Jean Rohou

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Jean Rohou

Jean Rohou est un écrivain et universitaire d'origine bretonne, né en 1934 à Plougourvest (Finistère).

La Tragédie classique, 1996[modifier]

Pour une définition du tragique[modifier]

Il importe surtout de distinguer le tragique, qui est une forme de la condition humaine, du dramatique, qui est de l'ordre de l'action, et du pathétique, qui est de l'ordre des émotions.
  • La Tragédie classique, Jean Rohou, éd. Sedes, coll. « Anthologie Sedes », 1996  (ISBN 2-7181-9406-5), partie I. L'âge classique, le théâtre, le tragique, chap. 1. Tragique et tragédie, Pour une définition du tragique, p. 11


Est tragique la misère inhérente à l'être, constitutive de la condition et de la personnalité humaine, insurmontable sauf transformation impossible à première vue.
  • La Tragédie classique, Jean Rohou, éd. Sedes, coll. « Anthologie Sedes », 1996  (ISBN 2-7181-9406-5), partie I. L'âge classique, le théâtre, le tragique, chap. 1. Tragique et tragédie, Pour une définition du tragique, p. 11


Tragique et fatalité[modifier]

On peut définir le tragique non par la seule fatalité, mais par le couple liberté-fatalité. Il peut signifier que notre liberté s'attire nécessairement la vengeance d'une puissance supérieure, malfaisante ou simplement justicière (dans le cas où la liberté est poussée jusqu'au défi sacrilège). Ou bien que la liberté, expression passionnelle d'une nature déchue, conduit inéluctablement (« fatalement ») au mal et au malheur. Mais l'exercice de la liberté peut être également tragique dans une condition soumise à la tyrannie, ou quand elle est recherche d'une raison d'être devenue inaccessible.
  • La Tragédie classique, Jean Rohou, éd. Sedes, coll. « Anthologie Sedes », 1996  (ISBN 2-7181-9406-5), partie I. L'âge classique, le théâtre, le tragique, chap. 1. Tragique et tragédie, Tragique et fatalité, p. 19


Lucien Goldmann a pu dire que « le thème central de la vision tragique, c'est l'opposition radicale entre un monde d'êtres sans conscience authentique [...], et le personnage tragique, dont la grandeur consiste précisément dans le refus de ce monde.
  • Lucien Goldmann in Le Dieu caché.
  • La Tragédie classique, Jean Rohou, éd. Sedes, coll. « Anthologie Sedes », 1996  (ISBN 2-7181-9406-5), partie I. L'âge classique, le théâtre, le tragique, chap. 1. Tragique et tragédie, Tragique et fatalité, p. 19


La tragédie commence dès que l'homme prend conscience de sa liberté, car elle recèle non seulement le pouvoir d'en mal user mais la tentation de jouer au dieu.
  • H.Gouhier in Le Théâtre et l'existence.
  • La Tragédie classique, Jean Rohou, éd. Sedes, coll. « Anthologie Sedes », 1996  (ISBN 2-7181-9406-5), partie I. L'âge classique, le théâtre, le tragique, chap. 1. Tragique et tragédie, Tragique et fatalité, p. 21


Le tragique : un conflit de deux conditions historiques[modifier]

[...] tragique et tragédie ne se développent qu'à certaines époques, qu'ils caractérisent fortement.
[...] En temps ordinaire, il y a conciliation relative entre désir et conscience, entre la satisfaction égocentrique et la soumission sociale et morale, au point que celui qui ne surmonte pas ce conflit devient un délinquant ou un malade, c'est-à-dire une exception négative, et non pas un héros représentatif de notre condition. Mais à de rares moments l'évolution économique, sociale, idéologique, culturelle est si rapide et si profonde que les structures institutionnelles et mentales en place perdent leur prise sur les réalités et leur crédit dans les esprits. Alors, tout le système de repères, de critères, de normes, de valeurs, tous les rapports de l'être aux choses, aux autres, à lui-même, aux idéaux, tout ce qui donne sens à la vie vacille, ébranlant les structures mentales et affectives.
[...] A de telles périodes, l'idéal devient inaccessible ; il n'anime plus l'action.

