Une armée est là tellement chez elle, qu’elle y est trop ; elle risque de n’en pouvoir plus sortir. C’était la préoccupation de quelques chefs vaillants et prudents, tels que Wimpffen, mais point écoutés. A la rigueur, disaient les gens de l’entourage impérial, on était toujours sûr de pouvoir gagner Mézières, et, en mettant tout au pis, la frontière belge. Mais fallait-il prévoir de si extrêmes éventualités ? En de certains cas, prévoir, c’est presque offenser. On était donc d’accord pour être tranquilles.

Si l’on eût été inquiet, on eût coupé les ponts de la Meuse ; mais on n’y songea même pas. A quoi bon ? L’ennemi était loin. L’empereur, évidemment renseigné, l’affirmait.

L’armée bivouaqua un peu pêle-mêle, nous l’avons dit, et dormit paisiblement toute cette nuit du 31 août, ayant, dans tous les cas, ou croyant avoir la retraite sur Mézières ouverte derrière elle. On dédaigna les précautions les plus ordinaires ; on ne fit pas de reconnaissances de cavalerie, on ne mit pas même de grand’gardes ; un écrivain militaire allemand [1]l’affirme. On était séparé de l’armée allemande par au moins quatorze lieues, trois jours de marche ; on ne savait pas au juste où elle était ; on la croyait éparse, peu adhérente, mal informée, dirigée un peu au hasard sur plusieurs objectifs à la fois, incapable d’un mouvement convergent sur un point unique comme Sedan ; on croyait savoir que le prince de Saxe marchait sur Châlons et que le prince de Prusse marchait sur Metz ; on ignorait tout de cette armée, ses chefs, son plan, son armement, son effectif. En était-elle encore à la stratégie de Gustave-Adolphe ? En était-elle encore à la tactique de Frédéric II ? On ne savait. On était sûr d’être dans quelques semaines à Berlin. Bah ! l’armée prussienne ! On parlait de cette guerre comme d’un rêve et de cette armée comme d’un fantôme.

Dans cette même nuit, pendant que l’armée française dormait, voici ce qui se faisait.

III.[modifier]

A une heure trois quarts du matin, au quartier général de Mouzon, Albert, prince royal de Saxe, mettait en mouvement l’armée de la Meuse ; la garde royale prenait les armes par alerte, et deux divisions se dirigeaient, l’une sur Villers-Cernay, par Escombres et Pouru-aux-Bois, l’autre sur Francheval, par Sachy et Pouru-Saint-Rémy. L’artillerie de la garde suivait.

Au même instant, le 12e corps saxon prenait les armes par alerte, et, par la grande route au sud de Douzy, abordait Lamécourt et se dirigeait sur la Moncelle ; le 1er corps bavarois marchait sur Bazeilles, soutenu à Reuilly-sur-Meuse par une division d’artillerie du 4e corps. L’autre division du 4e corps passait la Meuse à Mouzon et se massait en réserve à Mairy, sur la rive droite. Les trois colonnes se maintenaient reliées entre elles. L’ordre était donné aux avant-gardes de ne commencer aucun mouvement offensif avant cinq heures, et d’occuper silencieusement Pouru-aux-Bois, Pouru-Saint-Rémy et le Douay. On avait laissé les sacs aux bagages. Les trains ne bougeaient pas. Le prince de Saxe était à cheval sur la hauteur d’Amblimont.

A la même heure, au quartier général de Chémery, Blumenthal faisait construire par la division wurtembergeoise un pont sur la Meuse. Le 11e corps, rompant avant le jour, traversait la Meuse à Dom-le-Mesnil et à Donchery, et gagnait Vrigne-sur-Bois. L’artillerie suivait, et commandait la route de Vrigne à Sedan. La division wurtembergeoise gardait le pont construit par elle et commandait la route de Sedan à Mézières. A cinq heures, le 2e corps bavarois, artillerie en tête, faisait rompre une de ses divisions, et la portait par Bulson sur Frénois ; l’autre division passait par Noyers et se formait devant Sedan entre Frénois et Wadelincourt. L’artillerie de réserve était en batterie sur les hauteurs de la rive gauche, en face de Donchery.

