Virginia Woolf

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Virginia Woolf en 1902

Virginia Woolf (25 janvier 1882 - 28 mars 1941) est une femme de lettres anglaise et une féministe.

Pendant l'entre-deux-guerres, elle fut une figure marquante de la société littéraire londonienne et un membre du Bloomsbury Group.

Citations[modifier]

Une chambre à soi, 1929[modifier]

Enlevez toute protection aux femmes, exposez-les aux mêmes efforts, aux mêmes activités que les hommes, faites-en des soldats, des marins et des mécaniciennes et des docteurs, et les femmes ne mourront-elles pas si vite et si jeunes qu'on dira : "J'ai vu une femme aujourd'hui", comme on disait autrefois : "J'ai vu un avion." Tout pourra arriver quand être une femme ne voudra plus dire : exercer une fonction protégée, pensais-je, ouvrant ma porte.
  • Une chambre à soi (1929), Virginia Woolf, éd. 10/18, 1996, chap. 2, p. 61


Pourquoi aucune femme, quand un homme sur deux, semble-t-il, était capable de faire une chanson ou un sonnet, n'a écrit un mot de cette extraordinaire littérature, reste pour moi une énigme cruelle. Quelles étaient les conditions de vie des femmes ? me demandais-je ; car la fiction, œuvre d'imagination s'il en est, n'est pas déposée sur le sol tel un caillou, comme le pourrait être la science ; le roman est semblable à une toile d'araignée, attachée très légèrement peut-être, mais enfin attachée à la vie par ses quatre coins.
  • Une chambre à soi (1929), Virginia Woolf, éd. 10/18, 1996, chap. 3, p. 64


Car les femmes sont restées assises à l'intérieur de leurs maisons pendant des millions d'années, si bien qu'à présent les murs mêmes sont imprégnés de leur force créatrice ; et cette force créatrice surcharge à ce point la capacité des briques et du mortier qu'il lui faut maintenant trouver autre chose, se harnacher de plumes, de pinceaux, d'affaires et de politique.
  • Une chambre à soi (1929), Virginia Woolf, éd. 10/18, 1996, chap. 5, p. 131


Quoi qu'il en soit, la première chose que j'aimerais écrire ici, dis-je, traversant la salle pour me rendre auprès du bureau, puis prenant le feuillet qui porte l'en-tête " Les femmes et le roman", c'est qu'il est néfaste pour celui qui veut écrire de penser à son sexe. Il est néfaste d'être purement un homme ou une femme ; il faut être une femme-masculin ou homme-féminin.
  • Une chambre à soi (1929), Virginia Woolf, éd. 10/18, 1996, chap. 6, p. 157


La vérité c’est que, souvent, j’aime les femmes. J’aime leur absence de conventions. J’aime leur incomplétude. J’aime leur anonymat. J’aime — mais je ne dois pas courir sur ce chemin.
  • Un lieu à soi (1929), Virginia Woolf (trad. Marie Darrieusecq), éd. Folio, 2020, chap. 6, p. 168


Les Vagues, 1931[modifier]

Il est très tôt, avant la classe. Fleur après fleur fait moucheture sur les verts profonds. Les pétales sont des arlequins. Les tiges émergent des trous noirs au-dessous. Les fleurs nagent comme des poissons de lumière sur les eaux vertes, sombres. Je tiens une tige à la main. Je suis cette tige. Mes racines s'enfoncent dans les profondeurs du monde, traversent la terre de brique sèche, et la terre humide, traversent des veines de plomb et d'argent.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 40


Je suis tout fibre. Tout tremblement m'ébranle, et le poids de la terre pèse sur mes côtes. Ici en haut, mes yeux sont des feuilles vertes, qui ne voient pas. Je suis un garçon en costume de flanelle grise avec une ceinture bouclée par un serpent de cuivre ici en haut. En ce lieu, en bas, mes yeux sont les yeux sans paupières d'une figure de pierre dans un désert près du Nil.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 40


