« Marguerite Yourcenar » : différence entre les versions

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{{citation|Si ce monde larvaire et spectral, où le plat et l'absurde foisonnent plus abondamment encore que sur terre, nous offre une idée des conditions de l'âme séparées du corps, je passerai sans doute mon éternité à regretter le contrôle exquis des sens et les perspectives réajustées de la raison humaine.}}
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|auteur=Marguerite Yourcenar
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Marguerite Yourcenar en 1983

Marguerite Yourcenar, de son vrai nom Marguerite Cleenewerck de Crayencour (Bruxelles, 8 juin 1903Mount Desert Island, États-Unis, 17 décembre 1987) est un écrivain français. Elle fut la première femme à entrer à l'Académie française.

Alexis ou le Traité du Vain Combat, 1929

Le passé, pour peu qu'on y songe, est chose infiniment plus stable que le présent, aussi paraissait-il d'une conséquence plus grande.
  • « Alexis ou le Traité du Vain Combat » (1929), dans Alexis. Le Coup de Grâce, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1971  (ISBN 2-07-037041-0), p. 24


Nous sommes tous distraits, parce que nous avons nos rêves ; seul, le perpétuel recommencement des mêmes choses finit par nous imprégner d'elles.
  • « Alexis ou le Traité du Vain Combat » (1929), dans Alexis. Le Coup de Grâce, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1971  (ISBN 2-07-037041-0), p. 29


Je ne suis qu'un exécutant, je me borne à traduire. Mais on ne traduit que son trouble : c'est toujours de soi-même qu'on parle.
  • « Alexis ou le Traité du Vain Combat » (1929), dans Alexis. Le Coup de Grâce, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1971  (ISBN 2-07-037041-0), p. 30


C'est toujours ainsi : nos œuvres représentent une période de notre existence que nous avons déjà franchie, à l'époque où nous les écrivons.
  • « Alexis ou le Traité du Vain Combat » (1929), dans Alexis. Le Coup de Grâce, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1971  (ISBN 2-07-037041-0), p. 30


La vie est quelque chose de plus que la poésie ; elle est quelque chose de plus que la physiologie, et même que la morale, à laquelle j'ai cru si longtemps. Elle est tout cela et bien davantage encore : elle est la vie. Elle est notre seul bien et notre seule malédiction. Nous vivons, Monique ; chacun de nous a sa vie particulière, unique, déterminée par tout le passé, sur lequel nous ne pouvons rien, et déterminant à son tour, si peu que ce soit, tout l'avenir. Sa vie. Sa vie qui n'est qu'à lui-même, qui ne sera pas deux fois, et qu'il n'est pas toujours sûr de comprendre tout à fait. Et ce que je dis là de la vie tout entière, je pourrais le dire de chaque moment d'une vie. Les autres voient notre présence, nos gestes, la façon dont les mots se forment sur nos lèvres ; seuls, nous voyons notre vie. Cela est étrange : nous la voyons, nous nous étonnons qu'elle soit ainsi, et nous ne pouvons la changer. Même lorsque nous la jugeons, nous lui appartenons encore ; notre approbation ou notre blâme en fait partie ; c'est toujours elle qui se reflète elle-même. Car il n'y a rien d'autre ; le monde, pour chacun de nous, n'existe que dans la mesure où il confine à notre vie.
  • « Alexis ou le Traité du Vain Combat » (1929), dans Alexis. Le Coup de Grâce, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1971  (ISBN 2-07-037041-0), p. 34


Je ne sais pas, mon amie, à quoi nous serviraient nos tares, si elles ne nous enseignaient la pitié.
Je m'habituai. On s'habitue facilement. Il y a une jouissance à savoir qu'on est pauvre, qu'on est seul et que personne ne songe à nous. Cela simplifie la vie. Mais c'est aussi une grande tentation. Je revenais tard, chaque nuit, par les faubourgs presque déserts à cette heure, si fatigué que je ne sentais plus la fatigue. Les gens que l'on rencontre dans les rues, pendant le jour, donnent l'impression d'aller vers un but précis, que l'on suppose raisonnable, mais, la nuit, ils paraissent marcher dans leurs rêves. Les passants me semblaient, comme moi, avoir l'aspect vague de figures qu'on voit dans les songes, et je n'étais pas sûr que toute la vie ne fût pas un cauchemar inepte, épuisant, interminable. Je n'ai pas à vous dire la fadeur de ces nuits viennoises. J'apercevais quelquefois des couples d'amants étalés sur le seuil des portes, prolongeant tout à leur aise leurs entretiens, ou leurs baisers peut-être ; l'obscurité, autour d'eux, rendait plus excusable l'illusion réciproque de l'amour ; et j'enviais ce contentement placide, que je ne désirais pas. Mon amie, nous sommes bien étranges. J'éprouvais pour la première fois un plaisir de perversité à différer des autres ; il est difficile de ne pas se croire supérieur, lorsqu'on souffre davantage, et la vue des gens heureux donne la nausée du bonheur.
  • « Alexis ou le Traité du Vain Combat » (1929), dans Alexis. Le Coup de Grâce, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1971  (ISBN 2-07-037041-0), p. 68


On n'est jamais tout à fait seul : par malheur, on est toujours avec soi-même.
  • « Alexis ou le Traité du Vain Combat » (1929), dans Alexis. Le Coup de Grâce, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1971  (ISBN 2-07-037041-0), p. 80


