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{{Réf Livre|titre=Ma confession|auteur=Albert Caraco|éditeur={{w|L'Âge d'Homme (édition)|L'Âge d'Homme}}|année=1975|page=58}}
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=== ''Bréviaire du chaos'' (1999) ===
=== ''Bréviaire du chaos'' (1982) ===
{{citation|Nous tendons à la mort, comme la flèche au but et nous ne le manquons jamais, la mort est notre unique certitude et nous savons toujours que nous allons mourir, n'importe quand et n'importe où, n'importe la manière. Car la vie éternelle est un non-sens, l'éternité n'est pas la vie, la mort est le repos à quoi nous aspirons, vie et mort sont liées, ceux qui demandent autre chose réclament l'impossible et n'obtiendront que la fumée, leur récompense.}}
{{citation|Nous tendons à la mort, comme la flèche au but et nous ne le manquons jamais, la mort est notre unique certitude et nous savons toujours que nous allons mourir, n'importe quand et n'importe où, n'importe la manière. Car la vie éternelle est un non-sens, l'éternité n'est pas la vie, la mort est le repos à quoi nous aspirons, vie et mort sont liées, ceux qui demandent autre chose réclament l'impossible et n'obtiendront que la fumée, leur récompense.}}
{{Réf Livre|titre=Bréviaire du chaos|auteur=Albert Caraco|éditeur={{w|L'Âge d'Homme (édition)|L'Âge d'Homme}}|Collection=Amers|année=1999|page=7|ISBN=2-8251-0989-4}}
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Version du 8 décembre 2011 à 23:34

Albert Caraco, né à Constantinople le 10 juillet 1919 et mort en septembre 1971, est un philosophe et écrivain turc d'expression française.

Œuvres

Le désirable et le sublime (1953)

Je nomme sage qui discerne par avance en une motion l'entier déroulement de sommeil implicite et de puissance contenue. Que s'il prend femme et qu'il engendre des enfants, le sage se renonce de propos délibéré, vu qu'il résigne d'un tenant les privilèges les plus enviables, savoir : le droit de penser jusqu'au bout, de souffrir pour soi-même et de mourir quand il lui semble bon. [...] Le lot du sage est de se prémunir contre les multitudes serves du chaos et d'assumer le meilleur de l'espèce, et de la trahir quelquefois pour l'amour d'elle et de ses fins dernières.
  • Le désirable et le sublime, Albert Caraco, éd. L'Âge d'Homme, 1979, Livre sixième, « XXV. Le sage et l'existence », p. 256


Post Mortem (1968)

Ma haine de ce monde est ce que je trouve en moi de plus estimable, je hais le monde en tant que malade et que Juif, voilà deux titre du meilleur aloi, j'aime la mort et je fais bien, la plupart des malades ne l'aiment pas assez et leur fureur de vivre les rend méprisables, les Juifs de leur côté ne l'aiment pas du tout et leur attachement à l'existence est la raison du dégoût qu'ils m'inspirent. Il manque à ces deux races d'hommes le recul, la réserve et la pudeur, ni les malades ni les Juifs n'auront de style, ce sont des pauvres dans le pire sens du mot, qui s'arment au besoin de leur misère.


Madame Mère gagna beaucoup à veillir et j'y fus, ce me semble, pour assez de chose, elle avait le goût juste, mais elle manquait parfois de discernement, son acquis ne valant son naturel, ses fautes étaient pourtant des plus rares, même elle n'en fit plus les derniers temps. Je lui vis peu souvent meilleure allure que l'été soixante, le mot « grand air » n'était pas déplacé, la maladie couvait déjà, cette ombre de mélancolie assez nouvelle lui prêtait du charme et lui donnait un style, j'avais plaisir à marcher aux côtés d'une personne fixant les regards sans pourtant que les désirs s'en mêlassent.