Oh, Seigneur, faites qu'ils s'en aillent plus loin. Seigneur, faites qu'ils posent leurs papillons sur un mouchoir sur le gravier. Qu'ils comptent leurs petites tortues, leurs vulcains rouges et leurs piérides blanches. Mais faites que je reste invisible. Je suis vert comme un if dans l'ombre de la haie. Ma chevelure est faite de feuilles. Je suis enraciné jusqu'au centre de la terre. Mon corps est une tige. Je presse la tige. Une goutte suinte de l'orifice et lentement s'épaissit, grossit de plus en plus. Voici que quelque chose de rose passe devant l'œilleton. Voici qu'on glisse un regard par le petit trou. Ce regard vient me frapper. Je suis un petit garçon en costume de flanelle grise. Elle m'a découvert. On me frappe sur la nuque. Elle m'a embrassé. Tout est détruit.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 41


Je vais prendre mon angoisse et la déposer sur les racines sous les hêtres. Je vais l'examiner et la prendre entre mes doigts. Ils ne me trouveront pas. Je mangerai des noisettes et je chercherai des œufs sous les ronces et mes cheveux seront poissés et je dormirai sous les haies et boirai l'eau des fossés et mourrai là.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 42


Je l'ai vue l'embrasser, dit Susan. Je regardais entre les feuilles et je l'ai vue. Elle est entrée en dansant pailletée de diamants légers comme de la poussière. Et moi je suis trapue, Bernard, je ne suis pas grande. J'ai des yeux qui regardent tout près du sol et ils voient les insectes dans l'herbe. La chaleur blonde dans ma poitrine s'est pétrifiée lorsque j'ai vu Jinny embrasser Louis. Je mangerai de l'herbe et mourrai dans un fossé dans l'eau brunâtre où les feuilles mortes ont pourri.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 43


Cours ! dit Bernard. Cours ! Le jardinier à la barbe noire nous a vus ! On va nous tirer dessus ! On va nous tirer comme des geais et nous épingler au mur. Nous sommes en pays ennemi. Il nous faut nous réfugier dans le bois de hêtres. Il nous faut nous cacher sous les arbres. J'ai cassé une petite branche quand nous sommes venus. Il y a un sentier secret. Baisse-toi autant que tu peux. Suis-moi sans regarder derrière toi. Ils vont nous prendre pour des renards. Cours !
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 46


L'horloge fait tic tac. Les deux aiguilles sont des convois en route pour la traversée d'un désert. Les barres noires sur le cadran sont des oasis vertes. La grande aiguille a pris de l'avance pour trouver de l'eau.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 51


À présent, dit Bernard, rampons sous le baldaquin feuillu des groseilliers, et racontons des histoires. Habitons le monde souterrain. Prenons possession de notre territoire secret, éclairé par les candélabres des groseilles en grappe, rouge vif d'un côté, noires de l'autre.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 52


Ici il nous vient des bouffées tièdes de feuilles qui se décomposent, de végétation qui pourrit. Nous sommes dans un marécage à présent ; dans une jungle paludéenne. Il y a un éléphant blanc de vermine, tué d'une flèche tirée en plein dans l'œil. On voit briller les yeux d'oiseaux qui s'approchent à petits sauts — des aigles, des vautours. Ils nous prennent pour des arbres abattus. Ils picorent un ver — plutôt un cobra à lunettes — et le laissent avec sa cicatrice brune purulente se faire déchiqueter par des lions. C'est notre monde à nous, éclairé par des croissants de lune et des étoiles de lumière ; et de grands pétales à demi transparents bloquent les ouvertures comme autant de fenêtres pourpres.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 52


Tout est étrange. Les choses sont immenses et minuscules. Les tiges des fleurs sont épaisses comme des troncs de chêne. Les feuillages sont hauts comme les dômes de vastes cathédrales. Nous sommes des géants couchés ici, capables de faire frémir les forêts.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 52


La chaleur quitte la Jungle, dit Bernard. Les feuilles battent de leurs ailes noires au-dessus de nous. Miss Curry a soufflé dans son sifflet sur la terrasse. Il nous faut sortir à quatre pattes de la tente feuillue des groseilliers et nous mettre debout. Il y a des brindilles dans tes cheveux, Jinny. Il y a une chenille verte dans ton cou. Il faut se mettre en rang, deux par deux. Miss Curry nous emmène en promenade d'un bon pas, tandis que Miss Hudson assise à son bureau fait ses comptes.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 52


C'est assommant, dit Jinny, de marcher sur une grand-route sans devanture à regarder, sans ces yeux troubles de verre bleu incrustés dans le trottoir.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 52