Le silence ne compense pas seulement pour l'impuissance des paroles humaines, il compense aussi, pour les musiciens médiocres, la pauvreté des accords. Il m'a toujours semblé que la musique ne devrait être que du silence, et le mystère du silence, qui chercherait à s'exprimer. Voyez, par exemple, une fontaine. L'eau muette emplit les conduits, en déborde, et la perle qui en tombe est sonore. Il m'a toujours semblé que la musique ne devrait être que le trop-plein d'un grand silence.
  • « Alexis ou le Traité du Vain combat » (1929), dans Œuvres romanesques, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982  (ISBN 2-07-011018-4), p. 49


J'ai souvent pensé, avec tristesse, qu'une âme vraiment belle n'obtiendrait pas la gloire, parce qu'elle ne la désirerait pas. Cette idée, qui m'a désabusé de la gloire, m'a désabusé du génie. J'ai souvent pensé que le génie n'est qu'une éloquence particulière, un don bruyant d'exprimer.
  • « Alexis ou le Traité du Vain Combat » (1929), dans Alexis. Le Coup de Grâce, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1971  (ISBN 2-07-037041-0), p. 82


Je pleurai à l'idée que la vie fût si simple, et serait si facile si nous étions nous-mêmes assez simples pour l'accepter.
  • « Alexis ou le Traité du Vain Combat » (1929), dans Alexis. Le Coup de Grâce, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1971  (ISBN 2-07-037041-0), p. 85


Vous avez cru qu'il suffisait d'être parfaite pour être heureuse ; j'ai cru suffisant, pour être heureux, de n'être plus coupable.
  • « Alexis ou le Traité du Vain Combat » (1929), dans Alexis. Le Coup de Grâce, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1971  (ISBN 2-07-037041-0), p. 100


J'aime que le temps nous porte, et non qu'il nous entraîne.
  • « Alexis ou le Traité du Vain Combat » (1929), dans Alexis. Le Coup de Grâce, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1971  (ISBN 2-07-037041-0), p. 100


Le courage consiste à donner raison aux choses quand nous ne pouvons les changer.
  • « Alexis ou le Traité du Vain Combat » (1929), dans Alexis. Le Coup de Grâce, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1971  (ISBN 2-07-037041-0), p. 104


Je me sentais timide, devant cet enfant qu'il fallait embrasser. Il m'inspirait, non pas de la tendresse, ni même de l'affection, mais une grande pitié, car on ne sait jamais, devant les nouveau-nés, quelle raison de pleurer leur fournira l'avenir.
  • « Alexis ou le Traité du Vain Combat » (1929), dans Alexis. Le Coup de Grâce, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1971  (ISBN 2-07-037041-0), p. 115


Mon amie, nous croyons à tort que la vie nous transforme : elle nous use et ce qu'elle use en nous, ce sont les choses apprises.
  • « Alexis ou le Traité du Vain Combat » (1929), dans Alexis. Le Coup de Grâce, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1971  (ISBN 2-07-037041-0), p. 117


Denier du rêve, 1934

Un grossissement de plus, et ces visages se décomposeraient en mouvements d'atomes, aussi indifférents à ce baiser que nous pouvons l'être aux amours démesurées des astres.
  • « Denier du rêve » (1934), dans Œuvres romanesques, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982  (ISBN 2-07-011018-4), p. 246


Mémoires d'Hadrien, 1951

Mon cher Marc, Je suis descendu ce matin chez mon médecin Hermogène, qui vient de rentrer à la Villa après un assez long voyage en Asie. L'examen devait se faire à jeun : nous avions pris rendez-vous pour les premières heures de la matinée.
  • Mémoires d'Hadrien, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, 1951, p. 1


L'homme qui ne dort pas, et je n'ai depuis quelques mois que trop d'occasion de le constater sur moi-même, se refuse plus ou moins consciemment à faire confiance au flot des choses. Frère de la Mort... Isocrate se trompait, et sa phrase n'est qu'un amplification de rhéteur. Je commence à connaître la mort ; elle a d'autres secrets, plus étrangers encore à notre présente condition d'homme. Et pourtant, si enchevêtrés, si profonds sont ces mystères d'absence et de partiel oubli, que nous sentons bien confluer quelque part la source blanche et la source sombre.
  • Mémoires d'Hadrien suivi de carnet de notes de Mémoires d'Hadrien, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, 1976, chap. Animula Vagula Blandula, p. 48


Le culte de Mithra, moins répandu alors qu'il ne l'est devenu depuis nos expéditions chez les Parthes, me conquit un moment par les exigences de son ascétisme ardu, qui retendait durement l'arc de la volonté, par l'obsession de la mort, du fer et du sang, qui élevait au rang d'explication du monde l'âpreté banale de nos vie de soldats.
  • Mémoires d'Hadrien suivi de carnet de notes de Mémoires d'Hadrien, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, 1976, chap. Animula Vagula Blandula, p. 57


Chacun de nous croyait échapper aux limites de sa condition d'homme, se sentait à la fois lui-même et l'adversaire, assimilé au dieu dont on ne sait plus très bien s'il meurt sous forme bestiale ou s'il tue sous forme humaine. Ces rêves bizarres, qui aujourd'hui parfois m"épouvantent, ne différaient d'ailleurs pas tellement des théories d'Héraclite sur l'identité de l'arc et du but. Ils m'aidaient alors à tolérer la vie. La victoire et la défaite étaient mêlées, confondues, rayons différents d'un même jour solaire.
  • Mémoires d'Hadrien suivi de carnet de notes de Mémoires d'Hadrien, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, 1976, chap. Animula Vagula Blandula, p. 58


Je souris amèrement à me dire qu'aujourd'hui, sur deux pensées, j'en consacre une à ma propre fin, comme s'il fallait tant de façons pour décider ce corps usé à l'inévitable. À cette époque, au contraire, un jeune homme qui aurait beaucoup perdu à ne pas vivre quelques années de plus risquait chaque jour allègrement son avenir.
  • Mémoires d'Hadrien suivi de carnet de notes de Mémoires d'Hadrien, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, 1976, chap. Animula Vagula Blandula, p. 59