Les êtres nobles aiment rarement la vie, ils lui préfèrent les raisons de vivre, et ceux qui se contentent de la vie sont toujours des ignobles. La vie qu'a-t-elle de si désirable, lorsqu'elle n'est sublime ? Les joies du corps, ce n'est pas sans étonnement qu'on voit les plus laids et les plus malsains les goûter avec un surcroît de rage et s'y ruer avec une fureur que les abus n'épuisent, les nations vaincues abondent en vilains de l'espèce insatiable, ces bêtes se rattraperont la nuit des servitudes que la journée leur impose. Seigneur ! épargnez-nous de ressembler aux larves !


Je n'en veux pas aux médecins, ce sont de pauvres hommes à l'égal de leurs malades et qui se rendent insensibles par devoir, mais j'aurais souhaité parfois que leur profession ne fût ouverte qu'à des saints en espérance et que la vue de nos souffrances ne les endurcît au point d'en arriver à les accroître. Le plus étrange est qu'ils prêtaient à rire, au moment où l'on eût pleuré de bonne grâce: ils représentaient au chevet de la mourante non pas la vie, mais le néant du monde en proie à sa grimace, ils ne savaient pas même consoler celle qu'ils ne pouvaient guérir.


On aime un être que les lendemains menacent et d'autant plus qu'il est plus menacé, Dieu n'aime pas et n'est pas un objet d'amour, l'amour divin est un non-sens, le mieux est, certes, de n'aimer personne et pour ce nous devons commencer par nous-mêmes. Qui fait profession de se haïr rompt les attachements sensibles.


Madame Mère est morte, ou je me pends ou je l'oublie, je voulus me détruire, il me parut que j'avais quelques livres dans la tête, je résolus de vivre le temps nécessaire et d'oublier l'anéantie, mon Semainier n'avait pas d'autre fin, il m'a tiré du gouffre où je m'allais précipiter. Nous devons enterrer nos morts ou nous devons les suivre, nous immoler sur leurs tombeaux ou nous en détourner sans verser une larme...


Ma philosophie est la bonne, malgré les âpretés effarouchantes qu'elle emporte et je refuse de mollir, je me rendis ascète et je les qualifie de fornications en l'air, les délectations moroses et les abandons suaves. Les femmes les cultivent ? Nous ne les imiterons là-dessus. Madame Mère n'ignorait les duretés de mon système, elle le jugeait recevable, au moins quand on se passe de l'amour, elle y voyait la condition nécessaire et cela prouve qu’elle avait du sens.


La face d'ombre de la femme est plus terrible que la nôtre, en Occident nous affectons d'ignorer ses ténèbres, le Moyen Age parlait - il est vrai - de Mélusine et Mélusine est selon moi le portrait le plus admirable de la femme, en la matière l'Occident n'alla jamais plus loin.


L'homme se passe de la femme, la femme non, la femme pend à l'homme et l'homme s'imagine à tort qu'il la poursuit, alors qu'elle l'appelle. Les couvents d'hommes valent mieux infiniment que les couvents de femmes, les hommes n'ont besoin d'amour, la chair ne les tourmente pas avec la même force, l'homme ne souffre pas d'être homme, mais de manquer d'argent ou de puissance, la femme souffre d'être femme et puis de n'être pas aimée. Les beaux dehors, les ris, les jeux, les bagatelles et les grâces, l'écume de la mer profonde et sous l'écume un monde noir où nous ne sommes plus à nous, mais à l'espèce.


Nous devons oublier nos morts en tant que morts, mais il nous est permis de suivre leur modèle et de perpétuer leurs œuvres, le reste n'est que simagrées. [...] Je suis la résurrection de celle qui n'est plus, mon œuvre l'arrache au néant, la voilà devenue ma fille, il ne subsiste en moi nulle tristesse et Monsieur Père n'est pas moins serein que moi.


Elle croyait à mes paroles et je lui prouvai que si Dieu par aventure existe, Il ne peut être personnel, la durée étant l'élément constitutif de la personne et la mort éternelle la rançon de toute vie. Nous aimons ce qui doit mourir et nous n'aimons que parce que nous nous sentons mortels et menacés.