  • La Tragédie classique, Jean Rohou, éd. Sedes, coll. « Anthologie Sedes », 1996  (ISBN 2-7181-9406-5), partie I. L'âge classique, le théâtre, le tragique, chap. 1. Tragique et tragédie, Le tragique : un conflit de deux conditions historiques, p. 21


Moments de crise du sens, les époques où fleurit le tragique sont souvent marquées par le relativisme — en Grèce, celui des sophistes, en France celui de Montaigne et de La Rochefoucauld — et une désespérance qui peut aller jusqu'au cynisme nihiliste du dramaturge élizabéthain Webster ou de Quevedo, révélateur du malaise de l'Espagne du second quart du XVIIe siècle.
  • La Tragédie classique, Jean Rohou, éd. Sedes, coll. « Anthologie Sedes », 1996  (ISBN 2-7181-9406-5), partie I. L'âge classique, le théâtre, le tragique, chap. 1. Tragique et tragédie, Le tragique : un conflit de deux conditions historiques, p. 25


Le stoïcisme propose de ramener la valeur à la sphère personnelle, dans la suffisance du moi par la maîtrise du désir, l'acceptation de son sort et la constance dans l'adversité. On le rencontre chez Sénèque, Calderon, Quevedo ou son contemporain Gracian, chez plusieurs dramaturges élisabéthains, ou plus tard chez Schiller ou Tchékov. Il domine la pensée française de 1585 à 1615 ou 1620 (Montaigne, Du Vair, Charron, Malherbe) et reste important jusqu'en 1645 comme en témoigne Corneille.
  • La Tragédie classique, Jean Rohou, éd. Sedes, coll. « Anthologie Sedes », 1996  (ISBN 2-7181-9406-5), partie I. L'âge classique, le théâtre, le tragique, chap. 1. Tragique et tragédie, Le tragique : un conflit de deux conditions historiques, p. 26


Contrairement au tragique, stoïcisme et mysticisme proposent une solution. En France de 1550 à 1650, ils en offrent souvent une à la tragédie; au contraire, la grande période tragique (celle de Racine et de Mme Lafayette) suit la dénonciation, par les augustiniens et par La Rochefoucauld, d'un stoïcisme dont la maîtrise passe maintenant pour une présentation orgueilleuse et impossible. Elle coïncide avec un rejet du mysticisme, notamment par Arnauld, Nicole, Bossuet, Malebranche. La religion devient un antihumanisme sévèrement moralisateur, à rapprocher du calvinisme, du puritanisme, de l'Inquisition.
  • La Tragédie classique, Jean Rohou, éd. Sedes, coll. « Anthologie Sedes », 1996  (ISBN 2-7181-9406-5), partie I. L'âge classique, le théâtre, le tragique, chap. 1. Tragique et tragédie, Le tragique : un conflit de deux conditions historiques, p. 26


Dans l'histoire littéraire [...] la tragédie, souvent accompagnée d'une littérature satirique de dérision (Aristophane, Don Quichotte, Quevedo, Ben Jonson, Molière à partir du Misanthrope, La Rochefoucauld, le picaresque, le burlesque), succède à une littérature animée par le sens (en Grèce, l'épopée et la poésie lyrique, en France, Rabelais et la Pléiade). Quand la crise s'achève, elle laisse la place à une littérature rationnelle, qui achève la déconstruction de l'ancien et l'affirmation d'une nouvelle maîtrise : en Grèce, les historiens, les philosophes, les orateurs politiques ; en France, le siècle des Lumières.
  • La Tragédie classique, Jean Rohou, éd. Sedes, coll. « Anthologie Sedes », 1996  (ISBN 2-7181-9406-5), partie I. L'âge classique, le théâtre, le tragique, chap. 1. Tragique et tragédie, Le tragique : un conflit de deux conditions historiques, p. 27


A la crise de l'être, la culture tente de répondre par le culte du paraître, tantôt expressionniste, tantôt normalisé. A la crise du sens, l'art littéraire réagit tantôt par l'inflation du signifiant, tantôt par la formalisation de la structure. Dans le premier cas, c'est le baroque, où le tragique se défoule ; dans le second, le classicisme, où il se sublime.
  • La Tragédie classique, Jean Rohou, éd. Sedes, coll. « Anthologie Sedes », 1996  (ISBN 2-7181-9406-5), partie I. L'âge classique, le théâtre, le tragique, chap. 1. Tragique et tragédie, Le tragique : un conflit de deux conditions historiques, p. 27