Au même moment, la 6e division de cavalerie rompait de Mazeray, et, par Boutancourt et Boulzicourt, gagnait la Meuse à Flize ; la 2e division de cavalerie quittait ses cantonnements et prenait position au sud de Boutancourt, la 4e division de cavalerie prenait position au sud de Frénois, le 1er corps bavarois s’installait à Remilly, la 5e division de cavalerie et le 6e corps observaient, et tous, en ligne et en ordre, massés sur les hauteurs, attendaient que l’aube parût. Le prince de Prusse était à cheval sur la colline de Frénois.

En même temps, sur tous les points de l’horizon, d’autres mouvements pareils s’opéraient de toutes parts. Les hautes collines furent toutes subitement envahies par une immense armée noire. Pas un cri de commandement. Deux cent cinquante mille hommes vinrent, muets, faire un cercle autour du fond de Givonne.

Voici quel fut ce cercle :

Les bavarois, aile droite, à Bazeilles, sur la Meuse ; près des bavarois, les saxons, à la Moncelle et à Daigny ; en face de Givonne, la garde royale ; le 5e corps à Saint-Menges ; le 2e à Fleigneux ; sur la courbe de la Meuse, entre Saint-Menges et Donchery, les wurtembergeois ; le comte Stolberg et sa cavalerie, à Donchery ; sur le front, vers Sedan, la deuxième armée bavaroise.

Tout cela s’exécuta d’une façon spectrale, en ordre, sans un souffle, sans un bruit, à travers les forêts, les ravins et les vallées. Marche tortueuse et sinistre. Allongement de reptiles.

A peine entendait-on un murmure sous les feuilles profondes. La bataille silencieuse fourmillait dans les ténèbres en attendant le jour.

L’armée française dormait.

Tout à coup elle se réveilla.

Elle était prisonnière.

Le soleil se leva, splendide du côté de Dieu, terrible du côté de l’homme.

IV.[modifier]

Fixons la situation.

Les allemands ont pour eux le nombre ; ils sont trois contre un, quatre peut-être ; ils avouent deux cent cinquante mille hommes, mais il est certain que leur front d’attaque était de trente kilomètres ; ils ont pour eux les positions, ils couronnent les hauteurs, ils emplissent les forêts, ils sont couverts par tous ces escarpements, ils sont masqués par toute cette ombre ; ils ont une artillerie incomparable. L’armée française est dans un fond, presque sans artillerie et sans munitions, toute nue sous leur mitraille. Les allemands ont pour eux l’embuscade, les français n’ont pour eux que l’héroïsme. Mourir est beau, mais surprendre est bon.

Une surprise, c’est là ce fait d’armes.

Est-ce de bonne guerre ? Oui. Mais si ceci est la bonne guerre, qu’est-ce que la mauvaise ?

C’est la même chose.

Cela dit, la bataille de Sedan est racontée.

On voudrait s’arrêter là. Mais on ne peut. Quelle que soit l’horreur de l’historien, l’histoire est un devoir, et ce devoir veut être rempli. Il n’y a pas de pente plus impérieuse que celle-ci : dire la vérité ; qui s’y aventure roule jusqu’au fond. Il le faut. Le justicier est condamné à la justice.

La bataille de Sedan est plus qu’une bataille qui se livre ; c’est un syllogisme qui s’achève ; redoutable préméditation du destin. Le destin ne se hâte jamais, mais arrive toujours. A son heure, le voilà. Il laisse passer les années, puis, au moment où l’on y songe le moins, il apparaît. Sedan, c’est l’inattendu, fatal. De temps en temps, dans l’histoire, la logique divine fait des sorties. Sedan est une de ces sorties.

Donc le 1er septembre, à cinq heures du matin, le monde s’éveilla sous le soleil et l’armée française sous la foudre.

V.[modifier]