Dieu ne nous aime pas et n'est pas un objet d'amour, le Mysticisme n'est au fond qu'un Narcissisme et le Dieu personnel n'est qu'une absurdité, le besoin qu'ont les misérables de se sentir consolés prouve l'abaissement des misérables et non pas l'évidence des figures qu'ils supposent. Le Dieu des philosophes me suffit, je suis moi-même une personne et je ne cherche de personne ailleurs qu'en moi, je consens à ma mort perpétuelle et l'idée de salut me paraît un délire, être sauvé n'est qu'un viol métaphysique. Madame Mère préférait le Classicisme à toute forme de Messianisme, elle avait saintement raison.


Elle avait tant souffert d'être orpheline, elle avait tant pleuré sa mère qu'elle voulut en quelque sorte se venger de la fortune et n'avoir qu'un enfant pour le choyer avec une fureur outrée. Elle m'a dégoûté de toutes les tendresses à m'accabler de ses embrassements et dès avant le milieu de ma vie je ne voulais plus être baisé de personne, je suis gavé jusqu'à la mort de procédés aimables, je suis rassasié de mignardises, c'est une force et je l'en remercie, je n'irai pas mendier les caresses, à l'instar de tant d'hommes mal aimés qu'une ombre de sourire amorce.


Madame Mère vit en moi, je n'ai plus de raison de la pleurer, elle s'est incarnée et je la porte dans mon sein, c'est elle mon enfant, je crus d'abord que j'allais l'oublier. Vaine présomption ! Non, Monsieur Père, elle n'est pas anéantie et vous la retrouverez en moi, séchez vos larmes.


Nous allons remonter le cours de notre vie à la recherche de la morte et nous nous promenons le long des rues où je l'accompagnais jadis. Paris n'a pas beaucoup changé depuis l'an 1929, nous retrouvons cent fois les lieux nous connûmes et je deviens le mystagogue et l'herméneute, je mène Monsieur Père de reposoir en reposoir et d'autel en autel et je lui communique ma science, une géographie de souvenirs et de symboles.


Le temps a pris une dimension nouvelle, il fuyait comme un torrent de montage et le voilà soudain proche de l'immobilité dans une plaine immense, le lit du fleuve n'a plus de limites, les heures qui se suivaient inlassables se traînent mollement pour languir en chemin et revenir parfois sur elles, nous éprouvons un étourdissement dont la nature échappe à l'analyse et nous procure un avant-goût de l'éternel : c'est l'œuvre du passé qui ressuscite et qui freinant l'écoulement de la durée, nous multiplie nous-mêmes à travers l'identité qui nous assemble. Madame Mère ainsi nous comble, morte.


Avec un air de bonheur indicible et qui m'émeut encore, elle me retraça ces petits riens, en l'écrivant ma gorge se resserre. Il me paraît que la souffrance ne va pas si loin que la félicité parfaite et que Madame Mère éprouva la seconde en récompense de ses dispositions qui la rendaient aimable souverainement. Madame Mère fut, j'en conviens, une tourmentée, mais elle portait ses remèdes avec elle et ses contentements avaient la force que ses peines n'avaient pas, je sens d'ailleurs que je fus l'un de ces remèdes et que mon mariage l'eût rendue inconsolable pour de bon.


Alors je n'osais pas la regarder, de peur que cette image ne se substituât à mille autres, je maudissais notre morale qui nous oblige à révérer ce qu'il vaudrait mieux abréger. L'aimable femme méritait de mourir doucement et non de se défaire au milieu de ses médecins impuissants et glacés...


Je n'aime ni la douleur ni la jouissance, le monde de la femme a beau me charmer qu'il ne me convainc, la femme présente en ma Mère ne m'attira jamais, mes profondeurs sont impassibles, je hais le désir et la crainte, Madame Mère n'était pas sans admirer ces dispositions, elle y voyait la source de ma liberté. La mort ne m'ébranlera pas longtemps, puisque rien ne m'affecte désormais et que Madame Mère emporte le reliquat de mes angoisses, sa fin achève de me libérer et je ne vois plus qu'ordre sous mes pieds, le chaos se dissipe, la lumière est partout et je sens naître en moi comme une tranquille assurance.