Mrs Constable, une serviette de bain nouée à la taille, prend son éponge couleur de citron et la trempe dans l'eau ; elle devient marron comme du chocolat ; elle goutte ; et, l'élevant au-dessus de moi, alors que je frissonne au-dessous, Mrs. Constable la presse.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 56


L'eau ruisselle le long de ma rigole dorsale. Des flèches de sensations lumineuses m'assaillent des deux côtés.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 56


Je suis recouvert de chair tiède. Mes recoins les plus secs sont mouillés ; mon corps froid se réchauffe ; il est inondé et luisant. L'eau descend et m'enrobe comme une anguille. À présent des serviettes chaudes m'enveloppent, je me frotte le dos et le tissu rêche fait ronronner mon sang.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 56


Des sensations riches et puissantes se forment sur le toit de mon esprit ; ma journée tombe comme une averse — les bois ; et Elvedon ; Susan et le pigeon. Ruisselant sur les murs de mon esprit, coulant d'un même flot, ma journée tombe dru, resplendissante.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 57


Je peux penser à mes Armadas qui voguent sur les hautes vagues. Je suis libérée des durs contacts et des collisions. Je continue de voguer seule sous de blanches falaises. Oh, mais je sombre, je tombe ! Voilà le coin de l'armoire ; voilà le miroir de la nursery.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 58


Je sombre sur les noirs plumets du sommeil ; ses ailes touffues pèsent sur mes yeux. Voyageant à travers l'obscurité je vois les plates-bandes étirées, et Mrs. Constable qui surgit derrière l'herbe de la pampa et accourt pour m'annoncer que ma tante est venue me chercher en voiture. Je m'élève ; je m'échappe ; avec mes bottines à ressorts je passe par-dessus la cime des arbres. Mais voilà que je tombe dans la voiture devant la porte d'entrée, où elle est assise dodelinant ses aigrettes jaunes, les yeux durs comme des billes de verre. Oh, m'éveiller de mon rêve ! Regardez, voici la commode. Il faut que je me sorte de ces eaux. Mais elles s'amassent sur moi ; elles me ballottent entre leurs dos énormes ; je suis retournée ; je suis renversée ; je suis étirée, parmi ces longues lumières, ces longues vagues, ces sentiers sans fin, où des gens me poursuivent, me poursuivent.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 58


Londres s'effrite. Londres palpite comme une houle. La ville se hérisse de tours et de cheminées. Là une église blanche ; là un mât parmi les flèches. Là un canal. À présent il y a des espaces ouverts et des allées goudronnées où il est étrange qu'il y ait à présent des gens qui marchent. Voilà une colline rayée de maisons rouges. Un homme traverse un pont, un chien sur ses talons. À présent le garçon en rouge commence à tirer sur un faisan. Le garçon en bleu l'écarte du coude. « Mon oncle est le meilleur fusil d'Angleterre. Mon cousin est grand veneur. » Les fanfaronnades commencent. Et moi je ne peux pas fanfaronner, car mon père est banquier à Brisbane, et je parle avec l'accent australien.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 62


Le reflet pourpre, dit Rhoda, dans l'anneau de Miss Lambert va et vient sur la tache noire de la page blanche du missel. C'est un reflet lie-de-vin, c'est un reflet érotique.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 65


À présent que nos malles ont été déballées dans le dortoir, nous sommes assises en groupe sous les cartes géographiques du monde entier. Il y a des bureaux avec des encriers. Nous écrirons nos devoirs à l'encre ici. Mais ici je ne suis personne. Je n'ai pas de visage. Cette grande assemblée, vêtue de serge brune, m'a volé mon identité. Nous sommes toutes sans cœur, sans amies. Je vais chercher un visage, un visage calme, un visage monumental, et je le doterai d'omniscience, et je le porterai sous ma robe comme un talisman et après (je le promets) je trouverai un petit vallon dans un bois où je pourrai étaler mon assortiment de trésors curieux. Je me le promets.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 65