Bazeilles prend feu, Givonne prend feu, Floing prend feu ; cela commence par une fournaise. Tout l’horizon est une flamme. Le camp français est dans ce cratère, stupéfait, effaré, en sursaut, fourmillement funèbre. Un cercle de tonnerres environne l’armée. On est cerné par l’extermination. Ce meurtre immense se fait sur tous les points à la fois. Les français résistent, et ils sont terribles, n’ayant plus que le désespoir. Nos canons, presque tous de vieux modèle et de peu de portée, sont tout de suite démontés par le tir effroyable et précis des prussiens. La densité de la pluie d’obus sur la vallée est telle que « la terre en est toute rayée, dit un témoin, comme par un râteau ». Combien de canons ? Onze cents au moins. Douze batteries allemandes, rien que sur la Moncelle ; la 3e et la 4e abtheilung, artillerie épouvantable, sur les crêtes de Givonne, avec la 2e batterie à cheval pour réserve ; en face de Daigny, dix batteries saxonnes et deux wurtembergeoises ; le rideau d’arbres du bois au nord de Villers-Cernay cache l’abtheilung montée, qui est là avec la 3e grosse artillerie en réserve, et de ce taillis ténébreux sort un feu formidable ; les vingt-quatre pièces de la 1e grosse artillerie sont en batterie dans la clairière voisine du chemin de la Moncelle à la Chapelle ; la batterie de la garde royale incendie le bois de la Garenne ; les bombes et les boulets criblent Sachy, Francheval, Pouru-Saint-Rémy et la vallée entre Heibes et Givonne ; et le triple et quadruple rang des bouches à feu se prolonge, sans solution de continuité, jusqu’au calvaire d’Illy, point extrême de l’horizon. Les soldats allemands, assis ou couchés devant les batteries, regardent travailler l’artillerie. Les soldats français tombent et meurent. Parmi les cadavres qui couvrent la plaine, il y en a un, le cadavre d’un officier, sur lequel on trouvera, après la bataille, un pli cacheté contenant cet ordre signé NAPOLÉON : Aujourd’hui 1er septembre, repos pour toute l’armée [2]. Le vaillant 35e de ligne disparaît presque tout entier sous l’écrasement des obus ; la brave infanterie de marine tient un moment en échec les saxons mêlés aux bavarois, mais, débordée de toutes parts, recule ; toute l’admirable cavalerie de la division Margueritte, lancée contre l’infanterie allemande, s’arrête et s’effondre à mi-chemin, exterminée, dit le rapport prussien, « par des feux bien ajustés et tranquilles ». Ce champ de carnage a trois issues ; toutes trois barrées ; la route de Bouillon, par la garde prussienne, la route de Carignan, par les bavarois, la route de Mézières, par les wurtembergeois. Les français n’ont pas songé à barricader le viaduc du chemin de fer, trois bataillons allemands l’ont occupé dans la nuit ; deux maisons isolées sur la route de Balan pouvaient être le pivot d’une longue résistance, les allemands y sont ; le parc de Monvillers à Bazeilles, touffu et profond, pouvait empêcher la jonction des saxons maîtres de la Moncelle et des bavarois maîtres de Bazeilles, on y a été devancé ; on y trouve les bavarois coupant les haies avec leurs serpes. L’armée allemande se meut tout d’une pièce dans une unité absolue, le prince de Saxe est sur la colline de Mairy d’où il domine toute l’action ; le commandement oscille dans l’armée française. Au commencement de la bataille, à cinq heures trois quarts, Mac-Mahon est blessé d’un éclat d’obus ; à sept heures, Ducrot le remplace ; à dix heures, Wimpffen. remplace Ducrot. D’instant en instant, le mur de feu se rapproche, le roulement de foudre est continu, sinistre pulvérisation de quatre-vingt mille hommes, jamais rien de semblable ne s’est vu, jamais armée ne s’est abîmée sous un pareil écroulement de mitraille. A une heure, tout est perdu. Les régiments pêle-mêle se réfugient dans Sedan. Mais Sedan commence à brûler ; le Dijonval brûle, les ambulances brûlent ; il n’y a plus de possible qu’une trouée. Wimpffen, brave et ferme, la propose à l’empereur. Le 3e zouaves, éperdu, a donné l’exemple ; coupé du reste de l’armée, il s’est frayé un passage et a gagné la Belgique. Fuite des lions.

Tout à coup, au-dessus du désastre, au-dessus du monceau énorme des morts et des mourants, au-dessus de tout cet héroïsme infortuné, apparaît la honte. Le drapeau blanc est arboré.

Il y avait là Turenne et Vauban, tous deux présents, l’un par sa statue, l’autre par sa citadelle.

La statue et la citadelle assistèrent à la capitulation épouvantable. Ces deux vierges, l’une de bronze, l’autre de granit, se sentirent prostituées. O face auguste de la patrie ! O rougeur éternelle !

VI.[modifier]

Ce désastre de Sedan était facile à éviter pour le premier venu, impossible pour Louis Bonaparte. Il l’évita si peu qu’il vint le chercher. Lex fati.