Dans la Grèce antique[modifier]

La tragédie n'a donné de chefs-d'œuvre en Grèce que pendant quelque quatre-vingts ans (484-404 av. J.-C.) qui correspondent à une véritable et soudaine révolution de la condition humaine [...]. D'une vie rurale, clanique, féodale, soumise aux processus naturels, à la loi du sang, à la tradition, on passe soudainement à une société urbaine, commerçante, démocratique, à un monde construit par les hommes, où chacun commence à devenir librement responsable. D'une mentalité religieuse, mythique, animiste, magique, fataliste, l'on passe à un humanisme rationaliste et conquérant et de la pensée naturaliste des présocratiques à la pensée sociologique de Socrate et de ses contemporains, pour qui l'homme est déjà plus social qu'animal.
Dans une telle révolution, les anciennes valeurs, inscrites dans les mythes fondateurs, ont perdu leur solidité rassurante tout en continuant à nourrir les anxiétés d'autant plus que les nouvelles perspectives sont à la fois fascinantes et inquiétantes. Elles ouvrent au désir le champ vertigineux du possible, permettant l'ambition, la démagogie et des audaces sacrilèges [...].
La tragédie est à la fois l'expression de cette crise et un effort pour réguler cette contradiction, pour élaborer de nouvelles évidences, une nouvelle doxa. Tâche d'autant plus nécessaire que le peuple, qui vient de prendre le pouvoir, que l'individu, qui accède à l'autonomie, n'ont encore aucune expérience de cette lourde responsabilité.

  • La Tragédie classique, Jean Rohou, éd. Sedes, coll. « Anthologie Sedes », 1996  (ISBN 2-7181-9406-5), partie I. L'âge classique, le théâtre, le tragique, chap. 2. Les âges classiques de la tragédie, Dans la Grèce antique, p. 31


La tragédie a pour fonction de réadapter les mythes fondateurs — car le héros de naguère a « cessé d'être un modèle » pour devenir « un problème » —, de discréditer les impératifs tyranniques qui s'opposent à l'évolution et de faire accepter l'ordre nouveau tout en dénonçant les funestes excès de la nouvelle prétention des hommes, l' hubris.
  • La Tragédie classique, Jean Rohou, éd. Sedes, coll. « Anthologie Sedes », 1996  (ISBN 2-7181-9406-5), partie I. L'âge classique, le théâtre, le tragique, chap. 2. Les âges classiques de la tragédie, Dans la Grèce antique, p. 33


Auparavant le crime était une souillure, un péché originel qui se transmettait à toute la descendance et qui suscitait la persécution des dieux vengeurs et une série de vendettas entre les familles impliquées. Maintenant la responsabilité (éventuellement aggravée par une préméditation ou limitée par son caractère involontaire, par des circonstances atténuantes, voire une légitime défense) sera limitée à l'auteur de l'acte et relèvera d'un tribunal.

  • L'auteur fait ici référence à la naissance de la démocratie en Grèce.
  • La Tragédie classique, Jean Rohou, éd. Sedes, coll. « Anthologie Sedes », 1996  (ISBN 2-7181-9406-5), partie I. L'âge classique, le théâtre, le tragique, chap. 2. Les âges classiques de la tragédie, Dans la Grèce antique, p. 33


En Angleterre[modifier]

Après deux mille ans de somnolence, la tragédie retrouve une vigueur extraordinaire quand l'Europe atlantique bascule d'un système économique, social et culturel (le féodalisme) à un autre, le libéralisme.
  • La Tragédie classique, Jean Rohou, éd. Sedes, coll. « Anthologie Sedes », 1996  (ISBN 2-7181-9406-5), partie I. L'âge classique, le théâtre, le tragique, chap. 2. Les âges classiques de la tragédie, En Angleterre, p. 36


Dans une Angleterre où l'essor économique, la puissance nationale, le règne de l'argent, les rapides ascensions sociales, bref une soudaine flambée de libéralisme sauvage exacerbent toutes les formes d'ambition et de concupiscence, sous l'œil sceptique d'intellectuels pour qui « l'homme [...] n'est que le rêve d'une ombre » [Chapman], la tragédie, c'est surtout le déchaînement exaltant et destructeur d'une avidité prométhéenne et machiavélique, que réprouvent le christianisme et l'idéologie traditionnelle d'une société jusque là immobile.
  • La Tragédie classique, Jean Rohou, éd. Sedes, coll. « Anthologie Sedes », 1996  (ISBN 2-7181-9406-5), partie I. L'âge classique, le théâtre, le tragique, chap. 2. Les âges classiques de la tragédie, En Angleterre, p. 36