Cette femme aux cheveux sombres, dit Jinny, aux pommettes hautes, a une robe luisante, comme un coquillage, veinée, une tenue de soirée. C'est bien pour l'été, mais pour l'hiver j'aimerais avoir une robe très légère brochée de fils rouges qui chatoieraient à la lumière du feu. Puis quand les lampes seraient allumées, je mettrais ma robe rouge et elle serait ténue comme un voile, et s'enroulerait autour de mon corps et se déploierait comme une vague quand j'entrerais dans la salle, en pirouettant. Elle prendrait la forme d'une fleur quand je me laisserais tomber, au milieu de la pièce, sur un siège doré. Mais Miss Lambert porte une robe opaque, qui retombe en cascade de son jabot blanc comme neige tandis qu'assise sous le portrait de la reine Alexandra elle appuie fermement son doigt blanc sur la page. Et nous prions.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 65


Je vais fabriquer des images de ce que je déteste le plus et les enfouir dans le sol. Ce galet luisant c'est Mme Carlo ; je vais l'enterrer très profond à cause de ses manières serviles et obséquieuses, à cause de la pièce de six pence qu'elle m'a donnée pour ne pas avoir plié les doigts quand je faisais mes gammes. J'ai enterré sa pièce. Je voudrais enterrer le carrelage rouge brique et les portraits graisseux de ces vieillards bienfaiteurs, fondateurs de collèges.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 77


Il y a des arbres que j'aime ; le cerisier avec ses boules transparentes de gomme sur l'écorce ; et la vue qu'on a du grenier sur quelques collines lointaines. À part ça, je voudrais tout enterrer comme j'enterre ces vilains cailloux qu'on trouve éparpillés le long de cette côte saumâtre, avec ses jetées et ses touristes. Chez moi, les vagues ont des kilomètres de long. Les nuits d'hiver on les entend gronder. À Noël dernier un homme s'est noyé assis seul dans sa charrette.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 77


Je vous suis très reconnaissant à vous les hommes en toges noires, et à vous, les morts, de nous avoir guidés, de nous avoir protégés ; et pourtant, le problème demeure. Les différences ne sont pas encore résolues. Les fleurs hochent la tête devant la fenêtre. Je vois des oiseaux sauvages, et des pulsions plus sauvages que les oiseaux les plus sauvages surgissent de mon cœur sauvage. J'ai le regard sauvage ; les lèvres fortement serrées. L'oiseau vole ; la fleur danse ; mais j'entends toujours le fracas sourd et lugubre des vagues ; et la bête enchaînée piaffe sur la plage. Elle piaffe et piaffe.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 93


Juillet a été couleur de vent et d'orage. Aussi, au milieu du mois, il y a eu, cadavérique, terrifiante, cette flaque grise dans la cour, alors que, une enveloppe à la main, je portais un message. Je suis arrivée à la flaque. Je n'ai pas pu la franchir. J'ai perdu mon identité. Nous ne sommes rien, ai-je dit, et je suis tombée. J'ai été balayée comme une plume. J'ai été emportée par un souffle dans des tunnels. Puis avec précaution, j'ai posé le pied. J'ai mis la main contre un mur de brique. Je suis revenue à moi avec beaucoup de peine, j'ai réintégré mon corps au-dessus de la flaque grise et cadavérique. Voici donc la vie à laquelle je suis destinée.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 100


Par secousses intermittentes, brusques comme les bonds d'un tigre, la vie émerge faisant palpiter sa crête sombre sur la mer. Voilà à quoi nous sommes attachés ; voilà à quoi nous sommes liés, tels des corps humains à des chevaux sauvages. Et pourtant nous avons inventé des procédés pour colmater les crevasses et masquer ces fissures.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 100


Le silence va se refermer derrière nous. Si je regarde en arrière par-delà cette tête chauve, je vois le silence se refermer déjà et les ombres des nuages se poursuivre sur la lande déserte ; le silence se referme sur notre passage éphémère. Voici, dis-je, l'instant présent ; voici le premier jour des grandes vacances. Voici la partie émergée du monstre auquel nous sommes attachés.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 101


Repu comme l'enfant qui a pris le sein, je suis maintenant libre de m'enfoncer, profondément, dans ce qui se passe, cette vie, omniprésente, générale. (Comme tout dépend, me dis-je, du pantalon ; une tête intelligente est totalement handicapée par un pantalon élimé).
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 157