Notre armée semblait arrangée exprès pour la catastrophe. Le soldat était inquiet, désorienté, affamé. Le 31 août il y avait, dans les rues de Sedan, des soldats qui cherchaient leur régiment et qui allaient de porte en porte demandant du pain. On a vu qu’un ordre de l’empereur indiquait le lendemain 1er septembre pour jour de repos. En effet l’armée était épuisée de fatigue. Et pourtant elle n’avait eu que de courtes étapes. Le soldat perdait presque l’habitude de marcher. Tel corps, le 1er, par exemple, en était à ne faire que deux lieues par jour (le 29 août, de Stonne à Raucourt).

Pendant ce temps-là l’armée allemande, inexorablement commandée, et menée au bâton comme l’armée de Xercès, accomplissait des marches de quatorze lieues en quinze heures, ce qui lui permettait d’arriver à l’improviste et de cerner l’armée française endormie. Se laisser surprendre était la coutume ; le général de Failly s’était laissé surprendre à Beaumont ; le jour, les soldats démontaient leurs fusils pour les nettoyer, la nuit ils dormaient, sans même couper les ponts qui les livraient à l’ennemi ; ainsi l’on négligea de faire sauter les ponts de Mouzon et de Bazeilles. Le 1er septembre, le jour n’avait pas encore paru que déjà une avant-garde de sept bataillons commandée par le général Schultz saisissait la Rulle et assurait la jonction de l’armée de la Meuse avec la garde royale. Presque à la même minute, avec la précision allemande, les wurtembergeois s’emparaient du pont de la Platinerie, et, cachés par le bois Chevalier, les bataillons saxons, déployés en colonnes de compagnie, occupaient tout le chemin de la Moncelle à Villers-Cernay.

Aussi, on l’a vu, le réveil de l’armée française fut horrible. A Bazeilles, un brouillard s’ajoutait à la fumée. Nos soldats, assaillis dans cette ombre, ne savaient ce que la mort leur voulait ; ils se battirent de chambre en chambre et de maison en maison [3]. Ce fut en vain que la brigade Reboul vint appuyer la brigade Martin des Pallières ; il fallut céder. En même temps, Ducrot était forcé de se concentrer au bois de la Garenne, en avant du calvaire d’Illy ; Douay, ébranlé, se repliait ; Lebrun seul tenait bon sur le plateau de Stenay. Nos troupes occupaient une ligne de cinq kilomètres ; le front de l’armée française faisait face à l’est, la gauche face au nord, l’extrême gauche (brigade Guyomar) face à l’ouest ; mais on ne savait si l’on faisait face à l’ennemi, on ne le voyait pas ; l’extermination frappait sans se montrer ; on avait affaire à Méduse masquée. Notre cavalerie était excellente, mais inutile. Le champ de bataille, obstrué par un grand bois, coupé de bouquets d’arbres, de maisons et de fermes et de murs de clôture, était bon pour l’artillerie et l’infanterie, mauvais pour la cavalerie. Le ruisseau de Givonne, qui coule au fond et le traverse, eut pendant trois jours plus de sang que d’eau. Entre autres lieux de carnage, Saint-Menges fut épouvantable. La trouée par Carignan vers Montmédy parut possible un moment, puis se ferma. Il n’y eut plus que ce refuge, Sedan ; Sedan, encombré de charrois, de fourgons, d’attelages, de baraques à blessés ; tas de combustible. Cette agonie des héros dura dix heures. Ils refusaient de se rendre, ils s’indignaient, ils voulaient achever leur mort, si vaillamment commencée. On les livra.

Nous l’avons dit, trois hommes, trois soldats intrépides, s’étaient succédé dans le commandement, Mac-Mahon, Ducrot, Wimpffen ; Mac-Mahon n’eut que le temps d’être blessé, Ducrot n’eut que le temps de faire une faute, Wimpffen n’eut que le temps d’avoir une idée héroïque, et il l’eut ; mais Mac-Mahon n’est pas responsable de sa blessure, Ducrot n’est pas responsable de sa faute, et Wimpffen n’est pas responsable de l’impossibilité de la trouée. L’obus qui a frappé Mac-Mahon l’a retiré de la catastrophe ; la faute de Ducrot, l’ordre inopportun de retraite donné au général Lebrun, s’explique par l’horreur confuse de la situation, et est plutôt une erreur qu’une faute ; Wimpffen, désespéré, avait besoin pour sa trouée de vingt mille soldats et n’en a pu réunir que deux mille ; l’histoire dégage ces trois hommes ; il n’y a eu, dans ce désastre de Sedan, qu’un seul et fatal général, l’empereur. Ce qui s’est noué le 2 décembre 1851 s’est dénoué le 2 septembre 1870 ; le carnage du boulevard Montmartre et la capitulation de Sedan sont, nous y insistons, les deux parties d’un syllogisme ; la logique et la justice ont la même balance ; il était dans cette destinée funeste de commencer par un drapeau noir, le massacre, et de finir par un drapeau blanc, le déshonneur.