Tout s'achète et se vend. Même les enfants des écoles ne cessent « d'échanger sans relâche, d'acheter ou de vendre ce qu'ils apportent de chez eux... Tout le monde troque et échange et court en délire après les marchés ». On ne vend pas que des objets ; « l'un vend des mots, un autre fait commerce de la peau et du sang d'autrui, et il se trouve même des marchands si subtils et habiles qu'ils persuadent les hommes et les amènent à se laisser acheter et vendre ; et nous en avons vu bien assez, et même trop, de notre temps, qui faisaient commerce de l'âme humaine ».

  • John Wheeler in A Treatise of commerce, 1601, concernant l'émergence du libéralisme en Angleterre et la folie qui en découle caractéristique d'une de ces périodes de changements profonds au cours desquelles fleurissent la tragédie.
  • La Tragédie classique, Jean Rohou, éd. Sedes, coll. « Anthologie Sedes », 1996  (ISBN 2-7181-9406-5), partie I. L'âge classique, le théâtre, le tragique, chap. 2. Les âges classiques de la tragédie, En Angleterre, p. 36


Le Tamerlan de Marlowe [...] exalte le surhomme qui développe toutes ses potentialités, sans se laisser brider par religion ni morale, au point de renouveler le défi des Titans contre les dieux. Comme eux, Tamerlan veut entasser les montagnes et grimper au ciel pour affronter Jupiter. « Je tiens les destins enchaînés [...], je tourne la roue de la Fortune et le soleil tombera de sa sphère avant que Tamerlan soit tué ou vaincu. » Quant à Faust, alors que sa source visait à inspirer une horreur morale et religieuse, Marlowe veut d'abord nous faire admirer en lui le destin démiurgique de l'homme nouveau : « Donc, Faust, par ton cerveau puissant, deviens un Dieu » : « c'est un univers de joie et de profit, d'honneur et de pouvoir, bien plus, d'omnipotence, que promet la Magie au chercheur studieux. »</poem>
  • Marlowe in La Tragique histoire du Docteur Faust, 1588.
  • La Tragédie classique, Jean Rohou, éd. Sedes, coll. « Anthologie Sedes », 1996  (ISBN 2-7181-9406-5), partie I. L'âge classique, le théâtre, le tragique, chap. 2. Les âges classiques de la tragédie, En Angleterre, p. 36


[...] la tragédie anglaise est animée par le dynamisme frénétique qui travaille ce pays à l'aube du libéralisme. Assumant une double fonction purgatrice, elle y adhère dans une certaine mesure, mais elle s'effraie de ses excès, dont elle fait partager le frisson à ses spectateurs afin de les satisfaire dans la fiction pour mieux les en détourner dans la réalité. Elle insiste sur la fureur destructrice de cette avidité, sur les réactions vengeresses qu'elle suscite chez les hommes et les dieux [...] et sur sa frénésie autodestructrice ; l'ambition exaltante se révèle paranoïa funeste, excédant les possibilités même des plus hardis, qui sombrent dans l'impuissance [Richard III], le remords et la folie [Macbeth].

  • La Tragédie classique, Jean Rohou, éd. Sedes, coll. « Anthologie Sedes », 1996  (ISBN 2-7181-9406-5), partie I. L'âge classique, le théâtre, le tragique, chap. 2. Les âges classiques de la tragédie, En Angleterre, p. 37


[...] la tragédie anglaise tente d'exorciser les excès fascinants mais funestes d'une humanité qui se livrait sauvagement, sous les yeux de Hamlet paralysé par sa conscience scrupuleuse et lucide, aux possibilités soudaines d'un libéralisme encore incontrôlé. « Quand la hiérarchie est ébranlée, elle qui sert d'échelle à tous les hauts desseins, on voit défaillir l'entreprise humaine [...]. Tous les êtres se choquent dans une lutte ouverte [...]. La force devient la justice; l'appétit, ce loup universel, [...] finit par se dévorer lui-même. »
  • La Tragédie classique, Jean Rohou, éd. Sedes, coll. « Anthologie Sedes », 1996  (ISBN 2-7181-9406-5), partie I. L'âge classique, le théâtre, le tragique, chap. 2. Les âges classiques de la tragédie, En Angleterre, p. 37


