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Andreï Makine

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Andreï Makine

Andreï Makine, né le 10 septembre 1957 à Krasnoïarsk, en Sibérie, est un écrivain d'origine russe et de langue française. Il a également publié des romans sous le pseudonyme de Gabriel Osmonde.

La fille d'un héros de l'Union soviétique, 1990

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Comme tout est fragile et étrange ici-bas…
C'est ainsi que sa vie n'avait tenu qu'à cet éclat de miroir terni et aux doigts bleuis par le froid d'une ambulancière mince comme une adolescente. Il était couché dans ce champ printanier labouré par les chars, au milieu de centaines de capotes figées pendant la nuit en un monceau glacé. À gauche, d'un noir cratère, des poutres brisées hérissaient leurs pointes déchiquetées. Tout près, les roues enfoncées dans une tranchée à demi éboulée, un canon antichar se cabrait vers le ciel.
  • Incipit
  • La fille d'un héros de l'Union soviétique, Andreï Makine, éd. Robert Laffont, 1990  (ISBN 2-221-08265-6), p. 11


Alors Tatania, les mains humides et insensibles, chercha à la hâte dans sa poche un petit éclat de miroir, l'essuya avec un morceau de charpie et le porta aux lèvres du soldat. Dans cet éclat passa le bleu du ciel, un arbuste miraculeusement préservé et couvert de cristaux. Une matinée de printemps éclatante. Le quartz scintillant du givre, la glace fragile, le vide ensoleillé et sonore de l'air.

Soudain, tout cet espace glacé s'adoucit, se réchauffa, se voila d'une petite ombre de brume. Tatiana sauta sur ses jambes et brandissant l'éclat d'où s'effaçait rapidement la buée légère du souffle, cria :

– Mania, il respire !
  • La fille d'un héros de l'Union soviétique, Andreï Makine, éd. Robert Laffont, 1990  (ISBN 2-221-08265-6), p. 13


Confession d'un porte-drapeau déchu, 1992

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À l'une des fenêtres du deuxième étage apparaissait un visage anguleux. Ma mère. Elle regardait un moment dans la cour en plissant les yeux sous les rayons orange du couchant. Puis elle appelait :

– Iacha !
D'un banc, derrière les touffes humides des dahlias, un homme se levait, marquait la page dans son livre avec une brindille et se dirigeait vers l'entrée. Son crâne, absolument chauve et d'une pâleur incroyable, semblait transparent. Seuls quelques cheveux argentés frisaient au bas de sa nuque. En passant près de nous il nous lançait avec une douceur rieuse mais ferme :

– Allez donc vous laver, pionniers !
  • Confession d'un porte-drapeau déchu, Andreï Makine, éd. Belfond, 1992  (ISBN 2-7144-3419-3), p. 11


Encore enfant, je devinais que ce sourire très singulier représentait pour chaque femme une étrange petite victoire. Oui, une éphémère revanche sur les espoirs déçus, sur la grossièreté des hommes, sur la rareté des choses belles et vraies dans ce monde. Si j'avais su le dire, à l'époque, j'aurais appelé cette façon de sourire « féminité »… Mais ma langue était alors trop concrète. Je me contentais d'examiner, dans nos albums de photos, les visages féminins et de retrouver ce reflet de beauté sur certains d'entre eux.
Car ces femmes savaient que pour être belles, il fallait, quelques secondes avant que le flash ne les aveugle, prononcer ces mystérieuses syllabes françaises dont peu connaissaient le sens : « pe-tite-pomme… » Comme par enchantement, la bouche, au lieu de s'étirer dans une béatitude enjouée ou de se crisper dans un rictus anxieux, formait ce gracieux arrondi. Le visage tout entier en demeurait transfiguré.
  • Le Testament français, Andreï Makine, éd. Mercure de France, 1995  (ISBN 2-7152-1936-9), p. 13


Ce corps était celui d'un homme qu'elle ne connaissait pas. Un corps criblé de cicatrices, de balafres — tantôt profondes, aux bords charnus, comme d'énormes lèvres voraces, tantôt à la surface lisse, luisante, comme la trace d'un escargot. Dans l'une des omoplates, une cavité était creusée — Charlotte savait quel genre de petits éclats griffus faisait ça. Les traces roses des points de suture entouraient une épaule, se perdant dans la poitrine…
A travers ses larmes, elle regarda la pièce comme pour la première fois : une fenêtre au ras du sol, ce bouquet d'aneth venant déjà d'une autre époque de sa vie, un sac de soldat sur le tabouret près de l'entrée, des grosses bottes couvertes de poussière rousse. Et sous une ampoule nue et terne, au milieu de cette pièce à moitié enfouie dans la terre — ce corps méconnaissable, on eût dit déchiré par les rouages d'une machine. Des mots étonnés se formèrent en elle, à son insu : « Moi, Charlotte Lemonnier, je suis là, dans cette isba ensevelie sous l'herbe des steppes, avec cet homme, ce soldat au corps lacéré de blessures, le père des mes enfants, l'homme que j'aime tant… Moi Charlotte Lemonnier… »
  • Le Testament français, Andreï Makine, éd. Mercure de France, 1995  (ISBN 2-7152-1936-9), p. 136


C'est avec cet égoïsme infatué de la jeunesse que je lui demandai sur un ton un peu hilare :