Bientôt il ne me sera plus loisible de songer à Madame Mère, les travaux et les jours vont reprenant leurs droits, je m'y rengagerai par lassitude et la mémoire de la morte s'effacera dans un symbole. Madame Mère m'a sauvé des femmes et je l'en remercie, elle m'a libéré du poids de la fatalité, qui rend l'esprit esclave et consentant de l'être, c'est maintenant que je serai ce que, sous elle, je ne pouvais devenir, et l'éternel enfant, que je parus tant qu'elle était en vie, achève de périr à ses côtés. Je pense que ce sont deux morts qu'on va brûler ensemble : ce que je fus pour elle, elle l'emporte et je lui sais gré de m'en affranchir.


La douleur est partout et le premier devoir consiste à l'éviter, elle est la monnaie de l'amour, l'amour et la douleur marchent sur une ligne, moins nous aimons et moins nous sommes menacés, le propre de l'amour est de dégénérer en tremblement, alors nous apprenons à trembler pour les autres et nous portons la chaîne du souci. Nos destinées sommeillent dans les yeux des vierges les plus innocentes, dans l'ombre des plus ravissantes filles la servitude marche armée, l'illusion renaît à chaque génération et les embrassements la perpétuent, voilà des siècles et des millénaires que le seul remède est en la continence.


Les femmes sont nos ennemis, les mères ne font pas exception à cette règle désolante, les mères servent à nous affranchir des femmes, les œuvres servent à nous libérer des mères, les œuvres sont les filles de l'Esprit, les oeuvres sortent comme Pallas de nos têtes.


Nous devons le respect aux femmes, nous leur devons infiniment de politesse, ceux qui les blâment tombent sous leur coupe et ceux qui les déchirent ne manquent de se traîner à leurs pieds: nous les honorerons pour mieux les éviter, nous les encenserons pour mieux les repousser et nous les diviniserons pour mieux les écraser sous leur symbole.


Une semaine a donc passé depuis le décès de Madame Mère et ce fut la semaine la plus longue de ma vie, elle m'aura duré je n'entends plus combien de mois, je me retrouve non pas seul, mais véritablement multiplié, je me retrouve les mains pleines, une présence à mes côtés et dans mon être une lumière. La morte a répandu sur moi les dons que je n'osais attendre de personne, le vide qu'elle avait laissé s'emplit de grâces débordantes et de faveurs incessantes. Bonne Madame Mère, je vous remercie, vous m'avez révélé ce que je croyais impossible et votre mission se continue au travers de la mienne.


Pardonnez-moi ces éclaircissements, mais le remède à la douleur est en la transcendance et nulle douleur n'y résiste, le chemin n'est pas long et nos vertus servent à l'accourcir, la récompense des vertus est en la disposition qu'elles impriment à nos habitudes et comme la plupart du temps nous subsistons par les secondes, nos habitudes finiront par naturaliser les vertus les moins naturelles, nous sommes transformés et nous le découvrons au résultat, le mouvement qui nous transforme nous échappe, enfin nous mûrissons et nous passons par d'insensibles acheminements de l'état de Nature à l'état de Grâce.


La perfection se ramasse en l'Archétype, c'est lui que nous aimons à travers la personne.


Madame Mère en tant que personne avait ses défauts, elle avait aussi ses limites, les femmes les plus remarquables de l'histoire ont leurs petits côtés propres aux femmes, les unes fussent-elles reines, les autres fussent-elles saints, nous devons les leur pardonner, c'est la rançon que leur nature paye à l'ordre et l'ordre nous a pour auteurs : le rôle que nous faisons jouer à la femme, la femme ne l'a pas choisi, les femmes devenues prêtresses et maîtresses nous en imposeraient de plus humiliants et qui nous rendraient plus petits qu'elles ne semblent, nous ne devons pas oublier qu'en attendant elles sont nos victimes.


Il est bien rare qu’une femme se rende auteur d'une œuvre remarquable, mais il est fréquent – avouons-le – qu'elle la suscite, l'ombre où la femme se dérobe est une source de grandeur et plus que la lumière où trop de femmes cherchent à paraître.