En France[modifier]

[...] la population de Paris passe de 200 000 habitants vers 1590 à 400 00 vers 1635 : c'est la plus grande ville d'Europe. Richelieu, qui dirige la France pendant dix-huit ans, s'intéresse fort à la littérature et particulièrement au théâtre. Par goût et par politique. Il veut patronner et contrôler la vie culturelle ; il fonde l'Académie française (1634) et distribue 40 000 livres de subventions par an. Car il a compris l'importance du contrôle de ce que nous nommons les médias, qui se réduisent alors aux textes, discours, parades, cérémonies et représentations. La littérature — et surtout le théâtre — est un élément essentiel de sa politique de prestige ; il veut que le règne de Louis XIII égale et surpasse les meilleurs du passé et serve d'exemple et de règle à ceux de l'avenir (1626).
A la mort de Richelieu (4 décembre 1642), Louis XIII supprime les pensions des gens de lettres. Mais les subventions aux théâtres seront maintenues. Le mécénat d'État sera rétabli par Fouquet, à partir de 1655-1657, et surtout par Louis XIV, avide d'être flatté par les écrivains et d'assurer le prestige de son règne.

  • La Tragédie classique, Jean Rohou, éd. Sedes, coll. « Anthologie Sedes », 1996  (ISBN 2-7181-9406-5), partie I. L'âge classique, le théâtre, le tragique, chap. 2. Les âges classiques de la tragédie, En France, p. 41


La Renaissance conjointe de la tragédie et du tragique[modifier]

Chronologiquement, la première raison de la résurrection de la tragédie imitée de l'antiquité est culturelle. La Renaissance italienne s'est attachée à publier, jouer ou imiter les tragédies antiques dès le XIVe siècle. A partir de 1530, les jeunes gens des « collèges » français jouent en latin des tragédies de Sophocle, d'Euripide ou de Sénèque, puis celles que des professeurs, comme Buchanan ou Muret, composent à leur imitation à partir de 1539 — ce n'est qu'à partir de 1547 qu'on traduit en français des tragédies grecques.
Ce renouveau est rapidement influencé par la Réforme [...].
Désormais, le rapport à Dieu — c'est-à-dire au principe de tout sens, de toute valeur, de tout bonheur — est déchiré entre deux orthodoxies qui se jettent mutuellement l'anathème. Les protestants sont de plus tiraillés entre leur devoir d'obéissance à leur Roi, institué par Dieu, et la défense de leur foi persécutée [...]. Calvin les pousse à n'écouter que leur foi, nonobstant tous intérêts, toute raison, toutes affections humaines.

  • La Tragédie classique, Jean Rohou, éd. Sedes, coll. « Anthologie Sedes », 1996  (ISBN 2-7181-9406-5), partie II. La Renaissance et le baroque, chap. 1. La Tragédie de l'épreuve (1550-1584), La Renaissance conjointe de la tragédie et du tragique, p. 51


Tendances générales de la tragédie humaniste[modifier]

Il s'agit d'enseigner à la fois la modération — pour réduire son malheur et celui des autres — et l'abnégation qui permet d'assumer la douloureuse condition humaine. Pas de passion imprudente, concupiscente, prétentieuse : reste à ta place et assume ton rôle dans la prospérité comme dans la catastrophe ; sois digne et courageux dans le malheur ; n'hésite pas à choisir la mort.
  • Il est ici question de la tragédie humaniste.
  • La Tragédie classique, Jean Rohou, éd. Sedes, coll. « Anthologie Sedes », 1996  (ISBN 2-7181-9406-5), partie II. La Renaissance et le baroque, chap. 1. La Tragédie de l'épreuve (1550-1584), Tendances générales de la tragédie humaniste, p. 59