— Mais toi, tu pourrais aussi partir à l'étranger ! En France, par exemple… Ça te tenterait, hein ?
L'expression de ses traits ne changea pas. Elle baissa simplement les yeux. J'entendis la mélodie sifflante de la bouilloire, le tintement des cristaux de neige contre la vitre noire.
— Tu sais, me dit-elle enfin avec un sourire fatigué, quand en 1922 j'allai en Sibérie, la moitié, ou peut-être le tiers de ce voyage, je l'ai fait à pied. C'était comme d'ici à Paris. Tu vois, je n'aurais même pas besoin de vos avions…
Elle sourit de nouveau, me regardant dans les yeux. Mais malgré cette intonation enjouée, je devinai dans sa voix un accent profond d'amertume. Confus, je pris une cigarette, je sortis sur le balcon…

C'est là, au-dessus de l'obscurité glacée de la steppe, que je crus enfin comprendre ce que la France était pour elle.
  • Le Testament français, Andreï Makine, éd. Mercure de France, 1995  (ISBN 2-7152-1936-9), p. 262


Le crime d'Olga Arbélina, 1998

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Les premiers guettent ses paroles en simples voleurs de confidences. Les seconds doivent y goûter autre chose. On les distingue facilement d'ailleurs : bien plus rares que les simples curieux, ils viennent seuls, osent approcher d'un peu plus près le grand vieillard qui quadrille lentement le labyrinthe des allées et ils partent plus tard que les premiers.
  • Incipit
  • Le crime d'Olga Arbélina, Andreï Makine, éd. Mercure de France, 1998  (ISBN 2-7152-2090-1), p. 13


Le jeune homme frissonne tant cette lumière et cette chaleur abritée lui rappellent le confort d'une chambre très ancienne dans sa mémoire. Quelques pas à peine le séparent du vieillard.

– Pourriez-vous me parler de cette femme ?
Le regard du vieux gardien semble traverser de longues étendues d'obscurité, des villes nocturnes peuplées depuis longtemps par des ombres. On voit qu'il tente de comprendre à qui il a affaire : à l'un de ces curieux qui viennent pour emporter deux ou trois anecdotes. Ou bien à un fugitif qui s'est évadé d'un déjeuner familial et s'est réfugié ici pour retrouver son souffle. Ou peut-être à celui dont il n'espérait plus la venue ?
Il se met à parler en se dirigeant lentement vers la grille du portail qui aurait dû être fermée il y a au moins une heure. Dans ses paroles perce une très grande lassitude.

– Tout le monde voulait voir en eux des amants. Et dans la mort de ce personnage douteux, un meurtre.
  • Le crime d'Olga Arbélina, Andreï Makine, éd. Mercure de France, 1998  (ISBN 2-7152-2090-1), p. 25


L'Histoire dépassera de loin leurs souhaits. De rapide sa marche deviendra furieuse. Les poisons mortels de l'existence que chantaient leurs poèmes auront le goût quotidien et âcre de la faim, de la terreur permanente, mesquine, gluante de sueur. Quant à l'égalité dont le nom a si souvent résonné sur la terrasse de la maison d'Ostrov, ils la connaîtront totale — dans ce flux infini de bannis qui coulera de ville en ville, vers le sud, vers le néant de l'exil.
  • Le crime d'Olga Arbélina (1998), Andreï Makine, éd. Gallimard, coll. « Folio », 2000  (ISBN 2-07-041167-2), p. 162


Et quand, se confondant avec les pénibles tangages du bateau surpris par la tempête d'hiver, elle pleurera de ces yeux torturés, ce ne sera ni à cause des maux de son corps ni à cause de la peur qui arrachera des prières et des cris à d'autres fuyards. Elle sentira très intensément qu'il n'y a personne dans cet univers à qui elle pourrait adresser sa prière. Son être se réduira à ses plaies humides, à sa peau rongée de poux. Toutes ses pensées aboutiront à cette unique sagesse : le monde est le mal, un mal toujours plus astucieux que ce que l'homme peut supposer, et le bien est l'une de ces astuces. « Je souffre », gémira-t-elle, et elle saura qu'il n'y aura personne sous ce ciel dont elle pourrait espérer la compassion. Le seul ciel qu'elle verra sera ce rectangle de froid, d'éclaboussures salées et de rafales hurlantes derrière la porte qu'ouvriront en courant les matelots. Son unique ciel. Car ce monde, elle l'a voulu ainsi. Et il l'est devenu.
Non, elle pleurera à l'instant où son voisin, mine émaciée, regard mort, hésitera une seconde, puis partagera avec elle son pain…
  • Le crime d'Olga Arbélina, Andreï Makine, éd. Mercure de France, 1998  (ISBN 2-7152-2090-1), p. 140


Le voyage d'une femme qui n'avait plus peur de vieillir, 2001

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C'était précisément l'idée d'une porte secrète ouverte sur un mystérieux ailleurs qui avait traversé son esprit pendant qu'elle comparait son pied à l'empreinte. Une porte, et, derrière, une coulée de jours insolites, une autre senteur du vent, une autre matière à vivre… Mais la petite porte donnait sur un carré recouvert de vieux pavés, à moitié en terre battue, ce reste d'un ancien parterre où rien ne poussait plus depuis longtemps. Et l'air avait l'odeur âcre d'une fine pluie de décembre, mélange de relents acides venant des embouteillages du boulevard de Magenta et du graillon de la rue du Faubourg-Saint-Denis. Une matière à vivre…
  • Makine a signé ce roman sous le nom de Gabriel Osmonde
  • Le voyage d'une femme qui n'avait plus peur de vieillir, Gabriel Osmonde, éd. Albin Michel, 2001  (ISBN 2-226-12721-6), p. 21