Je voulais que l'immense majesté de la paix romaine s'étendît à tous, insensible et présente comme la musique du ciel en marche ; que le plus humble voyageur pût errer d'un pays, d'un continent à l'autre, sans formalités vexatoires, sans dangers, sûr partout d'un minimum de légalité et de culture ; que nos soldats continuassent leur éternelle danse pyrrhique aux frontières ; que tout fonctionnât sans accroc, les ateliers et les temples ; que la mer fût sillonnée de beaux navires et les routes parcourues par de fréquents attelages ; que, dans un monde bien en ordre, les philosophes eussent leur place et les danseurs aussi. Cet idéal, modeste en somme, serait assez souvent approché si les hommes mettaient à son service une part de l'énergie qu'ils dépensent en travaux stupides ou féroces ; une chance heureuse m'a permis de le réaliser partiellement durant ce dernier quart de siècle.
  • Mémoires d'Hadrien, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, 1976, p. 197


Manger un fruit, c'est faire entrer en soi un bel objet vivant, étranger, nourri et favorisé comme nous par la terre ; c'est consommer un sacrifice où nous nous préférons aux choses.
  • « Mémoires d'Hadrien » (1951), dans Œuvres romanesques, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982  (ISBN 2-07-011018-4), chap. Animula vagula blandula, p. 291


J'ai rêvé parfois d'élaborer un système de connaissance humaine basé sur l'érotique, une théorie du contact, où le mystère et la dignité d'autrui consisteraient précisément à offrir au Moi ce point d'appui d'un autre monde.
  • « Mémoires d'Hadrien » (1951), dans Œuvres romanesques, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982  (ISBN 2-07-011018-4), chap. Animula vagula blandula, p. 296


La lettre écrite m'a enseigné à écouter la voix humaine, tout comme les grandes attitudes immobiles des statues m'ont appris à apprécier les gestes.
  • « Mémoires d'Hadrien » (1951), dans Œuvres romanesques, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982  (ISBN 2-07-011018-4), chap. Animula vagula blandula, p. 302


Mais l'esprit humain répugne à s'accepter des mains du hasard, à n'être que le produit passager de chances auxquelles aucun dieu ne préside, surtout pas lui-même. Une partie de chaque vie, et même de chaque vie fort peu digne de regard, se passe à rechercher les raisons d'être, les points de départ, les sources.
  • « Mémoires d'Hadrien » (1951), dans Œuvres romanesques, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982  (ISBN 2-07-011018-4), chap. Animula vagula blandula, p. 306


Le véritable lieu de naissance est celui où l'on a porté pour la première fois un coup d'œil intelligent sur soi-même : mes premières patries ont été des livres.
  • « Mémoires d'Hadrien » (1951), dans Œuvres romanesques, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982  (ISBN 2-07-011018-4), chap. Varius multiplex multiformis, p. 310


[...] presque tout ce que les hommes ont dit de mieux a été dit en grec. [...] tout ce que chacun de nous peut tenter pour nuire à ses semblables ou pour les servir a, au moins une fois, été fait par un Grec.
  • « Mémoires d'Hadrien » (1951), dans Œuvres romanesques, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982  (ISBN 2-07-011018-4), chap. Varius multiplex multiformis, p. 312


[...], c'est avoir tort que d'avoir raison trop tôt.
  • « Mémoires d'Hadrien » (1951), dans Mémoires d'Hadrien, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1974  (ISBN 978-2-0703-6921-8), chap. Varius multiplex multiformis, p. 97


Comme beaucoup de femmes peu sensibles à l'amour, elle en comprenait mal le pouvoir ; cette ignorance excluait à la fois l'indulgence et la jalousie.
  • Mémoires d'Hadrien, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1974  (ISBN 978-2-0703-6921-8), chap. Sœuculum aureum, p. 186


Un homme qui lit, ou qui pense, ou qui calcule, appartient à l'espèce et non au sexe ; dans ses meilleurs moments il échappe même à l'humain.
  • « Mémoires d'Hadrien » (1951), dans Œuvres romanesques, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982  (ISBN 2-07-011018-4), chap. Varius multiplex multiformis, p. 334


César avait raison de préférer la première place dans un village à la seconde à Rome. Non par ambition, ou par vaine gloire, mais parce que l'homme placé en second n'a le choix qu'entre les dangers de l'obéissance, ceux de la révolte, et ceux, plus graves, du compromis.
  • « Mémoires d'Hadrien » (1951), dans Œuvres romanesques, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982  (ISBN 2-07-011018-4), chap. Varius multiplex multiformis, p. 348


Je doute que toute la philosophie du monde parvienne à supprimer l'esclavage : on en changera tout au plus le nom. Je suis capable d'imaginer des formes de servitude pires que les nôtres, parce que plus insidieuses : soit qu'on réussisse à transformer les hommes en machines stupides et satisfaites, qui se croient libres alors qu'elles sont asservies, soit qu'on développe chez eux, à l'exclusion des loisirs et des plaisirs humains, un goût du travail aussi forcené que la passion de la guerre chez les races barbares.
  • « Mémoires d'Hadrien » (1951), dans Œuvres romanesques, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982  (ISBN 2-07-011018-4), chap. Tellus stabilita, p. 375


Le désordre s'intégrait à l'ordre ; le changement faisait partie d'un plan que l'astronome était capable d'appréhender d'avance ; l'esprit humain révélait ici sa participation à l'univers par l'établissement d'exacts théorèmes comme à Éleusis par des cris rituels et des danses.
  • « Mémoires d'Hadrien » (1951), dans Œuvres romanesques, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982  (ISBN 2-07-011018-4), chap. Tellus stabilita, p. 401-402