VII.[modifier]

Il n’y avait pas d’autre choix que la mort ou l’opprobre ; il fallait rendre son âme, ou son épée. Louis Bonaparte rendit son épée.

Il écrivit à Guillaume :

« Monsieur mon frère,

» N’ayant pas pu mourir au milieu de mes troupes, il ne me reste qu’à remettre mon épée entre les mains de Votre Majesté.

» Je suis, de Votre Majesté, le bon frère.

» NAPOLÉON. »

Sedan, le 1er septembre 1870.

Guillaume répondit : « Monsieur mon frère, j’accepte votre épée. » Et le 2 septembre, à six heures du matin, cette plaine, ruisselante de sang et couverte de morts, vit passer une calèche à quatre chevaux, attelée à la Daumont, dorée, découverte, et dans cette calèche un homme, la cigarette à la bouche. C’était l’empereur des français allant rendre son épée au roi de Prusse.

Le roi fit attendre l’empereur. C’était de trop bonne heure. Il envoya M. de Bismarck dire à Louis Bonaparte qu’« il ne voulait pas » le recevoir encore. Louis Bonaparte entra dans une masure au bord de la route. Il y avait une chambre avec une table et deux chaises. Bismarck et lui s’accoudèrent sur la table, et causèrent. Causerie lugubre. A l’heure qui plut au roi, vers midi, l’empereur remonta en voiture et alla au château de Bellevue, à mi-chemin du château de Vendresse. Là il attendit que le roi vînt. A une heure, Guillaume arriva de Vendresse et consentit à recevoir Bonaparte. Il le reçut mal. Attila n’a pas la main légère. Le roi, rude bonhomme, montra à l’empereur une commisération involontairement cruelle. Il y a des pitiés accablantes. Le vainqueur reprocha la victoire au vaincu. La brusquerie manie mal une plaie vive. – Quelle idée avez-vous eue de faire cette guerre ? – Le vaincu s’excusa, accusant la France. Les hourra lointains de l’armée allemande victorieuse coupaient ce dialogue.

Le roi fit reconduire l’empereur par un détachement de la garde royale. Cet excès d’ignominie s’appelle « une escorte d’honneur ».

Après l’épée, l’armée.

Le 3 septembre, il fut fait par Louis Bonaparte livraison à l’Allemagne de quatre-vingt-trois mille soldats français.

« Plus (dit le rapport prussien) :

» Un aigle et deux drapeaux.

» Quatre cent dix-neuf canons de campagne et mitrailleuses.

» Cent trente-neuf pièces de place.

» Mille soixante-dix-neuf voitures de toute espèce.

» Soixante mille fusils.

» Six mille chevaux encore en état de servir. »

Ces chiffres allemands manquent de certitude. Selon que cela semble momentanément utile, les chancelleries auliques enflent ou désenflent le désastre. Il y eut environ treize mille blessés parmi les prisonniers. Les nombres varient dans les documents officiels. Un rapport prussien, additionnant les soldats français blessés ou morts dans la bataille de Sedan, publie ce total : Seize mille quatre cents hommes. Ce nombre donne le frisson. C’est ce chiffre-là, seize mille quatre cents hommes, que Saint-Arnaud avait fait travailler sur le boulevard Montmartre le 4 décembre.

A une demi-lieue au nord-ouest de Sedan, près d’Iges, la boucle de la Meuse fait une presqu’île. Un canal coupe l’isthme ; de sorte que la presqu’île est une île. Ce fut là que furent parqués, sous le bâton des caporaux prussiens, quatre-vingt-trois mille soldats français. Quelques sentinelles gardaient cette armée. On en mit peu, insolemment. Ces vaincus restèrent là dix jours, les blessés presque sans soins, les valides presque sans nourriture. L’armée allemande ricanait autour d’eux. Le ciel s’en mêla, le temps fut affreux. Ni baraques ni tentes. Pas un feu, pas une botte de paille. Pendant dix jours et dix nuits, ces quatre-vingt-trois mille prisonniers bivouaquèrent, la tête sous la pluie, les pieds dans la boue. Beaucoup moururent de fièvre, regrettant la mitraille. Enfin des wagons à bestiaux vinrent, et les emportèrent.