Le vent est glacial et le ciel d'une pureté tranchante, lumineuse. Elle sait déjà que le visiteur inconnu vient (en tout cas il est venu les trois fois précédentes) par les nuits très froides. Elle sourit, étonnée de sa joie, de la solidité confiante de sa joie, de la raison visiblement démente de sa joie.
  • Makine a signé ce roman sous le nom de Gabriel Osmonde
  • Le voyage d'une femme qui n'avait plus peur de vieillir, Gabriel Osmonde, éd. Albin Michel, 2001  (ISBN 2-226-12721-6), p. 214


L'inconnu recule doucement, tourne, disparaît dans la pièce. La lampe s'éteint, seul le rougeoiement des flammes éclaire les murs. Une minute après, elle entend l'imperceptible murmure d'une coulée d'eau dont une main amortit la chute. La pulsation des vaisseaux qui viennent de les attacher l'un à l'autre n'est pas encore rompue. Grâce à ce lien, elle devine le bonheur d'un corps transi que le flux presque brûlant enveloppe lentement. Elle tressaille du plaisir dont jouit ce corps. Comme elle n'a jamais tressailli même dans l'amour.
  • Makine a signé ce roman sous le nom de Gabriel Osmonde
  • Le voyage d'une femme qui n'avait plus peur de vieillir, Gabriel Osmonde, éd. Albin Michel, 2001  (ISBN 2-226-12721-6), p. 223


L'essentiel, c'est d'attendre par une nuit de grand froid la venue d'un inconnu qui entrera dans une pièce glacée et noire, allumera le feu dans la cheminée, étalera les cartes d'une mer mystérieuse perdue au milieu des neiges. L'essentiel est de croire à un miracle…
  • Makine a signé ce roman sous le nom de Gabriel Osmonde
  • Le voyage d'une femme qui n'avait plus peur de vieillir, Gabriel Osmonde, éd. Albin Michel, 2001  (ISBN 2-226-12721-6), p. 264


Si je les réveillais et les interrogeais sur leur vie, ils déclareraient sans broncher que le pays est un paradis, à quelques retards de train près. Et si soudain le haut-parleur annonçait d'une voix d'acier le début d'une guerre, toute cette masse s'ébranlerait, prête à vivre cette guerre comme allant de soi, prête à souffrir, à se sacrifier, avec une acceptation toute naturelle de la faim, de la mort ou de la vie dans la boue de cette gare, dans le froid des plaines qui s'étendent derrière les rails.
Je me dis qu'une telle mentalité a un nom. un terme que j'ai entendu récemment dans la bouche d'un ami, auditeur clandestin des radios occidentales. une appellation que j'ai sur le bout de la langue et que seule la fatigue m'empêche de reproduire. Je me secoue et le mot, lumineux et définitif, éclate : « Homo sovieticus !  ».
  • La Musique d'une vie, Andreï Makine, éd. Seuil, 2001  (ISBN 2-02-048343-2), p. 21


Quand il laissa retomber ses mains sur le clavier, on put croire encore au hasard d'une belle harmonie formée malgré lui. Mais une seconde après la musique déferla, emportant par sa puissance les doutes, les voix, les bruits, effaçant les mines hilares, les regards échangés, écartant les murs, dispersant la lumière du salon dans l'immensité nocturne du ciel derrière les fenêtres.
Il n'avait pas l'impression de jouer. Il avançait à travers une nuit, respirait sa transparence fragile d'infinies facettes de glace, de feuilles, de vent. Il ne portait plus aucun mal en lui. Pas de crainte de ce qui allait arriver. Pas d'angoisse ou de remords. La nuit à travers laquelle il avançait disait et ce mal, et cette peur, mais tout cela était déjà devenu musique et n'existait que par sa beauté.
  • La Musique d'une vie, Andreï Makine, éd. Seuil, 2001  (ISBN 2-02-048343-2), p. 119


La terre et le ciel de Jacques Dorme, 2003

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Le temps de vivre ensemble sera si bref que tout leur arrivera pour la première et la dernière fois.
Au début de la nuit, dans la violence de l'amour, il a rompu le fil du vieux collier qu'elle n'enlevait jamais. Les petites perles d'ambre ont criblé le plancher et la pluie qui s'est mise à tomber a d'abord imité cette fine mitraille, puis s'en est détachée, devenant averse, trombes d'eau, enfin une lame de fond inondant la pièce. Après une journée de fournaise et le vent sec qui crissait comme des ailes d'insectes, cette vague atteint leurs corps nus, remplit les draps de la senteur humide des feuilles, de la fraîcheur âpre des plaines. Le mur, face au lit, n'existe pas, juste les cassures des rondins carbonisés, ravages de l'incendie d'il y a deux semaines. Derrière l'embrasure, le ciel d'orage gonfle pesamment sa chair violette, résineuse. Le premier et le dernier orage de mai dans leur vie commune.

