August Strindberg

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Johan August Strindberg , né le 22 janvier 1849 à Stockholm, mort le 14 mai 1912 à Stockholm, est un écrivain, dramaturge et peintre suédois. Il est l'un des pères du théâtre moderne. Ses œuvres se classent parmi deux courants littéraires majeurs, à savoir le naturalisme et l'expressionnisme.

Citations propres à l'auteur[modifier]

Inferno, 1897[modifier]

Arrivé au Café de la Régence, je m'assis à la table que j'avais occupée auparavant avec ma femme, ma belle geôlière qui guettait jours et nuits mon âme, devinait mes pensées secrètes, surveillait le cours de mes idées, jalousait mes aspirations vers l'inconnu...
Rendu à la liberté, une expansion subite s'empara de moi et m'emporta au-dessus des petitesses de la grande Ville, théâtre des combats intellectuels, où je venais de remporter une victoire, en soi futile, pour moi immense, et qui constituait l'accomplissement d'un rêve de jeunesse, nourri par tous mes contemporains et compatriotes littéraires, et réalisé par moi seul : être joué sur une scène de Paris. Le théâtre me dégoûtait comme tout ce que l'on a obtenu, et la science m'attirait. Ayant à choisir entre l'amour et le savoir, je m'étais décidé pour les connaissances suprêmes, et le sacrifice de mes affections me fît oublier la victime innocente immolée sur l'autel de mon ambition, ou de ma vocation.

  • Inferno (1897), August Strindberg, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1996  (ISBN 978-2-07-076456-3), chap. I. La Main de l'invisible, p. 23


Seul au lit qui sent la femme, je me trouve bienheureux: un sentiment de pureté d'âme, de virginité mâle, me fait voir le passé conjugual comme quelque chose de malpropre, et je regrette de n'avoir personne à rendre grâces de ma libération des liens sordides, rompus sans trop de phrases.
Car je suis devenu athée, au cours des temps, alors que les puissances inconnues laissaient aller le monde, sans donner signe de vie.

  • Inferno (1897), August Strindberg, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1996  (ISBN 978-2-07-076456-3), chap. I. La Main de l'invisible, p. 24


Jaloux de ma découverte, je néglige les démarches pour la divulguer. Ma timidité ne recherche ni les autorités ni les académies. Toutefois, je continue mes expériences, tandis que les gerçures des mains s'enveniment, que les crevasses éclatent, et se remplissent de poussières de coke, que le sang suinte, et que les douleurs deviennent insupportables. Tout ce que je touche me fait mal, et enragé des supplices que je veux attribuer à des puissances inconnues qui me persécutent et entravent mes efforts depuis tant d'années, j'évite les hommes, néglige les réunions, décommande les invitations, et éloigne les amis. Il se fait autour de moi du silence et de la solitude : c'est le calme du désert, solennel, horrible, où par bravade je provoque l'inconnu, luttant corps à corps, âme à âme.
  • Inferno (1897), August Strindberg, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1996  (ISBN 978-2-07-076456-3), chap. I. La Main de l'invisible, p. 25


J'ai refusé vertement une invitation dans une famille scandinave dont l'atmosphère me déplaît, à cause des irrégularités pénibles. Sitôt seul, le soir, je me repens et j'y vais : on s'attable, le réveillon commence avec un vacarme et une joie exubérante parmi les jeunes artistes qui se trouvent là comme chez eux. Une intimité qui me répugne, des gestes, des physionomies, en un mot, un ton qui ne sent pas la famille, m'accable d'un malaise indescriptible, et au milieu de la saturnale, la tristesse me fait voir en esprit la maison paisible de ma femme. Dans une vision subite j'aperçois le salon, l'arbre de Noël, le gui, ma fille et sa mère délaissée... Le remords me saisit: je me lève, prétexte une indisponibilité, et sors.
Je passe l'horrible rue de la Gaîté, où la gaîté factice de la foule me blesse, puis la rue Delambre, morne et silencieuse, la rue la plus désespérante du quartier, je dévie au boulevard Montparnasse et me laisse tomber sur une chaise, à la terrasse de la Brasserie des Lilas.
Une bonne absinthe me console pendant deux minutes, puis une bande de cocottes accompagnées d'étudiants m'attaque, me frappe à la figure avec des verges, et, comme chassé par les furies, je laisse mon absinthe, m'empressant d'en chercher une autre au François Premier, boulevard Saint-Michel.
De mal en pis ! une autre troupe me hue : « Ohé le solitaire ! » et fouetté par des Euménides, je m'enfuis à la maison, escorté par les fanfares énervantes des mirlitons.