La précarité de la condition humaine et des grandeurs terrestres est d'autant plus remarquable qu'on a plus de puissance et qu'on l'exerce avec plus d'orgueil. C'est en particulier pour cela qu'on met en scène des rois. Quand l'homme est « au plus haut degré d'honneur, c'est alors qu'il périt soudain » (Boaistuau, 1558). La tragédie montre « l'orgueil enflé soudainement surpris » et la transformation de « telle enflure de vie en mille horreurs terribles » (Jodelle, Discours de Jules César, 1561 ou 1562).
  • Il est ici question de la tragédie humaniste.
  • La Tragédie classique, Jean Rohou, éd. Sedes, coll. « Anthologie Sedes », 1996  (ISBN 2-7181-9406-5), partie II. La Renaissance et le baroque, chap. 1. La Tragédie de l'épreuve (1550-1584), Tendances générales de la tragédie humaniste, p. 61


Les tragédies de Garnier (1568-1583)[modifier]

Hardis dans leurs passions, les hommes sont souvent lâches dans les épreuves, qu'il faudrait au contraire assumer avec courage. Car Dieu nous les impose pour que nous méritions notre pardon et apprenions la sagesse, garante de bonheur.
  • Il est ici questions du point de vu exposé dans les tragédies de Garnier.
  • La Tragédie classique, Jean Rohou, éd. Sedes, coll. « Anthologie Sedes », 1996  (ISBN 2-7181-9406-5), partie II. La Renaissance et le baroque, chap. 1. La Tragédie de l'épreuve (1550-1584), Les tragédies de Garnier (1568-1583), p. 69


De la tragédie humaniste pour l'édification à la tragédie sado-masochiste pour le plaisir[modifier]

Les guerres civiles (depuis 1562) et surtout le massacre de la Saint-Barthélémy (1572) soulignent la précarité de la vie (ce thème, important depuis le Moyen-Age devient majeur pour un demi-siècle), la crise du sens et des valeurs, le règne de la violence — ce qui pousse à jouir intensément de la vie, et de cette violence même, d'ailleurs fascinante.
La manifestation littéraire de cette crise, à partir de 1570 environ, est ce qu'on appelle le baroque, d'un mot qui en signale la forme mais non la raison d'être.

  • La Tragédie classique, Jean Rohou, éd. Sedes, coll. « Anthologie Sedes », 1996  (ISBN 2-7181-9406-5), partie II. La Renaissance et le baroque, chap. 2. Entre l'épreuve salutaire et la violence complaisante (1585-1628), De la tragédie humaniste pour l'édification à la tragédie sado-masochiste pour le plaisir, p. 76


On remarque notamment dans la littérature baroque l'importance de la métaphore, de l'antithèse, de l'hyperbole (expressions de l'incessante métamorphose, des contradictions dramatiques et des réactions violentes qui en résultent) et celle des pointes et autres alliances de mots, dépassements verbaux des apories. Le genre dramatique convenait fort bien à l'expression de ce monde de contradictions, de transformations, de violences passionnelles. L'art du spectacle convenait à la mise en scène d'une réalité qui n'était qu'apparence illusoire et précaire.
Le développement de la tragédie de violence complaisante eut peut-être quelques raisons supplémentaires. Au début, la tragédie était fort sérieuse parce qu'elle était imitée de l'Antiquité et destinée surtout aux lettrés, et parce qu'elle était utilisée par des protestants soucieux de spiritualité. Mais peu à peu elle élargit son audience, tandis que se consolident les premières troupes professionnelles qui, apparues au plus tard en 1556 et fort instables jusqu'en 1570 au moins, commencent à employer des auteurs à gages pour écrire des pièces au goût d'un public moins lettré, en bonne partie provincial, qui, en période de crise culturelle, veut plus d'action, d'émotion, de spectacle — d'autant qu'il se souvient de la dramaturgie colorée du Moyen Age. De plus, alors que les protestants cessent de recourir au théâtre, condamné en 1579 par le rigorisme calviniste comme trop profane pour défendre la foi, les catholiques se mettent à l'utiliser, à partir de 1576, mais pour une propagande plus politique que religieuse, jusqu'à justifier la Saint-Barthélémy ou appeler à venger l'assassinat du duc de Guise.