  • Incipit
  • La terre et le ciel de Jacques Dorme, Andreï Makine, éd. Éditions du Rocher, coll. « Prince Pierre de Monaco », 2006  (ISBN 2-268-05900-6), p. 13


Je l'écoutais distraitement, jetant, de temps à autre, un coup d’œil sur les pages du livre ouvert devant moi, sur la phrase que je préférais à toutes les vérités du réel : « Ainsi mourut pour les trois fleurs de lis… l'un des plus purs et des plus beaux soldats de la vieille France… »
  • La terre et le ciel de Jacques Dorme, Andreï Makine, éd. Éditions du Rocher, coll. « Prince Pierre de Monaco », 2006  (ISBN 2-268-05900-6), p. 54


Les 20000 femmes de la vie d'un homme, 2004

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Le corps est beau non seulement dans sa chair et ses lignes mais aussi grâce à ce bois bruni sur lequel sa carnation se détache. Grâce au silence traversé par les craquements du feu. Grâce au bleu profond de la petite fenêtre où s'épaissit la nuit. La chaleur est telle que, déshabillé, il ne peut que rester à moitié couché sur les grosses planches du sol, attraper l'air un peu moins brûlant, observer le beauté de la femme. Belles sont ses mains abandonnées sur ces genoux, son immobilité, ses paupières closes. Et la possibilité de ne rien dire, de ne rien expliquer, de toucher ses pieds, comme il fait à présent, en posant sa tête sur ses pieds douloureusement minces, de les embrasser, de les presser contre sa joue, de ne plus bouger.

  • Makine a signé ce roman sous le nom de Gabriel Osmonde
  • Les 20000 femmes de la vie d'un homme, Andreï Makine, éd. Albin Michel, 2004  (ISBN 2-226-15070-6), p. 286


La femme qui attendait, 2004

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« Une femme si intensément destinée au bonheur (ne serait-ce qu'à un bonheur purement physique, oui, à un banal bien-être charnel) et qui choisit, on dirait avec insouciance, la solitude, la fidélité envers un absent, le refus d'aimer… »
J'ai écrit cette phrase à ce moment singulier où la connaissance de l'autre (de cette femme-là , Véra) nous semble acquise. Avant, c'est la curiosité, la divination, la soif d'aveux.
  • La femme qui attendait, Andreï Makine, éd. Seuil, 2004  (ISBN 2-02-063743-X), p. 9


Parfois, très sincèrement, je me disais : « C'est une femme qui vit par ces rares instants de beauté. Que pourrait-elle offrir de plus à celui qu'elle aime ? » Dans une divination confuse, je comprenais alors que les vivre était pour Véra une façon de communier avec l'homme qu'elle attendait.
  • La femme qui attendait, Andreï Makine, éd. Seuil, 2004  (ISBN 2-02-063743-X), p. 72


Je comprenais à présent que c'est ainsi qu'elle vivait son après-vie. Un lent voyage, sans but apparent mais marqué d'un sens simple et profond.
  • La femme qui attendait, Andreï Makine, éd. Seuil, 2004  (ISBN 2-02-063743-X), p. 102


La vie d'un homme inconnu, 2009

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Il se disait que ce spectacle loufoque se jouait dans un pays qui avait donné au monde des génies prométhéens dont la parole avait jadis affronté l'exil, la mort et, ce qui est pire, la hargne des philistins. Une audace prophétique, des vies brûlées sur l'autel de la vérité… Dans sa jeunesse, il voyait ainsi cette grande et vieille littérature. A présent, à l'autre bout de la table, souriait finement ce Chinois dont les livres avaient été réécrits par un obscur rédacteur (un « nègre » pour un Chinois, le comble !). A sa gauche, une jeune femme épatait le public par son air démoniaque. Son vis-à-vis, un Africain venu d'un pays couvert de millions de cadavres, racontait des histoires de cul, comme disent les français, oui, des anecdotes lestes assaisonnées de folklore d'une origine douteuse.


Choutov regagne sa chambre d'un pas traînant, rythmé sur les arguments qui se bousculent dans sa tête. L'esprit d'escalier… Il aurait dû dire à Vlad qu'autrefois un recueil de poèmes pouvait changer votre vie, mais un poème pouvait aussi coûter la vie à son auteur. Les strophes avaient le poids des longues peines derrière le cercle polaire où tant de poètes avaient disparu…


Dès les premiers pas, à l'intérieur, il se fige, interdit. L'ambiance fait penser à un hall de gare. Les gens sont assis sur le parquet, le dos contre le mur, certains dorment. D'autres, installés sur les appuis des fenêtres, scrutent le ciel : on a promis un spectacle son et lumière au-dessus de la Neva. Deux adolescents s'embrassent paresseusement. Un touriste en short parle très fort en allemand à sa compagne qui porte la même marque de short (mais trois fois plus large) et opine en mordant dans un gros sandwich. Un groupe d'Asiatiques passe et avec une synchronie très disciplinée filme tous les tableaux de la salle. Un mari explique à sa femme : Le métro rouvre à cinq heures, il vaut mieux passer la nuit ici. Et tels des spectres, surgissent des dames en crinoline et des hussards moustachus, copies des anciens habitués du palais. Mais la foule est trop fatiguée pour leur prêter attention.


Choutov rit d'abord en brefs pouffements, puis se rappelant que le vieillard est sans doute aussi sourd que muet, ne se retient plus, la poitrine secouée par un accès d'hilarité. La belle élégie des retrouvailles vire au burlesque. Venu en pèlerin nostalgique, le voilà au milieu d'une modernité en délire, mélange de tentations américaines et de guignols russes. Il a cherché à comprendre ce nouveau pays et on le rejette parmi les vieilleries soviétiques, à côté d'un sourd-muet grabataire dont il va vider le pot de chambre.