Le roi mit l’empereur dans un lieu quelconque, Wilhelmshoë.

Quel haillon, un empereur vidé !

VIII.[modifier]

J’étais là, pensif. Je regardais ces plaines, ces ravins, ces collines, plein de frémissement. J’eusse insulté volontiers ce lieu terrible.

Mais l’horreur sacrée me retenait.

Le chef de la station de Sedan était venu jusqu’à mon wagon et m’expliquait ce que j’avais sous les yeux.

Il me semblait apercevoir, à travers ses paroles, les pâles éclairs de la bataille. Tous ces hameaux lointains, épars et charmants au soleil, avaient brûlé ; ils étaient rebâtis. La nature, si vite distraite, avait tout réparé, tout nettoyé, tout balayé, tout remis en place. Le bouleversement féroce des hommes s’était évanoui, l’ordre éternel avait repris le dessus. Mais, je l’ai dit, le soleil avait beau être là, toute cette vallée était fumée et ténèbres. Au loin sur une éminence, à ma gauche, j’apercevais un village : c’était Frénois. Là se tenait le roi de Prusse pendant la bataille. A mi-côte de cette hauteur, le long d’une route, je distinguais au-dessus des arbres trois pignons aigus : c’était un château, Bellevue ; c’était là que Louis Bonaparte s’était rendu à Guillaume ; c’était là qu’il avait donné et livré notre armée ; c’était là que, pas tout de suite admis, invité à un peu de patience, il était resté près d’une heure, muet et livide devant la porte, apportant sa honte et attendant qu’il plût à Guillaume de lui ouvrir ; c’était là qu’avant de la recevoir, le roi de Prusse avait fait faire antichambre à l’épée de la France. Plus bas, plus près, dans la vallée, à l’entrée de la route menant à Vendresse, on me montrait une espèce de masure. Là, me disait-on, en attendant le roi de Prusse, l’empereur Napoléon III était descendu, blême ; il était entré dans une petite cour qu’on me désigna et où un chien à la chaîne grondait ; il s’était assis sur une pierre près d’un tas de fumier, et il avait dit : – J’ai soif. Un soldat prussien lui avait apporté un verre d’eau.

Effroyable fin du coup d’État. Le sang bu ne désaltère pas. Une heure devait venir où le malheureux jetterait ce cri de fièvre et d’agonie. La honte lui réservait cette soif, et la Prusse ce verre d’eau.

Lie affreuse de la destinée.

Au delà du chemin, à quelques pas de moi, cinq peupliers frissonnants et pâles abritaient une façade de maison dont l’unique étage était surmonté d’une enseigne. Sur cette enseigne était écrit en grosses lettres ce nom : DROUET. J’étais hagard. Drouet, je lisais Varennes. Tragique hasard qui mêlait Varennes lait Varennes à Sedan, semblait vouloir confronter les deux catastrophes, et accoupler dans une sorte de même chaîne l’empereur prisonnier de l’étranger au roi prisonnier de son peuple.

L’obscurcissement de la rêverie couvrait pour moi cette plaine. La Meuse me paraissait avoir des reflets rouges ; l’île voisine, dont j’avais admiré la verdure, avait pour sous-sol une tombe ; quinze cents chevaux et autant d’hommes y étaient enterrés ; de là l’herbe épaisse. Çà et là, à perte de vue, apparaissaient, dans la vallée, des monticules avec des végétations sinistres ; chacune de ces végétations marquait la place d’un régiment enseveli. Là avait été anéantie la brigade Guyomar ; là avait été exterminée la division Lhéritier ; ici avait péri le 7e corps ; là, sans même avoir pu aborder l’infanterie ennemie, était tombée « sous des feux tranquilles et bien ajustés », dit le rapport prussien, toute la cavalerie du général Margueritte. De ces deux sommets, les plus élevés de cette enceinte de collines, Daigny, en face de Givonne, qui a deux cent soixante-seize mètres, Fleigneux, en face d’llly, qui a deux cent quatre-vingt-seize mètres, les batteries de la garde royale de Prusse avaient écrasé l’armée française. Cela s’était fait de haut, avec l’autorité terrible du destin. Il semblait qu’on fût venu là exprès, les uns pour tuer, les autres pour mourir. Un mortier, qui est une vallée, un pilon, qui est l’armée allemande, voilà la bataille de Sedan. Je regardais, sans pouvoir en détacher mes yeux, ce champ du désastre, ces plis de terrain qui n’avaient pas protégé nos régiments, ces ravins où s’était effondrée la cavalerie, tout cet amphithéâtre où s’étageait la catastrophe, les escarpements sombres de la Marphée, ces halliers, ces pentes, ces précipices, ces forêts pleines d’embûches, et dans cette ombre formidable, ô toi, l’Invisible ! je te voyais.