Madame Mère était sage et coquette, elle jouait avec le feu, parce qu'elle était sûre d'elle, elle était la réserve même et ne perdait jamais la tête, elle pensait et calculait sans en avoir la mine, elle avait le génie tactique, elle tirait de faibles apparences des conclusions très recevables et nul ne pénétrait mieux son prochain.


Non, je ne pleure pas Madame Mère, les larmes que nous donnons à nos morts c'est notre complaisance qui nous les arrache et l'homme pleure sur soi-même. Il m'est indifférent de mourir ou de vivre et je fus toujours dans ces dispositions, les femmes et l'amour ne sauraient m'émouvoir, la femme que fut en son temps Madame Mère ne m'attira jamais, mes profondeurs sont flegmatiques, leur calme me surprend, je ne me connaissais encore et cette révélation m'enseigne que j'étais né pour être un philosophe. La tourmentée ce fut Madame Mère, mais ses alarmes nous sauvèrent tous, son tremblement valait une sagesse.


Madame Mère connaissait les femmes, elle m'apprit leurs faibles et m'instruisit sur leurs menées, elle dissipa mes illusions et je l'en remercie encore, elle alla jusqu'à se diminuer afin de me désabuser, son procédé cruel m'a fortifié dans mon flegme. Elle me conseilla de ne pas chercher le bonheur et m'assura que tous les malheurs se dérivent de la quête, je pense qu'elle n'avait pas si tort, la moindre ivresse est un engagement et l'on est jamais puni de se refuser. Madame Mère, louée soit votre sagesse ! Vous m'avez refroidi, c'était le plus grand des services à me rendre.


Madame Mère me prêchait un bonheur négatif, une félicité sans incommodités, un ascétisme volontaire, un égoïsme vertueux, et je professe qu'elle avait raison. Madame Mère avait compris le monde et c'est du monde qu'elle m'a sauvé, je sens que je ne lui reproche rien et je lui dois peut-être d'avoir moins souffert que si je fusse devenu ce que mon naturel m'insinuait parfois. Ce naturel, elle le plia sous le joug de ses principes, car elle était la femme forte, accoutumée à surmonter ses défaillances, et le tout non sans une douceur prévenante et de continuelles gentillesses, qui partaient, elles, de son cœur.


Il ne m'importe de savoir que l'univers est vide, il ne m'importe d'éprouver que la nécessité gouverne et que les lois du monde sont impersonnelles, la vérité ne fut jamais une autre et je proteste qu'elle me suffit, je n'ai que mépris pour les faibles qui s'imaginent qu'ils les reverront, leurs morts.


Nous ne les reverrons jamais et c'est pourquoi nous les aimons, le néant est la rançon de l'amour et du néant l'amour est la couronne, il est bon qu'il en soit ainsi, le temps et la personne se confondent, l'amour et le néant se correspondent, ceux qui nous pipent là-dessus je les appelle des sophistes. L'école du consentement prélude à la grandeur et la vie éternelle est celle dont nous participons ici-bas, jamais ailleurs, ailleurs n'est plus quand nous ne sommes. Voilà ce qu'il faut enseigner, voilà ce que nous méritons d'apprendre et voilà pourtant ce qu'on nous refuse et qu'on nous punirait même de croire !


Je savais que Madame Mère était mortelle et voilà des années que l'idée de sa mort exerçait mon imagination, je voulus doucement m'y préparer et quand l'événement eut lieu, l'horreur m'en était familière et j'éprouvai comme un soulagement, voyant que la mort n'était rien, ni même celle de Madame Mère. Les morts ne souffrent d'être morts et les vivants ne souffrent que parce qu'ils vivent.


Il n'est pas raisonnable de toujours souffrir, à moins que la douleur ne nous amende, les morts que nous pleurons n'en savent rien et si nous nous rendons inconsolables, nous deviendrons la proie de notre complaisance. [...] Allais-je pleurer sur moi-même et me substituer en pensée à la morte ? Tous les inconsolables en arrivent là, je sens que je vaux mieux que mes regrets...