Avant de sombrer de nouveau, il fixa ce visage féminin penché sur lui, un visage creusé par la faim et défiguré par les blessures. Il vécut alors, très brièvement, le début d'une vie qu'il n'aurait jamais cru possible sur cette terre.


Ce qu'il comprit ressembla à une percée de lumière. « Non, il ne faut rien expliquer, pensa-t-il, juste reconnaître dans l'autre cet être étonnant qui dépasse infiniment ce qu'il a vécu et ce qu'il vit, et ce qu'on voit de lui, et ce que le monde fait de lui. Reconnaître et aimer cette part invisible d'une femme, cet instant-là sous une lente chute de pétales, ce corps meurtri et dont la tendresse est encore intacte, ces yeux dont la clarté me rend vivant. »


Alternaissance, 2011

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Ma vie cachée était faite de ces instants où je sentais l'essentiel se révéler : un monde différent derrière la machine-outil de la société. Le reste de ma jeunesse n'était que le fonctionnement d'un rouage. Ces fonctions sont connues, je n'étais ni le meilleur exécutant, ni le pire. Je me conformais, me pliais, justement, m'exécutais. Le langage trahit les vérités dérangeantes. S'exécuter, s'intégrer à un ordre de choses mais aussi, au fond, se tuer. Tuer celui qui, en vous, voudrait s'arracher à la mécanique.
Je refusais cette mort qui donne le droit de vivre parmi les humains.

  • Makine a signé ce roman sous le nom de Gabriel Osmonde


Le livre des brèves amours éternelles, 2011

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Grâce à elle, je compris soudain ce que signifiait être amoureux : oublier sa vie précédente et n'exister que pour deviner la respiration de celle qu'on aime, le frémissement de ses cils, la douceur de son cou sous une écharpe grise. Mais surtout éprouver la bienheureuse inaptitude à réduire la femme à elle-même. Car elle était aussi cette abondance neigeuse qui nous entourait, et le poudroiement solaire suspendu entre les arbres, et cet instant tout entier où se laissait déjà pressentir le souffle timide du printemps. Elle était tout cela et chaque détail dans le tracé simple de sa silhouette portait le reflet de cette extension lumineuse.
  • Le livre des brèves amours éternelles, Andreï Makine, éd. Seuil, 2011  (ISBN 978-2-02103365-6), p. 44


Je devinais que la vérité ne se trouvait ni parmi eux dans le camp opposé, chez les contestataires. Elle m'apparaissait simple et lumineuse comme cette journée de février, sous les arbres alourdis de neige. La beauté humble du visage féminin aux paupières baissées rendait dérisoires les tribunes, et leurs occupants, et la prétention des hommes de prophétiser au nom de l'Histoire. La vérité était dite par le silence de cette femme, par sa solitude, par son amour si simple que même un enfant inconnu qui descendait les marches en fut ébloui pour toujours.
  • Le livre des brèves amours éternelles, Andreï Makine, éd. Seuil, 2011  (ISBN 978-2-02103365-6), p. 46


Notre erreur est de chercher des paradis pérennes. Des plaisirs qui ne s'usent pas, des attachements persistants, des caresses à la vitalité de lianes : l'arbre meurt mais leurs entrelacs continuent à verdoyer. Cette obsession de la durée nous fait manquer tant de paradis fugaces, les seuls que nous puissions approcher au cours de notre fulgurant trajet de mortels. Leurs éblouissements surgissent dans des lieux souvent si humbles et éphémères que nous refusons de nous y attarder. Nous préférons bâtir nos rêves avec les blocs granitiques des décennies. Nous nous croyons destinés à une longévité de statues.
  • Le livre des brèves amours éternelles, Andreï Makine, éd. Seuil, 2011  (ISBN 978-2-02103365-6), p. 81


Le fait d'être amoureux nous paraissait indiscutable. Pourtant, au lieu de provoquer un état d'excitation fébrile, il nous rendait presque impassibles. Nous devenions lents, hypnotisés par la nouveauté et la force de ce qui nous arrivait. Je pouvais passer des heures dans une félicité parfaite qui n'avait besoin que des rares mouvements de la robe claire à travers la pièce cuivrée sous le soleil de mars. Voir une natte légèrement bouclée qui scintillait de chaque cheveu, sous un rayon de lumière, me suffisait pour me sentir heureux. Et quand ses yeux, d'un reflet vert et bleu, se posaient sur moi, j'avais l'impression de commencer à exister dans une identité enfin véritablement mienne.
  • Le livre des brèves amours éternelles, Andreï Makine, éd. Seuil, 2011  (ISBN 978-2-02103365-6), p. 89


J'ai dû attendre plus encore avant de comprendre véritablement quelle était cette offrande humble et précieuse que j'avais reçue d'elles. Le pays de notre jeunesse a sombré en emportant dans son naufrage tant de destins restés anonymes. Cette jeune fille retrouvant sur un disque la mélodie que nous aimions, sa mère poussant un sac en toile entre les mains d'un prisonnier, moi-même clopinant dans la boue sur ma jambe cassée… Et une myriade d'existences, douleurs, espoirs, deuils, promesses. Et ce rêve d'une ville idéale, peuplée d'hommes et de femmes qui n'allaient plus connaître la haine. Et cette « doctrine éternellement vivante, créatrice et révolutionnaire », emportée elle aussi par la frénésie du temps.
  • Le livre des brèves amours éternelles, Andreï Makine, éd. Seuil, 2011  (ISBN 978-2-02103365-6), p. 102