  • La Tragédie classique, Jean Rohou, éd. Sedes, coll. « Anthologie Sedes », 1996  (ISBN 2-7181-9406-5), partie II. La Renaissance et le baroque, chap. 2. Entre l'épreuve salutaire et la violence complaisante (1585-1628), De la tragédie humaniste pour l'édification à la tragédie sado-masochiste pour le plaisir, p. 76


Le thème le plus apprécié, c'est l'escalade de la vengeance, qui de plus offre l'avantage d'avoir les apparences d'une violence justicière. On s'adresse à la sensibilité, à la curiosité plus qu'à la conscience. Les anecdotes horribles remplacent les grands problèmes politiques, moraux ou religieux, bien que l'intention moralisatrice reste souvent explicite.
  • Il est ici question de la tragédie de la cruauté.
  • La Tragédie classique, Jean Rohou, éd. Sedes, coll. « Anthologie Sedes », 1996  (ISBN 2-7181-9406-5), partie II. La Renaissance et le baroque, chap. 2. Entre l'épreuve salutaire et la violence complaisante (1585-1628), De la tragédie humaniste pour l'édification à la tragédie sado-masochiste pour le plaisir, p. 77


La crise du sens et des valeurs, l'élargissement du public (surtout du côté d'une noblesse qui préfère la chasse et la guerre à la vie intellectuelle) et le désir de plaire entraînent aussi, à la fin du siècle, une réduction de la solennité d'une bonne partie des tragédies.
  • Il est ici question du XVIème siècle.
  • La Tragédie classique, Jean Rohou, éd. Sedes, coll. « Anthologie Sedes », 1996  (ISBN 2-7181-9406-5), partie II. La Renaissance et le baroque, chap. 2. Entre l'épreuve salutaire et la violence complaisante (1585-1628), De la tragédie humaniste pour l'édification à la tragédie sado-masochiste pour le plaisir, p. 78


Théophile de Viau, Pyrame et Thisbé (1621)[modifier]

On peut [...] voir dans cette pièce l'aporie du libertinage, qui prétend se passer de la divine Providence, et sa tragique contradiction. Il tend vers un admirable épanouissement de nos aspirations naturelles. Mais, si le désir est l'universelle motivation, il en résultera une concurrence des égoïsmes que régleront la tyrannie du pouvoir et la corruption par l'argent. Les forts, inévitablement, écraseront les purs et souhaiteront le faire puisque leur âge et leur statut les auront exclus de l'amour.
  • Il est ici question de la pièce de Théophile de Viau, Pyrame et Thisbé, datée 1621.
  • La Tragédie classique, Jean Rohou, éd. Sedes, coll. « Anthologie Sedes », 1996  (ISBN 2-7181-9406-5), partie II. La Renaissance et le baroque, chap. 2. Entre l'épreuve salutaire et la violence complaisante (1585-1628), Théophile de Viau, Pyrame et Thisbé (1621), p. 78


La « discipline » classique[modifier]

Devenu premier ministre en 1624, Richelieu déploie pendant dix-huit ans une intense énergie pour imposer à tous le pouvoir de l'État et plus généralement une discipline : en 1634, il crée l'Académie française pour normaliser langue et littérature. Au même moment, Descartes prépare une révolution intellectuelle au bénéfice de la méthode, et l'ordre religieux et moral réagit vigoureusement contre le libertinage. Ce ne sont pas là des accidents, mais des manifestations d'une large et profonde aspiration, sur tous les plans, à une discipline à la fois constructive et répressive : absolutisme, rationalisme, moralisme, classicisme. Cette transformation modifie à la fois le principe, la nature et le but de l'œuvre littéraire: inspirée par la raison, c'est une composition vraisemblable qui doit plaire pour instruire.
  • La Tragédie classique, Jean Rohou, éd. Sedes, coll. « Anthologie Sedes », 1996  (ISBN 2-7181-9406-5), partie III. La Dramaturgie classique, chap. 1. L'instauration d'une discipline, La « discipline » classique, p. 78