Car même en la douleur il est plus de présomption que l'on ne pense et plus de volupté que l'on n’avoue. Le deuil, qui nous isole, achève par nous rengager, en nous forçant à nous appesantir : alors nous ressemblons à tout le monde et devenus pareils à tous, nous formons avec tous la masse de perdition, enveloppés dans les filets que tissent le désir, la crainte, l'amour et la haine, les jouets de l'illusion et les esclaves de la contingence. En vérité, je l'ai rompue, la chaîne, Madame Mère le savait, elle m'aura fourni les premiers éléments de cette liberté, qui m'affranchiront à leur tour de sa mémoire.


Je veux aimer Madame Mère par estime et par reconnaissance, après l'avoir chérie par inclination, car autrement je resterais, au milieu des vivants, le fils inconsolable d'une morte. Je servirais mal sa mémoire en jouissant d'une amertume savamment renouvelée et je me trahirais moi-même en faisant de mon deuil une raison de vivre.


Ma Mère fut l'unique événement de ce que je n'ose appeler mon existence, sa victoire est totale et je n'ai de chair qu'autant qu'il en faut pour me sentir esprit. Ma Mère est devenue l'autel, où malgré moi, j'allais offrir à ce principe, dont elle ne savait pas qu'elle était ici-bas l'annonce. Car chaque femme porte en soi l'image de ce moi profond, auquel nous n'accédons qu'en renonçant au nôtre.


Ma confession (1975)

Le but de l'éducation quel serait-il ? De rendre clairvoyants ceux qu'on défriche ou de les automatiser selon certaines lignes, de préférence à d'autres ? Hélas ! il n'est pas besoin de répondre et cela fait trembler pour l'avenir de notre espèce. Avec les moyens, qui sont dans le monde, la clairvoyance seule est en possession de nous sauver. L'on m'objectera que les hommes, rendus clairvoyants, seraient ingouvernables... et comment le savoir, puisque jamais ils ne le furent ?


Il est un devoir d'objectivité, cela renverse nos traditions et cela remet en problème les fondements, dont nous nous appuyons parfois à tort, l'ordre et ce devoir-là ne marchent pas sur une même ligne.


Mon seul regret se réduit à n'avoir pu donner toute ma mesure et plusieurs de mes qualités n'auront trouvé d'emploi, faute de circonstances, j'éprouve que mon être a des ressources infinies, mais qu'elles resteront cachées, c'est dire que je me situe à l'antipode de ces hommes, qui vivent pour sembler et qui s'immolent à leur apparence.


Je me contemple sans dégoût et je m'estime infiniment, mais je ne m'aime guère, ce qui m'évite d'aimer mon prochain par voie de conséquence.


L'on n'imagine la corruption ni l'arbitraire, qui règnent dans certains pays, pays ayant voix au chapitre dans les assemblées et dont les représentants sont parfois admis, en tant que membres de ces corps, à s'ingérer d'affaires plus ou moins lointaines. La Parlement des Nations n'aura fait qu'ajouter à nos désordres, c'est là qu'un lot de peuples subalternes et souvent barbares affectent de morigéner les contrées où subsiste une apparence d'humanisme.


J'attends la mort avec impatience et j'en arrive à souhaiter le décès de mon Père, n'osant me détruire avant qu'il s'en aille. Son corps ne sera pas encore froid, que je ne serai plus au monde. Je ne regrette rien, je meurs en méprisant la France et l'on fera ce qu'on voudra des quinze tomes que je laisse. A ceux qui m'engagent à lutter pour l'honneur de mon œuvre et qui me reprocheraient d'avoir succombé, je n'irais même pas répondre ici, mon œuvre est là, bien plus vivante que l'auteur.


Je me retrouve en lisant nombre de penseurs, aucun ne m’a jamais surpris et je n’en suis pas étonné, les voies de l’esprit ne pouvant être légion. Il nous manque un système de correspondances, son avantage serait de réduire à quelques lignes générales le papillotement des thèses en présence, on verrait à ce coup le rôle du vocabulaire et je n’en sache souvent de plus imprécis que le philosophique, les auteurs jouant sur les mots au lieu de se soumettre à leur empire.