Une femme aimée, 2013

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« Elle a vécu à la limite extrême des jeux humains, au sommet de ce que nous imaginons comme pouvoir, richesse, plaisir charnel. Cette limite était son quotidien. Donc elle devait certainement vouloir la franchir et …
– Partir ! »


Oleg se rappelle Eva Sander. Elle tenait passionnément à cette version. Un amour tardif que Catherine découvre enfin, une tendresse inattendue de la part d'une femme qui a toujours su organiser sa vie charnelle, tel un département de ministère.
« Ce qu'ils vivaient était si étranger au monde que pour s'aimer, ils devaient effacer ce monde-là. Partir. Renaître… »


La société surveille avec vigilance ceux qui tentent de sortir du jeu. Même s’il s’agit d’une tsarine amoureuse qui ne veut plus jouer. On poursuit les imprudents jusque dans leur tombe.


Oleg comprend que l'amour peut être aussi cette tendresse qui protège, qui suspend la douleur, qui rend essentiel le reflet neigeux venant de la fenêtre jusqu'à cette main féminine dont les doigts frémissent dans le sommeil. Une certitude très simple : leur voyage avait pour destination cette ville assoupie, cette chambre donnant sur les grands arbres blancs, ce reflet bleuté de la nuit que ses lèvres effleurent sur la main de la femme.


Cette marche ralentie lui laisse le temps de comprendre qu’il a déjà vu cette silhouette féminine avançant entre deux rangées de peupliers. C’était en Crimée, dans un pays disparu, dans une vie où il se reconnait à peine. Il était alors quelqu'un qui se débattait entre ses deux origines, souffrant de son passé, désirant fébrilement réussir son avenir. Un homme qui ne savait pas comment se définir face à ce monde et qui s’inventait des identités complexes, des alibis, des justifications d’être. Éva se retourne, s’arrête, l’attend. Il se dit qu’une définition brève lui suffit désormais. Une identité simple, libre comme cette enfilade aérienne ouverte sur la mer. « Un homme dans le regard d’une femme aimée. »


Le pays du lieutenant Schreiber, 2014

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Les hommes dont me parlera le lieutenant Schreiber me feront souvent penser à ce soldat qui s'est tourné brièvement vers nous en espérant ne pas être rejeté dans l'oubli.


Les colis que les biens nommés « valisards » font acheminer de la campagne supportent mal la chaleur printanière, ce qui provoque une scène d'anthologie à laquelle assistent, effondrés, Simone de Beauvoir et Jacques-Laurent Bost : Sartre, en lanceur de grenade, jette par la fenêtre un lapin impropre à la consommation…


… C'est cette nuit-là, je crois, qu'un officier américain criera à ses hommes débarqués sur les plages normandes et qui essayaient de s'accrocher aux falaises criblées de balles : « Mourez le plus loin possible, les gars ! »…


L'inconnu termina son repas et, immobile, regardait le courant qui brassait de longues cascades de soleil… En vérité, je ne désirais que cela : être à sa place, vivre ce silence, comprendre sans paroles le sens de mon attente ici, à cette heure-là.


De nouveau, je sentis en moi un frisson de lâcheté, la présence du « pantin de chiffon » qui me suggérait l'obéissance, l'effacement de toute parole imprudente, en fait, le bannissement de tout ce qui nous rendait vivants.


Sa voix résonna sourdement, dissimulant l'espoir d'une réplique qui n'avait plus rien de commun avec cette traque et le monde où je comptais revenir. C'est peut-être à cet instant que je perçus sa présence aussi intimement : cette vie meurtrie à portée de la main, ce visage pâle, beau, marqué d'un éclat de balle et qui se tendait vers moi, espérant la réponse, ses yeux qui m'observaient avec un reflet de tendresse désemparée. Oui, avec cette douceur que je n'avais plus connue depuis mon enfance.


Elkan se mit à décharger sur la rive ses bagages : fusil, outils, toile de tentes…
Perplexe devant le peu de biens que nous possédions, je demandai, sans pouvoir cacher mon désarroi : « Et que… qu'est-ce qu'on va faire ici ? »
La réponse vint, rendant insignifiante tout autre interrogation :
« Nous allons y vivre. »


L'unique lettre qui m'est parvenue de Tougour se résumait en quelques lignes. Sacha écrivait qu'un pêcheur, contournant l'archipel juste avant l'arrivée des glaces, avait remarqué une voile carrée qui longeait la côte nord du détroit de Lindholm…
En lisant son compte rendu, si vibrant d'espoir et si peu réaliste, je me disais que l'apparition de ce voilier dans la brume lumineuse des Chantars était sans doute la plus belle trace qu'un amour pouvait laisser parmi les vivants.


Au-delà des frontières, 2019

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Les deux hommes montent à bord séparément — les employés du Protocole s'affairent pour leur éviter la rencontre. Deux ex-présidents ! D'assez petite taille, il mobilise un reste d'aplomb dans un comique effort de solennité, de grandeur…
Tom se rappelle vaguement leurs mandatures. Le premier a été abandonné par son épouse, le second — au lieu de vaquer aux affaires de l'État — filait chaque nuit, sur un scooter, rejoindre sa maîtresse… On peine à imaginer ce batifolage élyséen, vu l'horreur de ce qui est survenu, depuis. Éclatement de l'Europe, guerres civiles, ensauvagement du monde.