Et qui dit mort dit aussi le monde mystérieux auquel il se peut qu'on accède par elle. Après tant de réflexions et d'expériences parfois condamnables, j'ignore encore ce qui se passe derrière cette tenture noire. Mais la nuit syrienne représente ma part consciente d'immortalité.
  • « Mémoires d'Hadrien » (1951), dans Œuvres romanesques, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982  (ISBN 2-07-011018-4), chap. Tellus stabilita, p. 403


Si ce monde larvaire et spectral, où le plat et l'absurde foisonnent plus abondamment encore que sur terre, nous offre une idée des conditions de l'âme séparées du corps, je passerai sans doute mon éternité à regretter le contrôle exquis des sens et les perspectives réajustées de la raison humaine.
  • Mémoires d'Hadrien, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1974  (ISBN 978-2-0703-6921-8), chap. Patientia, p. 312


L'Œuvre au noir, 1968

Zénon : Par-delà ce village, d'autres villages, par-delà cette abbaye, d'autres abbayes, par-delà cette forteresse, d'autres forteresses. Et dans chacun de ces châteaux d'idées, de ces masures d'opinions superposés aux masures de bois et aux châteaux de pierre, la vie emmure les fous et ouvre un pertuis aux sages.
  • « L'Œuvre au noir » (1968), dans Œuvres romanesques, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982  (ISBN 2-07-011018-4), chap. Le Grand Chemin, p. 564


Zénon : Qui serait assez insensé pour mourir sans avoir fait au moins le tour de sa prison ?
  • « L'Œuvre au noir » (1968), dans Œuvres romanesques, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982  (ISBN 2-07-011018-4), chap. Le Grand Chemin, p. 564


Le troisième jour, Johanna ne reparut plus au chevet de la malade à qui Bénédicte se chargea de faire avaler des remèdes et de remettre entre les doigts le rosaire qu'elle laissait sans cesse tomber. Bénédicte aimait sa mère, ou plutôt ne savait pas qu'elle pût ne pas l'aimer.
  • L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968  (ISBN 9782070367986), chap. Les Fugger de Cologne, p. 122


- Remontez là-haut, dit-il [Zénon] enfin avec une sorte de froide bonté. Votre tempérament paraît robuste, et la peste ne fait plus guère de nouvelles victimes. Je vous conseille de mettre sous vos narines un linge trempé d'esprit-de-vin (j'ai peu confiance en vos vinaigres) et de veiller jusqu'au bout cette mourante. Vos craintes sont naturelles et raisonnables, mais la honte et le regret sont aussi des maux.
Elle se détourna, les joues en feu, chercha dans la bourse qu'elle portait à la ceinture, choisit finalement une pièce d'or. Le geste de payer rétablissait les distances, l'élevait au-dessus de ce vagabond qui allait de bourg en bourg, gagnant sa pitance au chevet des pestiférés. Il mit la pièce sans la regarder dans la poche de sa houppelande et sortit.
  • L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968  (ISBN 9782070367986), chap. Les Fugger de Cologne, p. 128


Henri-Maximilien Ligre : On est bien que libre, et cacher ses opinions est encore plus gênant que de couvrir sa peau.
  • « L'Œuvre au noir » (1968), dans Œuvres romanesques, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982  (ISBN 2-07-011018-4), chap. La Conversation à Innsbruck, p. 640


Zénon : Ces plats raisonneurs portent aux nues leurs semblables et crient haro sur leurs contraires ; mais que nos pensées soient véritablement d'espèce différente, elles leur échappent ; ils ne les voient plus, tout comme un bête hargneuse cesse bientôt de voir sur le plancher de sa cage un objet insolite qu'elle ne peut ni déchirer ni manger. On pourrait de la sorte se rendre invisible.

  • « L'Œuvre au noir » (1968), dans Œuvres romanesques, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982  (ISBN 2-07-011018-4), chap. La Conversation à Innsbruck, p. 641


Zénon : Entre le Oui et le Non, entre le Pour et le Contre, il y a ainsi d'immenses espaces souterrains où le plus menacé des hommes pourrait vivre en paix.

  • « L'Œuvre au noir » (1968), dans Œuvres romanesques, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982  (ISBN 2-07-011018-4), chap. La Conversation à Innsbruck, p. 641


Henri-Maximilien Ligre : [...] je ne traverserai pas les siècles relié en veau. Mais quand je vois combien peu de gens lisent L'Iliade d'Homère, je prends plus gaiement mon parti d'être peu lu.
  • « L'Œuvre au noir » (1968), dans Œuvres romanesques, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982  (ISBN 2-07-011018-4), chap. La Conversation à Innsbruck, p. 651


Zénon : Je sais que je ne sais pas ce que je ne sais pas ; j'envie ceux qui sauront d'avantage, mais je sais qu'ils auront tout comme moi à mesurer, peser, déduire et se méfier des déductions produites, faire dans le faux la part du vrai et tenir compte dans le vrai de l'éternelle admixion du faux.
  • « L'Œuvre au noir » (1968), dans Œuvres romanesques, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982  (ISBN 2-07-011018-4), chap. La Conversation à Innsbruck, p. 653


Zénon : Je me suis gardé de faire de la vérité une idole, préférant lui laisser son nom plus humble d'exactitude.
  • « L'Œuvre au noir » (1968), dans Œuvres romanesques, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982  (ISBN 2-07-011018-4), chap. La Conversation à Innsbruck, p. 654