On observe de curieuses hésitations à la porte de l'ascenseur. Par ici, par là, de l'autre côté ? Alors l'individualité s'affirme. Les voilà partis. Les voilà tous poussés par la nécessité. L'obligation futile de tenir un engagement, d'acheter un chapeau, sépare ces beaux êtres humains naguère si unis. Quant à moi, je n'ai pas de but. Je n'ai pas d'ambition. Je vais me laisser porter par l'élan général. Ma pensée en surface glisse comme un fleuve gris pâle reflétant ce qui passe. Je ne me souviens pas de mon passé, ni de mon nez, ni de la couleur de mes yeux, ni de l'opinion que j'ai de moi. Ce n'est qu'en cas d'urgence, à un carrefour, au bord d'un trottoir, que l'instinct de conservation surgit et s'empare de moi et me fait m'arrêter ici, juste devant l'omnibus.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 157


Nous tenons, apparemment, à vivre. Puis de nouveau, l'indifférence revient. Le grondement de la circulation, les visages indistincts qui passent, de-ci de-là, m'engourdissent et me font rêver ; effacent les traits des visages. Les gens pourraient me passer au travers. Et quel est cet instant, cette journée particulière où je me trouve pris ?
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 158


Le rugissement de la circulation pourrait être n'importe quel vacarme — arbres de la forêt ou grondement des fauves. Le temps a reculé d'un ou deux pouces sur son dévidoir ; notre brève avancée a été annulée. Je crois qu'en vérité nos corps sont nus. L'étoffe boutonnée ne nous couvre qu'en surface ; et sous ces trottoirs il y a des coquillages, des ossements et du silence.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 158


Être aimé de Susan ce serait être empalé sur le bec pointu d'un oiseau, être cloué à la porte d'une grange.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 165


Comme ils ont l'air étrange, dit Susan, ces petits tas de sucre marbrées des poires, et le cadre luxueux des miroirs. Je ne les avais pas encore vus. Tout est fixé à présent ; tout est en place. Bernard est fiancé. L'irrévocable s'est produit. On a lancé un cercle sur les eaux ; imposé une chaîne. Nous n'irons plus jamais librement au fil de l'eau.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 189


Pour un instant seulement, dit Louis. Avant que la chaîne se rompe, avant que le désordre revienne, regardez comme nous sommes figés, comme nous sommes pris dans un étau.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 189


Écoute, Rhoda (car nous sommes des conspirateurs, les mains posées sur l'urne froide), la voix banale, vive, exaltante de l'action, la voix des chiens flairant la trace.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 189


Ils parlent à présent sans se donner la peine de finir leurs phrases. Ils ont une langue intime comme celle des amants. Une brute impérieuse s'empare d'eux. Les nerfs tressaillent dans leurs cuisses. Leur cœur bat et cogne dans leur poitrine. Susan serre très fort son mouchoir. Des flammes dansent dans les yeux de Jinny.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 189


Ils sont protégés, dit Rhoda, des doigts trop curieux et des yeux inquisiteurs. Avec quelle facilité ils se retournent et regardent ; comme ils prennent des poses énergiques et orgueilleuses ! Quelle vie brille dans les yeux de Jinny ; comme le regard de Susan est farouche, entier, cherchant les insectes dans les racines ! Ils ont les cheveux brillants et lustrés. Leurs yeux luisent comme ceux des bêtes qui suivent dans le feuillage une proie à la trace. Le cercle est détruit. Nous sommes brutalement séparés.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 190


Pourquoi, comme Louis, réclamer une explication, ou s'enfuir comme Rhoda vers un bosquet lointain et écarter les feuilles de laurier et y chercher des statues ? On dit qu'il faut battre des ailes contre la tempête parce qu'on croit qu'au-delà de cette confusion le soleil brille ; que le soleil tombe dru sur les étangs emplumés de saules.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 255


Je dis : « Bats-toi ». « Bats-toi », répétai-je. C'est l'effort et la lutte, c'est l'état de guerre perpétuel, ce sont les déchirures et les épissures — telle est la bataille quotidienne, la défaite ou la victoire, la poursuite qui nous absorbe. Les arbres, dispersés, se remirent en ordre ; le vert épais du feuillage s'éclaircit en une lueur dansante. Je les pris dans les filets d'une expression subite. Je les sauvai de l'informe par des mots.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 338