  • incipit


— Il a besoin de croire que le monde peut encore être sauvé !
Gabriel émet un rire sourd.
« Ce monde, le mérite-t-il vraiment ? La dernière tentative avait été lancée par les diggers. Transcender le magma humain qui prolifère, dévore la nature, multiplie les guerres, se refait selon le même scénario : baffrer, tuer, jouir, se reproduire, polluer, mourir. Les diggers proposait une rupture. Une Alternaissance…
— Les hommes ne cherchent pas une rupture, Gabriel ! Ils veulent juste consommer plus, placer leur progéniture plus près de la mangeoire et mourir plus tard !
— Les diggers leur proposait plus que ces « plus ». Ils leur offraient tout ! Venez voir la machine à produire ce tout… »


Jamais auparavant nous n'avons autant senti l'épaisseur de la masse humaine prête à nous sauter la gorge pour défendre « ses acquis ». Osmonde presse son index aux lèvres. « Tsss ! Laissez-les dormir, vos braves contemporains. Ils n'ont que ce jeu-là à jouer. Pendant quelques milliers de jours. » Il se lève, nous salue et lance de sa voix grommelante : « Votre combat est le reflet de leur sommeil. En les dénonçant, vous vivez leur cauchemar en miroir. Il vous emprisonne. Sciez les barreaux ! Lynden vous aidera… »
Je suis alors frappé par cette évidence : racisme et antiracisme, passéisme et révolution, laïcisme et fanatisme, cosmopolitisme et populisme sont deux moitiés d'une même scène où s'affrontent les acteurs, incapables de quitter ce théâtre. Or la vérité de l'homme est en dehors des tréteaux !


Nous avons passé la nuit sous le toit d'un vieux baraquement de baleiniers, en écoutant la pluie dans le feuillage d'eucalyptus. Rien ne subsistait de notre passé, de notre soif d'avaler le maximum d'existence. Et ce qui restait me surprenait par son infinie simplicité — la beauté de ce visage féminin vieilli, les reflets du feu sur ses paupières, sa main qui, dans le sommeil, était tendue vers la nuit, comme pour montrer une voie… Je n'avais besoin de rien d'autre.


Je lui raconte tout. La passion exaltée de Vivien pour cette jeune femme, la découverte du pot aux roses télévisuel… La menace qui pèse sur les « hussards ». Et le suicide.
Un soupir rend ses paroles presque mélodieuses : « Pauvre fille… elle avait aussi son Meccano à construire… »
Et soudain, comme frappée d'une divination, elle s'exclame : « En fait, c'est elle qui n'a pas eu la chance de lire Alternaissance. Ce livre aurait pu la sauver ! »


Quand je voyais Vivien, il pestait contre les médias (et j'en faisais partie), traitant les journalistes de « chiens de garde du système ». Il croyait encore à la sincérité des convictions… La réalité est toute bête : un jeune qui choisit ce métier doit reformater son cerveau à la pensée autorisée. Et, plus tard, il a une famille à nourrir, une maîtresse, une résidence secondaire à payer… Donc obligé de mentir pour garder son temps d'antenne ou sa rubrique…


Quel sera le sort de ce radieux Homo mixtus ? Je le vois d'ici : une petite voiture, une petite femme (ou homme) végane dans son lit (en compagnie d'un petit chien), deux rejetons, les oreilles bouchées par les écouteurs, des vacances sur une plage infestée d'algues vertes, journal télévisé — élections bonnet blanc blanc bonnet, exposition d'art contemporain, dose quotidienne d'antiracisme, championnat de foot, petite scène de ménage, divorce, déprimes, velléités intellectuelles, c'est-à-dire romans et films sur cette vie, un peu enjolivée… l'Homo mixtus vaincra, mais sur une planète moribonde. Le bon vieux Levi-Strauss l'a compris : « Je suis né dans un monde d'un milliard et demi d'habitants. Et je le quitte à l'heure où il en compte six. »


Le vent parcourt les rameaux de La haie — de petites feuilles rondes et dorées s'envolent, ponctuent les meubles posés dans l'herbe et la fourrure de la pelisse qui protège Gaia. Cet instant de lumière dit l'essentiel : un soleil d'hiver, un ciel aux légers nuages hauts, la brume irisée des champs et cette femme endormie, si inconnue, si proche. Les débris du passé, éparpillés dans l'herbe, approfondissent le temps d'une enfilade d'existences devinées.
Gaia se relève, me sourit et, comme si quelqu'un pouvait nous entendre, murmure : « Ici, on est vraiment loin de tout… »
Ces heures ensoleillées, devant Mo i Rana, marque le début de ce que les diggers appelaient « le franchissement ».


Ce « résistant à l'absurde » est le personnage clef de la modernité : à la mi-hauteur de l'échelle sociale, entre les éboueurs agrippés à leur benne et l'élite planant sur ses strato-cumulus. Sans son endurance stoïque, le monde s'écroulerait — les maris quitteraient leurs épouses-ados et partiraient vers les pays du Sud, vers des corps généreux et halés, loin de ce quatre-quatre rempli d'instruments de torture pour « le royaume de la glisse ». Or, ils assument, sourient, vieillissent. La fréquence des suicides, dans la classe moyenne, relativement nantie, est assez logique : des années passées à obtenir des tonnes de diplômes, une tension inhumaine au travail, la peur d'une obsolescence professionnelle programmée et, en compensation — cette voiture, pareille à un corbillard, et cette femme-ado à la voix glaçante : « Tu as encore oublié la doudoune de Léo… »


L'ami arménien, 2021

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« Il m’a appris à être celui que je n’étais pas. »
Dans ma jeunesse, j’exprimais ainsi ce que la rencontre avec Vardan m’avait fait découvrir de mystérieux et de paradoxal derrière le manège du monde. 