Tout l'hiver, accoudé à une haute fenêtre, entre le ciel froid et les plaines gelées du lac, il [Zénon] s'occupa de computer les positions des étoiles susceptibles d'apporter le bonheur ou le malheur à la maison des Vasa, aidé dans cette tâche par le jeune prince Erik qui avait pour ces sciences dangereuses une faim maladive. En vain, Zénon lui rappelait que les astres inclinent nos destinées, mais n'en décident pas, et qu'aussi fort, aussi mystérieux, réglant notre vie, obéissant à des lois plus compliquées que les nôtres, est cet astre rouge qui palpite dans la nuit du corps, suspendu dans sa cage d'os et de chair. Mais Erik était de ceux qui préfèrent recevoir leur destin du dehors, soit par orgueil, parce qu'il trouvait beau que le ciel lui-même s'occupât de son sort, soit par indolence, pour n'avoir pas à répondre ni du bien ni du mal qu'il portait en lui.
  • L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968  (ISBN 9782070367986), chap. Les derniers voyages de Zénon, p. 179


Jean Myers lâcha à table quelques-unes de ses plaisanteries favorites sur le clergé et les dogmes ; Zénon se souvenait de les avoir jadis trouvées divertissantes ; elles lui parurent maintenant assez plates ; toutefois, [...] il se dit à part soi qu'en un temps où la foi portait à la fureur, le scepticisme au gros sel du bonhomme avait bien son prix ; pour lui, plus avancé dans la voie qui consiste à tout nier, pour voir si l'on peut ensuite réaffirmer quelque chose, à tout défaire, pour regarder ensuite tout se refaire sur un autre plan ou à une autre guise, il ne se sentait plus capable de ces risées faciles.
  • L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968  (ISBN 9782070367986), chap. Le retour à Bruges, p. 194


Il en allait des figures assumées par l'esprit comme de ces grandes formes nées de l'eau indifférenciée qui s'assaillent ou se relaient à la surface du gouffre ; chaque concept s'affaissait finalement dans son propre contraire, comme deux houles qui se heurtent s'annihilent en une seule et même écume blanche. Zénon regardait fuir ce flot désordonné, emportant comme des épaves le peu de vérités sensibles dont nous nous croyons sûrs. Parfois, il lui semblait entrevoir sous le flux une substance immobile, qui serait aux idées ce que les idées sont aux mots. Mais rien ne prouvait que ce substratum fût la dernière couche, ni que cette fixité ne cachât point un mouvement trop rapide pour l'intellect humain. Depuis qu'il avait renoncé à confier de vive voix sa pensée ou à la consigner par écrit sur l'étal des libraires, ce sevrage l'avait induit à descendre plus profondément que jamais à la recherche de purs concepts. Maintenant, en faveur d'un examen plus poussé, il renonçait temporairement aux concepts eux-mêmes ; il retenait son esprit, comme on retient son souffle, pour mieux entendre ce bruit de roues tournant si vite qu'on ne s'aperçoit pas qu'elles tournent.
  • L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968  (ISBN 9782070367986), chap. L'abîme, p. 214-215


[...] une once d'observation raisonnée valait en ces matières plus qu'une tonne de songes.
  • L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968  (ISBN 9782070367986), chap. L'abîme, p. 218


Usant des recettes de Darazi, il essayait de faire glisser sa conscience du cerveau à d'autres régions de son corps, à peu près comme on déplace dans une province éloignée la capitale d'un royaume. Il tentait çà et là de projeter quelques lueurs dans ces galeries noires.
  • L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968  (ISBN 9782070367986), chap. L'abîme, p. 221


À vingt ans, il s'était cru libéré des routines ou des préjugés qui paralysent nos actes et mettent à l'entendement des œillères, mais sa vie s'était passée ensuite à acquérir sou par sou cette liberté dont il avait cru d'emblée posséder la somme.
  • L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968  (ISBN 9782070367986), chap. L'abîme, p. 223


[...] et se faire du jeune Erik ce disciple-roi qui est pour les philosophes l'ultime chimère.
  • L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968  (ISBN 9782070367986), chap. L'abîme, p. 229


La viande, le sang, les entrailles, tout ce qui a palpité et vécu lui répugnaient à cette époque de son existence, car la bête meurt à douleur comme l'homme, et il lui déplaisait de digérer des agonies. Depuis l'époque où il avait égorgé lui-même un porc [...], il avait cessé de trouver utile d'employer deux termes différents pour désigner la bête qu'on abat et l'homme qu'on tue, l'animal qui crève et l'homme qui meurt.
  • L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968  (ISBN 9782070367986), chap. L'abîme, p. 240


En matière érotique, il était toujours ce médecin qui avait jadis recommandé à ses malades les réconforts de l'amour, comme en d'autres occasions on leur recommande du vin. Ces brûlants mystères lui semblaient encore pour nombre d'entre nous la seule accession à ce royaume igné dont nous sommes peut-être d'infimes étincelles, mais cette remontée sublime était brève, et il doutait à part soi qu'un acte si sujet aux routines de la matière, si dépendant des outils de la génération charnelle ne fût pas pour le philosophe une de ces expériences qu'on se doit de faire pour ensuite y renoncer. La chasteté, où il avait vu naguère une superstition à combattre, lui semblait maintenant un des visages de sa sérénité : il goûtait cette froide connaissance qu'on a des êtres quand on ne les désire plus. Une fois pourtant, séduit par une rencontre, il s'adonna de nouveaux à ces jeux, et s'étonna de ses propres forces. Il s'emporta un jour contre un gueux de moine qui vendait en ville les onguents du dispensaire, mais sa colère était plus délibérée qu'instinctive. Il se passait même une bouffée de vanité à la suite d'une opération bien faite, comme on laisse un chien s'ébrouer dans l'herbe.
  • L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968  (ISBN 9782070367986), chap. L'abîme, p. 240-241