[...] le développement des villes, des salons, de la cour impose à chacun de maîtriser ses pulsions et d'affiner ses manières et son langage. On assiste à un remarquable effort de civilisation, c'est-à-dire de transformation de l'être naturel, égocentrique et impulsif (Alceste, héros du Misanthrope) en sujet social plus ou moins complaisant (Philinte). De 1630 à 1690 environ, la qualité sociale essentielle c'est l' honnêteté, qui ne désigne pas, comme aujourd'hui, une probité morale, mais une civilité, un art de plaire, de s'adapter à l'attente d'autrui en contrôlant ses désirs. [...] le XVIIe siècle voit le développement d'une bourgeoisie composée de juristes et administrateurs, portés à la discipline, et de négociants et financiers, soucieux d'économiser pour accroître leur puissance. Or, la morale est aussi une discipline et une économie des désirs. Cette bourgeoisie veut être reconnue comme élite ; il lui faut pour cela s'imposer par sa vertu, d'autant plus qu'elle n'a pas la naissance qui définit la noblesse. Il lui faut surtout se démarquer du peuple. Cet effort de distinction culturelle élimine digestion, sexualité et tout ce qui peut paraître grossier dans le comportement ou l'expression. Il tend à réduire la spontanéité au profit de la raison, à imposer à la nature la maîtrise de l'art, à récuser le savoir-faire spontané ou empirique, fondé sur le génie ou le métier, au bénéfice d'un savoir-faire méthodique, fondé en théorie. C'est pour ces raisons fondamentales que les années trente, contredisant Aristote et renversant la tendance du premier tiers du siècle, soumettent l'art, et particulièrement la tragédie, à la morale.
  • La Tragédie classique, Jean Rohou, éd. Sedes, coll. « Anthologie Sedes », 1996  (ISBN 2-7181-9406-5), partie III. La Dramaturgie classique, chap. 1. L'instauration d'une discipline, La « discipline » classique, p. 105


Vraisemblance et merveilleux[modifier]

Aristote [...], considérant qu'il faut émouvoir fortement pour mieux influencer, conseillait au poète de « travailler aux limites du vraisemblable» (R. Dupont-Roc et J. Lallot, édition de La Poétique) jusqu'au vraisemblable invraisemblable et au renversement paradoxal du coup de théâtre, « car il est vraisemblable que beaucoup de choses se produisent aussi contre le vraisemblable ». Il faut seulement veiller à ce que le paradoxe logique demeure fructueux dans ses effets émotifs et moraux.
Les doctes reprennent cette catégorie limite sous le nom de merveilleux. C'est ce « qui ravit l'âme d'étonnement et de plaisir » (Sentiments de l'Académie). C'est « tout ce qui est contre le cours ordinaire de la nature » et qui a l'avantage de surprendre, de frapper, d'exalter.

  • La Tragédie classique, Jean Rohou, éd. Sedes, coll. « Anthologie Sedes », 1996  (ISBN 2-7181-9406-5), partie III. La Dramaturgie classique, chap. 2. L'art comme imitation, Vraisemblance et merveilleux, p. 118


L'homme n'est touché que de ce qu'il croit. Un poète ne lui doit donc proposer que des choses qu'il puisse croire et qui aient du moins l'apparence de la vérité. L'homme n'admire que ce qu'il trouve d'extraordinaire ; le poète ne lui doit encore proposer que des choses qui soient hors de l'ordre commun.
  • La Tragédie classique, Jean Rohou, éd. Sedes, coll. « Anthologie Sedes », 1996  (ISBN 2-7181-9406-5), partie III. La Dramaturgie classique, chap. 2. L'art comme imitation, Vraisemblance et merveilleux, p. 119


Pour concilier ces deux principes qui paraissent si opposés, [le poète] doit donner au merveilleux les couleurs de la vérité, par des préparations si vraisemblables que les prodiges mêmes dont il veut frapper l'esprit en paraissent comme des suites naturelles.
  • La Tragédie classique, Jean Rohou, éd. Sedes, coll. « Anthologie Sedes », 1996  (ISBN 2-7181-9406-5), partie III. La Dramaturgie classique, chap. 2. L'art comme imitation, Vraisemblance et merveilleux, p. 119


La dimension héroïque[modifier]

[...] les grands personnages mis en scène par la tragédie ne seront plus, comme au XVIe siècle, des exemples de la fragilité des grandeurs humaines et de nos prétentions criminelles et funestes, mais des modèles d'énergie, que ce soit dans l'exploit, dans la résistance ou dans le crime. Si l'on demande au premier Corneille, à Descartes et à leurs contemporains quel est ou doit être le principe de nos comportements, ils répondent : la générosité, c'est-à-dire la vigueur.
  • Il est ici question de la renaissance de la tragédie (à compter de 1634), qui s'était éteinte vers 1628.
  • La Tragédie classique, Jean Rohou, éd. Sedes, coll. « Anthologie Sedes », 1996  (ISBN 2-7181-9406-5), partie IV. La tragédie héroique et politique (1634-1653), chap. 1. L'énergie mise en scène, La dimension héroïque, p. 148


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