De quoi sert l'information ? elle n'informe point, elle endoctrine et depuis que l'erreur existe, jamais l'erreur ne trouve d'armes aussi providentielles.


Il est bien triste que durant le cours de nos études, l’on nous accable de cent notions, que le plus imbécile attrape, la mémoire aidant, et qu’on ne nous enseigne pas l’art de parler ni l’art d’écrire ni principalement celui de raisonner. J’ai dans l’esprit que l’on ne tient pas à nous défricher et je professe qu’on a tort, nous n’aurons jamais trop de parties, jamais trop de lumières et jamais trop d’audace, nous sommes des timides et des ignorants, des hallucinés et des possédés, des enfants et des femmes, des impuissants et des eunuques.


Imaginez un monde où trente milliards d'humains végéteraient à la façon des peuples de l'Asie, en quelques villes ayant à peu près la taille de la France, en des maisons de cent étages renfermant cent mille chambres, où l'eau n'arriverait que deux heures par jour, et la plupart naîtraient, vivraient et mourraient confinés entre dix unités formant un tout-ensemble, respirant l'air fourni par des machines et consommant des nourritures assez effrayantes, à base d'algues et de cellulose, voire d'insectes ? Est-ce merveille que d'aucuns éprouvent la démangeaison de tout anéantir, ne fût-ce que pour éluder un cauchemar dorénavant fatal ? Un œcumène en cendres, peuplé de quelques millions de survivants, les épouvante moins que l'ordre à quoi nous nous acheminons.


L'Histoire, que l'on vit et qui nous accompagne au jour le jour dans les démarches de la vie présente et familière, ajoute une dimension à l'évidence même en multipliant à l'entour de nous les points de référence, où nous nous retrouvons sous d'autres angles et nous déterminons à la faveur des compossibles.


Je ne suis pas un tendre et plus j'entre en moi-même, plus je me sens impénétrable, ce n'est que de la pierre, mêlée de flammes et de glace, où je renonce à pousser plus avant, mon inspiration sort à torrents de ces lieux redoutables, là règne l'Autre, lequel est aussi l'auteur de mes livres, mes livres ne sont point de moi, ce qu'ils renferment de plus délié n'est pas mon œuvre. Voilà pour quelle raison je ne suis pas susceptible et pour quel motif nul, en dédaignant mes écrits, ne m'offense et ne m'offensera jamais.


Car l'homme naturel, que nous portons en nous, se venge à sa manière, cet homme rêve de jouir et pense à forniquer, la vie spirituelle le laisse indifférent, le mien grince des dents la nuit et je suis obligé de porter un bâillon, de peur qu'il ne les casse ou ne me mette en sang la langue. J'ai passé ma vie à le maltraiter, cet homme, et je présume qu'il m'abhorre, enfin c'est l'ombre que je foule aux pieds et qui souhaiterait me sauter à la gorge et m'étrangler : si je me détruis quelque jour, il y sera pour quelque chose et l'on verra que je suis mort en souriant. Mon Anima, c'est la Mater Gloriosa de « Post Mortem », et l'Animus, l'Animus – hé ! ma foi ! – c'est l'auteur de mes livres, le Dieu Caché dans le noyau central de pierres et de flammes et de glace.


De tous les hommes que je rencontrai, je suis le plus poli, la politesse est mon climat, je m'y repose, un automate y prend souvent ma place en veillant où je dors, c'est à ce moment-là que je parais de la civilité la plus exquise. On n'imagine à quel point je me vide de moi-même en abordant les autres, cela me permet de les écouter sans lassitude et comme la plupart éprouvent la démangeaison de parler inlassablement de leur personne, se plaignant, s'épanchant, se vantant, s'exhalant, s'approuvant et se contemplant, j'ouvre à leur complaisance une carrière sans limites.