Il sortait du défilé noir. À la vérité, il en était déjà sorti plus d'une fois. Il en sortirait encore. Les traités consacrés à l'aventure de l'esprit se trompaient en assignant à celle-ci des vagues successives : toutes au contraire s'entremêlaient ; tout était sujet à des redites et à des répétitions infinies. La quête de l'esprit tournait en cercle. À Bâle jadis, et en bien d'autres lieux, il avait passé par la même nuit. Les mêmes vérités étaient réapprises plusieurs fois. Mais l'expérience était cumulative : le pas à la longue se faisait plus sûr ; l'œil voyait plus loin dans certaines ténèbres ; l'esprit constatait au moins certaines lois.
  • L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968  (ISBN 9782070367986), chap. L'abîme, p. 243


Dans ce tintouin de paroles, ce fracas d'armes, et parfois ce bon bruit d'écus, ce qu'on entend encore le moins, ce sont les cris de ceux qu'on rompt ou qu'on tenaille. Tel est le monde, monsieur le prieur.
  • L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968  (ISBN 9782070367986), chap. La maladie du prieur, p. 253


L'angoisse et la pitié provoquées chez le prieur par la misère du temps pouvaient être la seule cause de ce déclin inexplicable ; il se pouvait, au contraire, qu'elles en fussent l'effet, et la marque d'une constitution trop ébranlée pour supporter les maux du monde avec cette robuste indifférence qui est celle de presque tous les hommes.
  • L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968  (ISBN 9782070367986), chap. La maladie du prieur, p. 255


(Note d'introduction : Zénon se terre à Bruges, sous le nom de Théus, en tant que simple médecin. Celui-ci soigne le prieur des Cordeliers et finit par se lier au fil de leurs conversations à ce catholique, dont la tolérance, malgré le poste, le rapproche de Zénon.)
Le médecin, lui aussi, avait pris goût à ces échanges de propos courtois, et pourtant presque exempts de mensonges. Il en sortait néanmoins avec le sentiment d'une vague imposture. Une fois de plus, comme on se contraint à parler latin en Sorbonne, il avait dû adopter, pour se faire entendre, un langage étranger qui dénaturait sa pensée, bien qu'il en possédât parfaitement les inflexions et les tours ; dans l'espèce, le langage était celui du chrétien déférent, sinon dévot, et du sujet loyal, mais alarmé par l'état présent du monde. Une fois de plus, et tenant compte des vues du prieur par respect encore plus que par prudence, il acceptait de partir de prémisses sur lesquels, dans son for intérieur, il eût refusé de rien bâtir ; reléguant ses propres soucis, il s'obligeait à montrer de son esprit une seule face, toujours la même, celle qui reflétait son ami. Cette fausseté humaine inhérente aux rapports humains et devenue pour lui une seconde nature le troublait dans ce libre commerce entre deux hommes désintéressés. Le prieur eût été surpris de constater combien peu de place des sujets longuement débattus dans sa cellule tenaient dans les cogitations solitaires du docteur Théus. Non que les maux des Pays-Bas laissassent Zénon indifférent, mais il avait trop vécu dans un monde à feu et à sang pour éprouver dans ces nouvelles preuves de la fureur humaine le saisissement de douleur du prieur des Cordeliers.
  • L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968  (ISBN 9782070367986), chap. La maladie du prieur, p. 255-256


Le prieur des Cordeliers : Nous exaltons, il est vrai, la Foi ; nous la promenons et pavanons par les rues ; nous lui sacrifions, s'il le faut, mille vies, y compris la nôtre. Nous faisons aussi grand-fête à l'Espérance ; nous ne l'avons que trop fréquemment vendue aux dévots à prix d'or. Mais qui s'inquiète de la Charité, sauf quelques saints, et encore je tremble en pensant aux étroites limites dans lesquelles ils l'exercent... Même à mon âge, et sous ce froc, ma compassion trop tendre m'a paru souvent une tare de ma nature contre laquelle il convenait de lutter... Et je me dis que si l'un de nous courait au martyre, non pour la Foi, qui a déjà assez de témoins, mais pour la seule Charité, s'il grimpait au gibet ou se hissait sur les fagots de la place ou tout au moins à côté de la plus laide victime, nous nous trouverions peut-être sur une autre terre et sous un nouveau ciel... Le pire coquin ou le plus pernicieux hérétique ne sera jamais plus inférieur à moi que je ne le suis à Jésus-Christ.
  • L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968  (ISBN 9782070367986), chap. La maladie du prieur, p. 275


Il s'étonnait d'avoir consenti à s'emprisonner pendant près de six années dans l'hospice de Saint-Cosme, enlisé dans une routine conventuelle pire que l'état d'homme d'Église qui lui faisait horreur à vingt ans, s'exagérant l'importance des petites intrigues et des petits esclandres inévitables en huit clos. Il lui semblait presque avoir insulté aux infinies possibilités de l'existence en renonçant si longtemps au monde grand ouvert. La démarche de l'esprit se frayant un chemin à l'envers des choses menait à coup sûr à des profondeurs sublimes, mais rendait impossible l'exercice même qui consiste à être. Il avait trop longtemps aliéné le bonheur d'aller droit devant soi dans l'actualité du moment, laissant le fortuit redevenir son lot, ne sachant pas où il coucherait ce soir, ni comment dans huit jours il gagnerait son pain. Le changement était une renaissance et presque une métempsycose.
  • L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968  (ISBN 9782070367986), chap. La promenade sur la dune, p. 316