Je pris mon train. Et le soir j'étais de retour à Londres. Quelle satisfaction que cette atmosphère de bon sens et de tabac ; ces vieilles femmes qui grimpent dans la voiture de troisième classe avec leurs paniers ; les pipes sur lesquelles on tire ; les bonsoirs et les à demain des amis qui se séparent dans les gares en bord de route, et puis les lumières de Londres — pas l'extase enflammée de la jeunesse, pas cette bannière violette en lambeaux, mais les lumières de Londres tout de même ; des lumières électriques, dures, en haut dans les bureaux ; des réverbères parsemés le long des trottoirs secs ; des flammes qui ronflent au-dessus des marchés de plein air. J'aime tout cela quand j'ai congédié l'ennemi momentanément.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 338


J'aime aussi trouver le cortège ronflant de l'existence, dans un théâtre, par exemple. L'animal des champs couleur d'argile, l'animal terreux indescriptible s'y dresse et avec une ingéniosité et des efforts infinis livre son combat contre les vertes forêts et les vertes prairies et les moutons qui avancent d'un pas mesuré, en mâchonnant.
  • Les Vagues (1931), Virginia Woolf (trad. Michel Cusin), éd. Gallimard, 2012  (ISBN 978-2-07-044168-6), p. 339


Entre les livres[modifier]

Mais si nous avons besoin de toute notre connaissance des anciens écrivains pour suivre ce que tentent les nouveaux, il est certain que nous revenons de notre aventure parmi les nouveaux livres avec un œil bien plus aigu pour les anciens. Nous avons alors l’impression de pouvoir surprendre leurs secrets, examiner profondément leur œuvre, en rassembler les parties, parce que nous avons assisté à l’élaboration des nouveaux livres, et, avec un regard débarrassé de préjugés, nous pouvons apprécier plus justement ce qu’ils font, ce qui est bon et ce qui est mauvais.
  • « Heures en bibliothèque » (1916), dans Entre les livres, Virginia Woolf (trad. Jean Pavans), éd. La Différence, 2014  (ISBN 978-2-7291-2131-0), p. 16-17


L’écrivain et la vie[modifier]

L’écrivain a pour tâche de sélectionner un aspect et de faire en sorte qu’il en évoque vingt – une tâche périlleuse et difficile s’il en est, mais c’est à cette seule condition que le lecteur est délivré du grouillement confus de la vie et se trouve effectivement marqué par l’aspect précis que l’écrivain souhaite lui faire relever.
  • « L’écrivain et la vie » (1926), dans L’écrivain et la vie, Virginia Woolf, éd. Payot & Rivages, 2008  (ISBN 978-2-7436-1776-9), p. 118


Pour perdurer, chaque phrase doit receler, en son tréfonds, une petite étincelle de feu que le romancier, en dépit du danger, doit à mains nues extraire du brasier. Partant, sa situation est précaire. Il doit s’exposer à la vie ; il doit courir le risque d’être entraîné au loin et trompé par sa duplicité ; il doit s’emparer de ses trésors et ne pas tenir compte du rebut.
  • « L’écrivain et la vie » (1926), dans L’écrivain et la vie, Virginia Woolf, éd. Payot & Rivages, 2008  (ISBN 978-2-7436-1776-9), p. 121


Les mots, les mots anglais, sont pleins d’échos, de souvenirs, d’associations – et ce par nature. Ils ont vécu dans le monde, sur les lèvres des gens, dans leurs demeures, les rues et les champs depuis des siècles.
  • « Le savoir-faire de l’écrivain » (1937), dans L’écrivain et la vie, Virginia Woolf, éd. Payot & Rivages, 2008  (ISBN 978-2-7436-1776-9), p. 160


Les mots ne vivent pas dans les dictionnaires mais dans l’esprit. Et comment y vivent-ils ? Ils ont des mœurs étranges et variées, comme celles des humains, vagabondant de-ci de-là, tombant amoureux et s’accouplant.
  • « Le savoir-faire de l’écrivain » (1937), dans L’écrivain et la vie, Virginia Woolf, éd. Payot & Rivages, 2008  (ISBN 978-2-7436-1776-9), p. 163


Moins nous chercherons à connaître le passé de notre chère Mère l’anglais, mieux cela vaudra pour la réputation de la dame. Car elle en a fréquenté des tavernes de marins, la belle !
  • « Le savoir-faire de l’écrivain » (1937), dans L’écrivain et la vie, Virginia Woolf, éd. Payot & Rivages, 2008  (ISBN 978-2-7436-1776-9), p. 163


