Aller au contenu

Mario Rigoni Stern

Une page de Wikiquote, le recueil des citations libres.
Mario Rigoni Stern
Mario Rigoni Stern en 1958.

Mario Rigoni Stern, né le 1er novembre 1921 à Asiago, dans la province de Vicence, en Vénétie, et mort le 16 juin 2008 à Asiago, est l'un des grands écrivains italiens du XXe siècle.

Citations

[modifier]

Le Sergent dans la neige, 1954

[modifier]
J'ai encore dans les narines l'odeur de la graisse sur mon fusil mitrailleur brûlant. J'ai encore dans les oreilles et jusque dans le cerveau le crissement de la neige sous nos semelles, la toux et les éternuements des sentinelles russes, le bruissement des herbes sèches battues par le vent sur les rives du Don. J'ai encore dans les yeux les étoiles de Cassiopée qui étaient au-dessus de ma tête toutes les nuits, et les poutres du bunker qui étaient au-dessus de ma tête le jour. Et chaque fois que j'y repense, j'éprouve, intacte, la terreur de ce matin de janvier ou la Katioucha nous a craché ces soixante-douze roquettes dessus pour la première fois.
  • incipit
  • Le Sergent dans la neige (1954), Mario Rigoni Stern, éd. Gallmeister, 2025  (ISBN 978-2-35178-350-4), p. 11


Ah, Lombardi ! Je ne peux pas m'empêcher de frissonner chaque fois que je repense à son visage. Il était grand, taciturne, sombre. Je n'avais pas le courage de le regarder longtemps dans les yeux, et quand il souriait, ce qui était rare, son sourire faisait mal au cœur. On aurait dit qu'il était d'un autre monde et il savait des choses qu'il ne pouvait pas nous dire. Une nuit où j'étais avec lui, une patrouille russe arriva et les balles de leur mitraillette frôlèrent le bord de la tranchée. Je baissai la tête et regardai par la fente. Lombardi, lui, resta droit, avec tout le torse qui dépassait, sans bouger d'un centimètre. J'avais peur pour lui, je me sentais rougir de honte. Et puis un soir, pendant l'attaque des Russes, le sergent Minelli vint me dire que Lombardi était mort, il avait reçu une balle dans le front pendant qu'il tirait au fusil mitrailleur, debout en dehors de la tranchée. Je repensais alors à combien il avait toujours été taciturne et combien sa présence m'intimidait. C'était comme s'il avait déjà la mort en lui.
  • Le Sergent dans la neige (1954), Mario Rigoni Stern, éd. Gallmeister, 2025  (ISBN 978-2-35178-350-4), p. 16


Guanin, lui, m’attirait à l’écart chaque fois que je passais à sa portée, il me faisait un clin d’œil et me demandait à voix basse :

- Chef, chef, on va y rentrer à la maison, hein ?
Il était persuadé que je savais comment la guerre finirait, qui survivrait, qui mourrait, et quand. Alors, je lui répondais d’un ton plein d’assurance :

- Oui, Giuanin, on va y rentrer à la maison.
  • Le Sergent dans la neige (1954), Mario Rigoni Stern, éd. Gallmeister, 2025  (ISBN 978-2-35178-350-4), p. 23


- Sarpi est mort, répondit-il.
Je me remis à regarder l'obscurité et à écouter le silence. Le lieutenant se courba dans la tranchée, alluma deux cigarettes et m’en tendit une. J'avais comme la crosse d'un fusil dans le ventre et un nœud à la gorge, comme une envie de rendre sans rien avoir à vomir. Le lieutenant Sarpi. Autour de moi, il n'y avait plus rien, ni les choses, ni Cassiopée, ni le froid. Seulement cette douleur au ventre.
  • Le Sergent dans la neige (1954), Mario Rigoni Stern, éd. Gallmeister, 2025  (ISBN 978-2-35178-350-4), p. 26


Le soir, le lieutenant m'appela :

- Nous avons reçu l'ordre de nous replier.
C’est le thème qu’il employa, replier.
- Nous sommes encerclés : les chars russes ont atteint le poste de commandement du corps d'armée.