Il croisa deux soldats qui sans doute faisaient partie de la garnison de Sluys, et se félicita d'être armé, car tout soldat rencontré dans un lieu désert tourne aisément au bandit.
  • L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968  (ISBN 9782070367986), chap. La promenade sur la dune, p. 320-321


Rien dans cette immensité n'avait de nom : il se retint de penser que l'oiseau qui pêchait, balancé sur une crête, était une mouette, et l'étrange animal qui bougeait dans une mare ses membres si différents de ceux de l'homme une étoile de mer. La marée baissait toujours, laissant derrière elle des coquillages aux spirales aussi pures que celles d'Archimède; le soleil montait insensiblement, diminuant cette ombre humaine sur le sable. Plein d'une révérencieuses pensée qui l'eût fait mettre à mort sur toutes les places publiques de Mahomet ou du Christ, il songea que les symboles les plus adéquats du conjectural Bien Suprême sont encore ceux qui passent absurdement pour les plus idolâtres, et ce globe igné le seul Dieu visible pour des créatures qui dépériraient sans lui. De même, le plus vrai des anges était cette mouette qui avait de plus que les Séraphins et les Trônes l'évidence d'exister. Dans ce monde sans fantômes, la férocité même était pure : le poisson qui frétillait sous la vague ne serait dans un instant qu'un sanglant bon morceau sous le bec de l'oiseau pêcheur, mais l'oiseau ne donnait pas de mauvais prétexte à sa faim. Le renard et le lièvre, la ruse et la peur, habitaient la dune où il avait dormi, mais le tueur ne se réclamait pas de lois promulguées jadis par un renard sagace ou un renard-dieu ; la victime ne se croyait pas châtiée pour ses crimes et ne protestait pas en mourant de sa fidélité à son prince. La violence du flot était sans colère. La mort, toujours obscène chez les hommes, était propre dans cette solitude.
  • L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968  (ISBN 9782070367986), chap. La promenade sur la dune, p. 336-337


[Zénon, nu sur la plage, se décide finalement à ne pas tenter la traversée vers l'Angleterre]
Il remit sans plaisir sa carapace humaine. Un reste de pain d'hier et sa gourde à demi pleine de l'eau d'une citerne lui rappelèrent que sa route jusqu'au bout serait parmi les hommes. Il fallait se garer d'eux, mais aussi continuer à en recevoir des services et à leur en rendre.
  • L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968  (ISBN 9782070367986), chap. La promenade sur la dune, p. 339


[Zénon ralentit le pas, las à l'idée de recroiser un groupe constitué d'un protestant et de deux jeunes rebelles fuyant vers l'Angleterre.]
Il repensait aux lèvres bleues et au souffle court du vieil homme. Ce magister abandonnant son pauvre état, bravant le glaive, le feu et l'onde pour attester tout haut sa foi en la prédestination de la plupart des hommes à l'Enfer lui semblait un bon spécimen de l'universelle démence ; mais, par-delà ces dogmatiques folies, il existait sans doute entre les inquiètes créatures humaines des répulsions et des haines surgies du plus profond de leur nature, et qui, le jour où il ne serait plus de mode de s'exterminer pour cause de religion, se donneraient cours autrement. Les deux patriotes bruxellois semblaient plus sensés, mais ces garçons risquant leur peau pour la liberté se flattaient néanmoins d'être de loyaux sujets du roi Philippe ; tout irait bien, à les en croire, dès qu'on se serait débarrassé du duc. Les maladies du monde étaient plus invétérées que cela.
  • L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968  (ISBN 9782070367986), chap. La promenade sur la dune, p. 342


On s'installait dans un de ces procès à charges multiples qui menacent de durer des années et servent d'abcès de fixation aux humeurs d'une ville.
Dans ce brouhaha, les allégations qui avaient amené l'arrestation de Sébastien Théus passaient au second rang. L'évêque opposé par principe aux charges de magie méprisait l'histoire des philtres amoureux, qu'il regardait comme une billevesée, mais certains magistrats bourgeois y croyaient fermement, et pour le petit peuple le vif de la chose était là. Peu à peu, comme pour tous les procès qui pour un temps affolent les badauds, on voyait se dessiner sur deux plans deux affaires étrangement dissemblables ; la cause telle qu'elle apparaît aux hommes de loi et aux gens d'Église dont c'est le métier de juger, et la cause telle que l'invente la foule qui veut des monstres et des victimes.
  • L'Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1968  (ISBN 9782070367986), chap. L'acte d'accusation, p. 366-367


[...] il [Zénon] savait fort bien qu'il n'existe aucun accommodement durable entre ceux qui cherchent, pèsent, dissèquent, et s'honorent d'être capables de penser demain autrement qu'aujourd'hui, et ceux qui croient ou affirment croire, et obligent sous peine de mort leurs semblables à en faire autant.
  • « L'Œuvre au noir » (1968), dans Œuvres romanesques, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982  (ISBN 2-07-011018-4), chap. L'Acte d'accusation, p. 802-803