Les mots, pour vivre à leur aise, ont besoin, tout comme nous, d’intimité. Sans aucun doute ils aiment que nous pensions et que nous ressentions avant de les employer ; mais ils aiment aussi que nous fassions une pause ; que nous nous laissions aller à l’inconscience. Notre inconscience assure leur intimité, notre obscurité est leur lumière… Car faire cette pause, laisser tomber ce voile d’obscurité a pour effet d’inciter les mots à se rassembler en un de ces mariages éclairs qui forment des images parfaites et créent la beauté qui dure toujours. Mais non – rien de tel ne se produira ce soir. Les petits fripons sont de mauvaise humeur ; désobligeants ; désobéissants ; muets. Qu’est-ce qu’il marmonnent ? « Votre temps est écoulé ! Silence ! »
  • « Le savoir-faire de l’écrivain » (1937), dans L’écrivain et la vie, Virginia Woolf, éd. Payot & Rivages, 2008  (ISBN 978-2-7436-1776-9), p. 165


Les livres tiennent tout seuls sur leurs pieds[modifier]

Les livres tiennent tout seuls sur leurs pieds. S'ils ont besoin d'être soutenus par une préface ici, une introduction là, ils n'ont pas plus le droit d'exister qu'une table qui a besoin d'un morceau de carton pour être d'aplomb.
  • Les livres tiennent tout seuls sur leurs pieds, Virginia Woolf, éd. Les Belles Lettres, 2017, chap. Introduction, p. 9


Journal d’adolescence, 1897-1909[modifier]

Journal intégral, 1915-1941[modifier]

Correspondance[modifier]

La race humaine s'explique-t-elle ? Je veux parler de ces étranges spécimens, qui nous ressemblent effrayamment mais qui en même temps sont si proches des chimpanzés.
  • Correspondance (1921), Virginia Woolf (trad. Lionel Leforestier), éd. Gallimard, 2009  (ISBN 978-2-07-012697-2), p. 125


Je suis léthargique comme un alligator au zoo. Et l'alligator n'a pas des idées très claires sur Racine.
  • Correspondance (1922), Virginia Woolf (trad. Lionel Leforestier), éd. Gallimard, 2009  (ISBN 978-2-07-012697-2), p. 136


L'infirmité de mon écriture n'est pas uniquement due à ma maladie de cœur : je suis réduite à un stylo à plume.
  • Correspondance (1922), Virginia Woolf (trad. Lionel Leforestier), éd. Gallimard, 2009  (ISBN 978-2-07-012697-2), p. 137


Je pense que l'amour est une telle abomination que je conseillerais à quiconque de rompre.
  • Correspondance (1927), Virginia Woolf (trad. Lionel Leforestier), éd. Gallimard, 2009  (ISBN 978-2-07-012697-2), p. 155


J'ai dit que si l'on versait un peu de sel sur un escargot, il se mettait à baver. Lytton était le sel ; Sheppard la bave. Il a dit que ça résumait admirablement sa vie qui est un échec complet.
  • Correspondance (1927), Virginia Woolf (trad. Lionel Leforestier), éd. Gallimard, 2009  (ISBN 978-2-07-012697-2), p. 157


Une grande partie de l'horreur victorienne semble tenir à ce qu'ils se déplaçaient à pied ou bien assis derrière de solides chevaux qui suaient sous l'effort.
  • Correspondance (1927), Virginia Woolf (trad. Lionel Leforestier), éd. Gallimard, 2009  (ISBN 978-2-07-012697-2), p. 157


Je suis allongée, paresseuse et satisfaite, et je dévore livre après livre.
  • Correspondance (1931), Virginia Woolf (trad. Lionel Leforestier), éd. Gallimard, 2009  (ISBN 978-2-07-012697-2), p. 161


Trois guinées[modifier]

En tant que femme, je n'ai pas de pays. En tant que femme, je ne désire aucun pays. Mon pays à moi, femme, c'est le monde entier.
  • (fr) Trois guinées (1938), Virginia Woolf, éd. Des femmes, 1977, p. 205


Citations sur[modifier]

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