IX.[modifier]

Jamais chute ne fut plus lugubre.

Nulle expiation n’est comparable à celle-là. Ce drame inouï a cinq actes, tellement farouches, qu’Eschyle lui-même n’eût pas osé les rêver. Le Guet-Apens, la Lutte, Le Massacre, la Victoire, la Chute. Quel nœud et quel dénoûment ! Un poète qui l’eût prédit eût semblé un traître ; Dieu seul pouvait se permettre Sedan.

Tout proportionner, c’est sa loi. A pire que Brumaire, il fallait pire que Waterloo.

Le premier Napoléon, nous l’avons dit ailleurs [4], avait fait front à la destinée ; il n’avait pas été déshonoré par son supplice ; il était tombé en regardant fixement Dieu. Il était rentré dans Paris, discutant les hommes qui le renversaient, distinguant fièrement entre eux, estimant Lafayette et méprisant Dupin. Il avait jusqu’au dernier moment voulu voir clair dans son sort, il ne s’était pas laissé bander les yeux ; il avait accepté la catastrophe en lui faisant ses conditions. Ici rien de pareil. On pourrait presque dire que le traître est frappé en traître. C’est un malheureux qui se sent manié par le destin, et qui ne sait pas ce qu’on lui fait. Il était au sommet de la puissance, maître aveugle du monde imbécile. Il avait souhaité un plébiscite, il l’avait eu. Il avait à ses pieds ce même Guillaume. C’est à ce moment-là que brusquement son crime l’a saisi. Il ne s’est pas débattu ; il a été le condamné qui obéit à la condamnation. Il s’est prêté à tout ce que le sort terrible voulait de lui. Pas de patient plus docile. Il n’avait pas d’armée, il a fait la guerre ; il n’avait que Rouher, il a provoqué Bismarck ; il n’avait que Le Bœuf, il a attaqué Moltke. Il a confié Strasbourg à Uhrich ; il a donné Metz à garder à Bazaine. Il avait cent vingt mille hommes à Châlons, il pouvait couvrir Paris ; il a senti que son crime s’y dressait, menaçant et debout ; il a pris la fuite devant Paris ; il a mené lui-même, exprès et malgré lui, le voulant et sans le vouloir, le sachant et sans le savoir, misérable esprit en proie à l’abîme, il a mené son armée dans un lieu d’extermination ; il a fait ce choix effrayant du champ de bataille sans issue ; il n’avait plus conscience de rien, pas plus de sa faute d’aujourd’hui que de son crime d’autrefois ; il fallait finir, mais il ne pouvait finir qu’en fuyard ; ce condamné n’était pas digne de regarder sa fin en face ; il a baissé la tête, il a tourné le dos ; Dieu l’a exécuté en le dégradant ; Napoléon III, comme empereur, avait droit au tonnerre, mais pour lui le tonnerre a été infamant ; il a été foudroyé par derrière.

X.[modifier]

Oublions cet homme et regardons l’humanité.

L’envahissement de la France en 1870 par l’Allemagne a été un effet de nuit. Le monde s’est étonné que tant d’ombre pût sortir d’un peuple. Cinq mois noirs, voilà le siège de Paris. Faire la nuit, cela peut prouver de la puissance ; mais la gloire, c’est de faire le jour. La France fait le jour. De là son immense popularité humaine. La civilisation lui doit l’aurore. L’esprit humain pour voir clair se tourne du côté de la France. Cinq mois de ténèbres, voilà ce qu’en 1870 l’Allemagne a réussi à donner aux nations ; la France leur a donné quatre siècles de lumière.

Aujourd’hui le monde civilisé sent plus que jamais le besoin qu’il a de la France. La France a fait sa preuve par son péril. L’apathie ingrate des gouvernements n’a fait qu’accroître l’anxiété des nations. A la vue de Paris menacé, il y eut parmi les peuples une terreur de décapitation. Va-t-on laisser faire l’Allemagne ? Mais la France s’est sauvée toute seule. Elle n’a eu qu’à se lever. Patuit dea.