Les êtres humains sont très misérables, les plus heureux sont les plus occupés et ce sont aussi les plus innocents, il faut précipiter les mortels dans le surménage, le loisir est un privilège à la mesure des plus admirablement doués.


Bréviaire du chaos (1982)

Nous tendons à la mort, comme la flèche au but et nous ne le manquons jamais, la mort est notre unique certitude et nous savons toujours que nous allons mourir, n'importe quand et n'importe où, n'importe la manière. Car la vie éternelle est un non-sens, l'éternité n'est pas la vie, la mort est le repos à quoi nous aspirons, vie et mort sont liées, ceux qui demandent autre chose réclament l'impossible et n'obtiendront que la fumée, leur récompense.


Les villes, que nous habitons, sont les écoles de la mort, parce qu'elles sont inhumaines. Chacune est devenue le carrefour de la rumeur et du relent, chacune devenant un chaos d'édifices, où nous nous entassons par millions, en perdant nos raisons de vivre.


Mais à quoi bon prêcher ces milliards de somnambules, qui marchent au chaos d'un pas égal, sous la houlette de leurs séducteurs spirituels et sous le bâton de leurs maîtres ? Ils sont coupables, parce qu'ils sont innombrables, les masses de perdition doivent mourir, pour qu'une restauration de l'homme soit possible. Mon prochain n'est pas un insecte aveugle et sourd, mon prochain n'est pas un automate spermatique [...]. Que nous importe le néant de ces esclaves ? Nul ne les sauve ni d'eux-mêmes ni de l'évidence, tout se dispose à les précipiter dans les ténèbres, ils furent engendrés au hasard des accouplements, puis naquirent à l'égal des briques sortant de leur moule et les voici formant des rangées parallèles et dont les tas s'élèvent jusqu'aux nues. Sont-ce des hommes ? Non. La masse de perdition ne se compose jamais d'hommes [...].


Peu d'hommes survivront à la dernière catastrophe, où périra la masse de perdition, engendrée par le mal et dévouée au mal, dont elle est consubstantielle. L'humanité, demain, sera le reste précieux et qui se voudra toujours reste, alors la superstition du nombre s'éteindra jusqu'à la consommation des siècles et ce sera la leçon de l'Histoire que l'on retiendra de préférence à toutes : « ne croissez point et ne multipliez jamais, la source du malheur est la fécondité, craignez d'épuiser les ressources de la Terre et de souiller sa robe d'innocence, refusez le lot de l'insecte et souvenez-vous de ces êtres avortés, que le feu consuma par milliards, qui subsistaient au milieu de l'ordure et buvaient leurs déjections, à cinq ou six dans une chambre, en une légion de villes monstrueuses envahies par la rumeur et le relent, où pas un arbre ne poussait. Ce furent là vos pères, remémorez-vous leur abjection et ne vous inspirez de leur exemple, méprisez leur morale et rejetez leur foi, pareillement immondes, ils furent punis d'être restés des enfants et de chercher un Père dans le Ciel. Le Ciel est vide et vous serez des orphelins pour vivre et pour mourir en hommes libres. »


Un monde, qui fut, demeure païen, n'aurait pas violenté la nature, les Paganismes la jugeaient divine, ils adoraient en règle générale les arbres et les sources; au lieu du temps, que les religions prétendues révélées placent au centre de leurs dogmes, les Paganismes roulaient sur l'espace et, sauf exception, ils préféraient la mesure à la transcendance et l'harmonie à toute chose. Les religions, qui se disent révélées, ont établi sur nous le fanatisme et la chrétienne le poussant à bout, a divinisé la folie, glorifié l'incohérence et légitimé le désordre, au nom d'un plus grand bien.


Combien de temps pourrons-nous nous tromper encore ? Tous les délais expirent, le nombre des humains s'enfle comme une mer où les orages vont se déchaîner, le sol épuisé lasse nos efforts, l'eau manquera partout et l'air se raréfie déjà, les aliments ont toujours moins de consistance et les déchets encombrent l'œcumène, en empoisonnant toute chose. L'heure de vérité sera-t-elle aussi celle de notre agonie ?


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