Le lieutenant me tendit sa tabatière, mais j'étais incapable de me rouler une cigarette et c'est lui qui le fit pour moi.
  • Le Sergent dans la neige (1954), Mario Rigoni Stern, éd. Gallmeister, 2025  (ISBN 978-2-35178-350-4), p. 42, 43


On reprend la marche. Les unités se confondent. Un vent violent et glacial se lève. Nous sommes entièrement blancs. Le vent siffle dans l'herbe sèche, la neige pique le visage. Nous nous collons les uns aux autres. Les mulets des artilleurs s'enfoncent jusqu'à la panse, braient et ne veulent pas avancer. Jurons, appels, cris dans la tourmente.
  • Le Sergent dans la neige (1954), Mario Rigoni Stern, éd. Gallmeister, 2025  (ISBN 978-2-35178-350-4), p. 140


En comptant les hommes du lieutenant Danda, nous devons être une vingtaine au total. Qu'est-ce qu'on fiche là, tout seuls ? Nous n'avons presque plus de munitions. Nous avons perdu le contact avec le capitaine. Nous n'avons pas d'ordres. Si seulement nous avions des munitions ! J'ai faim et le soleil est sur le point de se coucher. Je traverse la palissade, une balle passe en sifflant à côté de moi. Les Russes nous gardent à l'œil. Je cours et frappe à la porte d'une isba. J'entre.

Dedans il y a des soldats russes. Des prisonniers ? Non. Ils sont armés. Avec l'étoile rouge sur leur calot ! J'ai mon fusil à la main. Je les regarde, pétrifié. Ils sont en train de manger, attablés. Ils se servent avec leur cuillère en bois dans la soupière commune. Il me regarde, leur cuillère immobile en l'air.
- Mnié khotchetsia iest', dis-je.
Il y a aussi des femmes. L'une d'elles prend une assiette, la remplit de lait et de mil puisés dans la soupière à la louche, et me la tend. J'avance d'un pas, passe mon fusil à l'épaule et mange. le temps n'existe plus. Les soldats russes me regardent. Les femmes me regardent. Les enfants me regardent. Personne ne souffle mot. On entend seulement le bruit de ma cuillère dans l'assiette. Et de chacune de mes lampées.
- Spassiba, dis-je quand j'ai fini.
Et la femme reprend l'assiette vide de mes mains.
- Pasaousta, me répond-elle simplement.
Les soldats russes me regardent sortir sans avoir bougé. Dans l'entrée se trouve des ruches. La femme qui m'a servi de la soupe m'a accompagné pour m'ouvrir la porte, je lui demande par des gestes de me donner du miel en rayon pour mes compagnons. La femme me donne le miel et je sors.

Voilà comment s'est déroulé cet épisode. Quand j'y repense, je n'y trouve rien d'étrange, il me paraît naturel, de ce naturel qui devait exister autrefois entre les hommes. Passé le premier instant de surprise, mes gestes furent naturels, je n'ai éprouvé aucune crainte, aucune envie de me défendre ni d'offenser. Tout était très simple. Les Russes étaient comme moi, je le sentais. Dans cette isba s'est créée entre les soldats russes, les femmes, les enfants et moi une harmonie qui n'était pas un armistice. C'était beaucoup plus fort que le respect que les animaux de la forêt ont les uns envers les autres. Pour une fois, la situation a conduit les hommes à rester humains. Allez savoir où sont ces soldats, ces femmes, ces enfants, aujourd'hui. J'espère que la guerre les a tous épargnés. Tant que nous serons en vie, nous nous souviendrons, tous, de la manière dont nous nous sommes comportés. Les enfants, surtout. Si c'est arrivé une fois, alors ça pourra arriver d'autres fois. Je veux dire, ça pourra arriver à d'innombrables autres hommes et devenir une habitude, un mode de vie.
  • Le Sergent dans la neige (1954), Mario Rigoni Stern, éd. Gallmeister, 2025  (ISBN 978-2-35178-350-4), p. 150, 151