Aujourd’hui elle est plus grande que jamais. Ce qui eût tué toute autre nation l’a blessée à peine. L’assombrissement de son horizon a rendu plus visible sa lumière. Ce qu’elle a perdu en territoire, elle l’a regagné en rayonnement. Aussi est-elle fraternelle sans effort. Au-dessus de son malheur il y a son sourire. Ce n’est pas sur elle que pèse l’empire gothique. Elle est une nation de citoyens, et non un troupeau de sujets. Les frontières ? Y aura-t-il des frontières dans vingt ans ? Les victoires ? La France a dans le passé les victoires de la guerre et dans l’avenir les victoires de la paix. L’avenir est à Voltaire, et non à Krupp. L’avenir est au livre, et non au glaive. L’avenir est à la vie, et non à la mort. Il y a dans la politique opposée à la France une certaine quantité de sépulcre ; chercher la vie dans les vieilles institutions est chose vaine, et se nourrir du passé c’est mordre dans la cendre. La France a la faculté éclairante ; aucune catastrophe, politique ou militaire, ne lui ôtera cette suprématie mystérieuse. Le nuage passé, on revoit l’étoile.

L’étoile n’a pas de colère ; l’aurore n’a pas de rancune. La lumière se satisfait en étant la lumière. La lumière, c’est tout ; le genre humain n’a pas d’autre amour. La France se sait aimée, parce qu’elle est bonne ; et la plus grande de toutes les puissances, c’est d’être aimée. La Révolution française est pour tout le monde. C’est une bataille perpétuellement livrée pour le juste et perpétuellement gagnée pour le vrai. Le juste, c’est le fond de l’ homme ; le vrai, c’est le fond de Dieu. Que faire contre une révolution qui a tellement raison ? Rien. L’aimer. C’est ce que font les nations. La France se donne, le monde l’accepte. Tout le phénomène actuel est dans ces quelques mots. On résiste à l’invasion des armées ; on ne résiste pas à l’invasion des idées. La gloire des barbares est d’être conquis par l’humanité ; la gloire des sauvages est d’être conquis par la civilisation ; la gloire des ténèbres est d’être conquises par le flambeau. C’est pourquoi la France est voulue et consentie de tous. C’est pourquoi, n’ayant aucune haine, elle n’a aucune crainte ; c’est pourquoi elle est fraternelle et maternelle ; c’est pourquoi elle est impossible à amoindrir, impossible à humilier, impossible à irriter ; c’est pourquoi, après tant d’épreuves, tant de catastrophes, tant de désastres, tant de calamités, tant de chutes, incorruptible et invulnérable, elle tend la main à tous les peuples, de haut.

Quand le regard se fixe sur ce vieux continent remué aujourd’hui d’un souffle nouveau, de certains phénomènes apparaissent, et il semble qu’on entrevoit cette chose auguste et mystérieuse, la formation de l’avenir. On peut dire que, de même que la lumière se compose de sept couleurs, la civilisation se compose de sept peuples. De ces peuples, trois, la Grèce, l’Italie et l’Espagne, représentent le midi ; trois, l’Angleterre, l’Allemagne et la Russie, représentent le nord ; le septième, ou le premier, la France, est à la fois nord et sud, celtique et latin, goth et grec. Ce pays doit à son ciel ce hasard sublime, le croisement des deux rayons ; le croisement des deux rayons, c’est comme si l’on disait la jonction des deux mains, c’est-à-dire la paix. Tel est le privilège de cette France ; elle est à la fois solaire et étoilée ; elle a dans son ciel autant d’aube que l’orient et autant d’astres que le septentrion. Quelquefois c’est dans les ténèbres que sa lueur se lève, c’est dans la nuit noire des révolutions et des guerres que son resplendissement flamboie, et ses aurores sont boréales.

Un jour, avant peu, les sept nations qui résument toute l’humanité s’allieront et se fondront, comme les sept couleurs du prisme, dans une radieuse courbure céleste ; le prodige de la paix apparaîtra éternel et visible au-dessus de la civilisation, et le monde contemplera, ébloui, l’immense arc-en-ciel des Peuples-Unis d’Europe.


  1. M. Harwig.
  2. La Guerre franco-allemande de 1870-1871, rapport de l’état-major prussien, p. 1087.
  3. « Les français furent littéralement tirés du sommeil par notre attaque. » Helvig.
  4. L’Année terrible.