Le Labyrinthe du monde

Archives du Nord, 1977

Dans le fallacieux combat entre l'ordre et la justice, Michel Charles s'est déjà rangé du côté de l'ordre. Il croira toute sa vie qu'un homme bien né, bien élevé, bien lavé, bien nourri et bien abreuvé sans excès, cultivé comme il convient qu'un homme de bonne compagnie le soit de son temps, est non seulement supérieur aux misérables, mais encore d'une autre race, presque d'un autre sang. Même s'il se rencontrait, parmi beaucoup d'erreurs, une petite parcelle de vérité dans cette vue qui, avouée ou tacite, a été celle de toutes les civilisations jusqu'à nos jours, ce qu'elle contient de faux finit toujours par lézarder toute société qui se repose sur elle. Au cours de son existence d'homme privilégié, mais pas nécessairement d'homme heureux, Michel Charles n'a jamais traversé de crise assez forte pour s'apercevoir qu'il était en dernière analyse le semblable de ces rebuts humains, peut-être leur frère. Il ne s'avouera pas non plus que tout homme, un jour ou l'autre, se voit condamné aux travaux forcés à perpétuité.
  • « Archives du Nord » (1977), dans Essais et mémoires, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1991  (ISBN 2-07-011212-8), partie II, chap. Le jeune Michel Charles, p. 1026


Essais

Il y a deux sortes d'êtres humains : ceux qui écartent la mort de leur pensée pour mieux et plus librement vivre, et ceux qui, au contraire, se sentent d'autant plus sagement et fortement exister qu'ils la guettent dans chacun des signaux qu'elle leur fait à travers les sensations de leur corps ou les hasards du monde extérieur. Ces deux sortes d'esprits ne s'amalgament pas. Ce que les uns appellent une manie morbide est pour les autres une héroïque discipline. C'est au lecteur à se faire une opinion.
  • « Mishima ou la Vision du vide » (1981), dans Essais et mémoires, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1991  (ISBN 2-07-011212-8), p. 260


Quoi qu'il arrive, j'apprends. Je gagne à tout coup.
  • « En pèlerin et en étranger » (1981), dans Essais et mémoires, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1991  (ISBN 2-07-011212-8), chap. XIV. Carnets de notes, 1942-1948, p. 530


On ne voit pas deux fois le même cerisier, ni la même lune découpant un pin. Tout moment est dernier, parce qu'il est unique. Chez le voyageur cette perception s'aiguise par l'absence des routines fallacieusement rassurantes propres au sédentaire, qui font croire que l'existence pour un temps restera ce qu'elle est.
  • « Le Tour de la prison » (1977), dans Essais et mémoires, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1991  (ISBN 2-07-011212-8), chap. I (« Basho sur la route »), p. 602


Poésie et traductions

Feux, 1936

L'alcool dégrise. Après quelques gorgées de cognac, je ne pense plus à toi.
  • « Feux » (1935), dans Œuvres romanesques, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982  (ISBN 2-07-011018-4), p. 1082


Un cœur, c'est peut-être malpropre. C'est de l'ordre de la table d'anatomie et de l'étal de boucher. Je préfère ton corps.
  • « Feux » (1935), dans Œuvres romanesques, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982  (ISBN 2-07-011018-4), p. 1097


Rien de plus sale que l'amour-propre.
  • « Feux » (1935), dans Œuvres romanesques, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982  (ISBN 2-07-011018-4), p. 1106


Je me refuse à faire de toi un objet, même quand ce serait l'Objet Aimé.
  • Feux, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1974  (ISBN 978-2-07-078457-8), p. 51


Qu'il eût été fade d'être heureux !
  • « Feux » (1935), dans Œuvres romanesques, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982  (ISBN 2-07-011018-4), p. 1155


La Couronne et la Lyre, 1979

L'Amour, dur forgeron, m'a jeté sur l'enclume ;
Il a trempé mon cœur dans des torrents glacés...

  • « Anacréon » (VIe siècle avant notre ère, cité dans Héphestion, Traité des Mètres, 74), dans La Couronne et la Lyre, Marguerite Yourcenar, éd. Gallimard, 1979, p. 108


Entretiens

— Je crois d'ailleurs que l'amitié, comme l'amour dont elle participe, demande presqu'autant d'art qu'une figure de danse réussie. Il y faut beaucoup d'élan et beaucoup de retenue, beaucoup d'échanges et de paroles et beaucoup de silences. Et surtout beaucoup de respect.
Qu'entendez vous par respect ?
— Le sentiment de la liberté d'autrui, de la dignité d'autrui, l'acceptation sans illusions mais aussi sans la moindre hostilité ou le moindre dédain d'un être tel qu'il est. Il y faut aussi (ce qui n'est peut-être pas absolument nécessaire à l'amour, en encore qu'en sais-je ?) une certaine réciprocité.

  • Les Yeux ouverts, entretiens avec Matthieu Galley, Marguerite Yourcenar, éd. du Centurion, 1980  (ISBN 2-227-32022-2), p. 321-322


J'y pense tout le temps [à la mort]. Il y a des moments où je suis tentée de croire qu'au moins une partie de la personnalité survit, et d'autres où je ne le pense pas du tout. Je suis tentée de voir les choses comme le fait Honda, dans le dernier livre de Mishima, celui qu'il a terminé le jour de sa mort. Honda, le personnage principal, réalise qu'il a eu pas mal de chance, d'avoir aimé quatre personnes, mais qu'elles étaient toutes la même personne sous différentes formes, à travers, si vous voulez, des réincarnations différentes. [...] Il réalise que l'essence de ces gens est quelque part dans l'univers et qu'un jour, peut-être dans dix mille ans ou plus, il les retrouvera, sous d'autres formes, sans même les reconnaître. Bien sûr, la réincarnation n'est ici qu'un mot, l'un des nombreux mots possibles pour souligner une certaine continuité. Il est sûr que toutes les évidences physiques indiquent notre annihilation totale, mais si l'on considère aussi les données métaphysiques, on est tenté de dire que cela n'est pas aussi simple que ça.
  • Interview de Marguerite Yourcenar, Susha Guppy, The Paris Review, 1988.
  • Portrait d'une voix, Maurice Delcroix, éd. Gallimard, 2002  (ISBN 2-07-075675-0), p. 399


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