Raul aussi m’a quitté ce jour-là. Raul, mon premier copain de la vie militaire. Il était sur un char et, en sautant à terre pour continuer d’avancer, se rapprocher encore un peu plus de la maison, il a été fauché par une rafale et il est mort dans la neige. Raul, qui le soir avant de dormir chantait toujours : « Buona notte mio amore ». Et qui une fois, à la formation de skieurs, faillit me faire pleurer en me lisant Il lamento della Madonna de Jacopone da Todi.
  • Le Sergent dans la neige (1954), Mario Rigoni Stern, éd. Gallmeister, 2025  (ISBN 978-2-35178-350-4), p. 159


Giuanin aussi est mort. Te voilà rentré à la maison, Giuanin. Nous y rentrerons tous. Giuanin est mort en m’apportant des munitions pour la mitrailleuse lourde quand j’étais en bas, au village, en train de tirer. Il est mort sur la neige, lui aussi, qui dans l’abri se mettait toujours dans la niche à côté du poêle et avait toujours froid.
  • Le Sergent dans la neige (1954), Mario Rigoni Stern, éd. Gallmeister, 2025  (ISBN 978-2-35178-350-4), p. 159


L’aumônier du bataillon est mort lui aussi. « Joyeux Noël, mes enfants, paix. » Il est mort en allant chercher un blessé sous les balles. « Ne vous faites pas de mouron et écrivez à vos familles. » « Joyeux Noël, aumônier. »
  • Le Sergent dans la neige (1954), Mario Rigoni Stern, éd. Gallmeister, 2025  (ISBN 978-2-35178-350-4), p. 159


Et le capitaine est mort aussi. Le contrebandier de Valstagna. Sa poitrine a été traversée de part en part. Ce soir-là, les soldats du train le déposèrent sur un traîneau et l’emmenèrent en dehors de la poche. Il mourut à l’hôpital de Kharkov. Je sui allé chez lui, quand je suis rentré au printemps. J’ai marché à travers les forêts et les vallées : « Allô ? Ici Valstagna, Beppo à l’appareil. Comment ça va, compatriote ? » Et sa maison était ancienne, rustique, aussi propre que la tanière du lieutenant Cenci.
  • Le Sergent dans la neige (1954), Mario Rigoni Stern, éd. Gallmeister, 2025  (ISBN 978-2-35178-350-4), p. 159, 160


Et il y en a tant d’autres, qui dorment dans les champs de blé et de coquelicots et au milieu de la steppe fleurie aux côtés des vieillards des légendes de Gogol et de Gorki. Et nous autres rescapés, où sommes-nous à présent ?
  • Le Sergent dans la neige (1954), Mario Rigoni Stern, éd. Gallmeister, 2025  (ISBN 978-2-35178-350-4), p. 160, 161


Un général s'est arrêté sur le bord de la piste. C'est Nasci, le commandant du corps d'armée alpin. Oui, c'est bien lui qui, portant la main à son chapeau, salue notre passage. Nous, bande de loqueteux. On défile devant ce vieil homme à la moustache grise. Dépenaillés, sales, longues barbes, beaucoup d'entre nous pieds nus, gelés, blessés. Ce vieil homme coiffé d'un chapeau de chasseur alpin nous salue. J'ai l'impression de revoir mon grand-père.
  • Le Sergent dans la neige (1954), Mario Rigoni Stern, éd. Gallmeister, 2025  (ISBN 978-2-35178-350-4), p. 169


Vous pouvez également consulter les articles suivants sur les autres projets Wikimédia :