  • incipit


« Elle l’a emportée dans le désert, cette poupée… C’est grâce à la poupée qu’on a pu l’identifier… Sinon… »
Je me retournai en entendant le chuchotement de Vardan qui venait de se réveiller. Presque aussitôt, repris par son mal, il s’étouffa, ne réussissant à expulser de ses poumons qu’un sifflement de mots :
« Quant aux autres, ils n’ont même pas… même pas… »


Quant à moi, l’apparition de cette jeune femme vêtue de noir, puis son effacement à la croisée des ruelles, dans cet instant qu’elle rendait unique, devenait l’aveu de tout ce que je pouvais imaginer derrière l’expression « tomber amoureux », ou plutôt de tout ce qui dépassait, démesurément, définitivement, ces mots banals. Admiration, adoration, coup de foudre, émerveillement, tout cela, dans son abstraction livresque, n’avait aucun rapport avec ce que j’éprouvais. La seule empreinte de ses souliers laissée dans la poussière le long de la voie ferrée abandonnée – cette marque fine et délicatement imprimée – me déplaçait dans un univers où chaque objet espérait recevoir un autre nom.


Son regard semblait interroger ces visages et attendre une réponse. Enfin, il murmura, retrouvant sa voix ordinaire, calme et sans relief mais, cette fois, marquée d’une douleur d’autant plus perceptible :
« Eux, ils n’ont eu aucun dieu pour les aider. Aucune divinité qui aurait poussé un cri. Non, personne. Comme si l’univers tout entier s’était tu. »
Il baissa la tête et se mit à parler, ne changeant pas d’intonation, ne cherchant pas à m’impressionner. Pas un geste ne fit bouger ses mains croisées sur la poitrine. Son corps, figé, resta libre de toute posture.
En parlant, Vardan ressemblait à un homme qui avançait dans l’obscurité en protégeant la flamme vacillante d’une bougie.


…Cinquante ans plus tard, j’ai la possibilité de le confirmer car ce visage, au milieu du ruissellement et des feuilles dorées, reste toujours d’une clarté très vivante parmi tout ce que j’ai vécu, depuis. La vraie identité de cet enfant, son unique véritable origine était cette journée d’automne, lente et ensoleillée, à l’écart des existences avides et hâtives des hommes.
Pour atteindre cette identité suprême, encore lui fallait-il la certitude solide d’avoir une patrie, un passé, une terre – oui, un royaume d’où ses rêves pouvaient s’élever vers l’instant de lumière qu’il vivait sans penser à la rubrique numéro cinq de son passeport.


Je me souviendrais de cette discussion quand l’éclatement de l’Empire soviétique provoquerait non pas une guerre mais des dizaines de guerres à travers le pays… Des milliers de morts, des millions de bannis. L’image des tablées qui réunissaient, autour de Saven, tant de gens variés me reviendrait donc – non pas un rappel nostalgique d’un paradis perdu et d’un amour universel (aimables chimères !) mais une certitude que tous ces déchirements sanglants étaient évitables. Il suffisait peut-être de se réunir, par une journée de septembre, sous une horloge solaire qui, par ses heures lentes, aurait suspendu la fièvre, toujours fausse et excessivement bavarde, de la prétendue « grande » Histoire.


Je devinais que le seul mystère digne d’être sondé se cachait dans notre capacité à résister à ce flot d’inepties qui nous entraînait loin du passé où nous avions égaré l’essentiel de nous-mêmes.


Quant aux incessants prêches humanistes, cette religion de l’homme se prenant pour Dieu, je me rappelais que Chamiran n’avait jamais professé un quelconque crédo de philanthrope. Dans une bourgade caucasienne dévastée par un conflit ethnique, elle prit dans ses bras un enfant né d’un viol et en fit son fils. Le père de l’enfant était azéri, donc l’ennemi ! Or, Chamiran transforma la mort en nouvelle vie et la haine, en amour.
Elle transmit à Vardan ce qui faisait défaut à cet enfant dès sa naissance : une présence maternelle, le rêve d’un pays natal – une Arménie riche d’un passé dont il allait être si fier et surtout, la chance de ne pas se sentir un simple accident dans le flux désordonné du temps.


Pendant de longues années, je garderais l’idée que la beauté de cette scène d’intimité n’était qu’une humble aumône dont la vie mutilée de Vardan le gratifiait avant de se rompre. Une belle esquisse d’amour, une fulgurante prémisse, un discret avant-goût de la connaissance charnelle à laquelle il ne pourrait jamais accéder.
À présent, je suis convaincu que cet instant de contemplation n’était rien d’autre que l’amour même, dans son expression la plus terrestre, la plus tragiquement brève et, pourtant, absolue. Non, il n’y avait rien d’autre à connaître, rien de plus beau à désirer. Uniquement cette femme aux yeux fermés et cet homme qui voyait les flocons se poser sur les paupières closes de celle qu’il aimait. Rien d’autre. Ces deux amants dans leur éternel royaume d’Arménie.


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