  • Inferno (1897), August Strindberg, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1996  (ISBN 978-2-07-076456-3), chap. I. La Main de l'invisible, p. 26


Interné, avec défense de sortir de sortir sans permission, les mains emmaillotées, ce qui rend impossible toute occupation, je me figure emprisonné.
Une chambre abstraite, nue, avec le nécessaire, sans trace de beauté, et située près de la salle de réunion où l'on fume en jouant aux cartes, du matin jusqu'au soir.
On sonne le déjeuner, et à table je me trouve dans une société macabre. Des têtes de morts et de mourants: ici il manque le nez, là un œil, là la lèvre est pendante, la joue en putréfaction. Or, il y en a deux qui n'ont pas l'air malades, mais offrent une mine morose, désespérée. Ce sont de grands voleurs de la haute société qui ont été relâchés de prison, sous prétexte de maladie.

  • Inferno (1897), August Strindberg, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1996  (ISBN 978-2-07-076456-3), chap. I. La Main de l'invisible, p. 29


Le soir, je me promène dans le triste quartier, je passe le canal Saint-Martin noir comme une fosse, merveilleusement propice à des noyades. Je m'arrête au coin de la rue Alibert. Pourquoi Alibert ? Qui est-ce ? Est-ce que le graphite trouvée par le chimiste dans mon soufre ne se nommait pas le graphite Alibert ? Que conclure de là ? Bizarre, mais l'impression d'une chose inexplicable me reste à l'esprit. Puis rue Dieu. Pourquoi Dieu, alors qu'il est aboli par la République qui a désaffecté le Panthéon ? — Rue Beaurepaire. Le beau repaire de malfaiteurs... Rue de Bondy. Est-ce le démon qui me guide ?... Je cesse de lire les écriteaux, je m'égare et retourne sur mes pas sans retrouver mon chemin. Je recule devant un hangar colossal qui pue la viande crue et les légumes infectes, la choucroute surtout... Des individus suspects me frôlent, lançants des mots grossiers... j'ai peur de l'inconnu : je tourne à droite, puis à gauche, et tombe dans une ruelle sordide fermée en cul-de-sac où les ordures, les vices et le crime paraissent loger. Des filles me barrent le chemin, des voyous me huent... Voe soli ! Qui donc me prépare ces guets-apens, sitôt que je me détache du monde et des hommes ? Il y a quelqu'un qui m'a fait tomber dans ce piège ! Où est-il ? que je lutte avec lui !...
  • Inferno (1897), August Strindberg, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1996  (ISBN 978-2-07-076456-3), chap. I. La Main de l'invisible, p. 33


Une pluie tombe, mêlée de neige fangeuse, au moment où je commence à courir... Au fond d'une petite rue, vers le firmament, se dessine en bistre une porte immense, œuvre de cyclopes, porte sans palais, qui bâille sur une mer de lumière... Je demande à un agent où je suis. — Porte Saint-Martin, Monsieur.
Deux pas me conduisent aux grands boulevards, que je descends. L'horloge du Théâtre marque six heures et quart. Justement l'heure de l'apéritif, et mes amis attendent au café Napolitain, comme d'habitude. Je descends, en hâte, oubliant l'hôpital, les chagrins, la pauvreté. Or, en passant devant le café du Cardinal, je heurte une table derrière laquelle un monsieur est assis. Je ne le connais que de nom; mais lui me connaît et en seconde ses yeux me disent : « Vous ici ? Vous n'êtes donc pas à l'hôpital ? La bonne blague que la charité ! »
Et je sens que cet homme est un de mes bienfaiteurs anonymes, qu'il m'a fait la charité et que je suis pour lui un mendiant qui n'a pas le droit d'aller au café.
Mendiant ! C'est le mot propre qui sonne aux oreilles, et me brûle les joues de honte, d'humiliation et de rage.
Pensez donc ! Six semaines auparavant je m'attablais ici : mon directeur de théâtre recevait mes invitations, m'appelait cher Maître ; les journalistes venaient solliciter de moi des interviews, le photographe me demandait l'honneur de vendre mes portraits... Et maintenant: mendiant stigmatisé, banni de la société !
Fouetté, éreinté, réduit aux abois, je longe le boulevard comme un rôdeur de nuit, et me retire en mon repaire chez les pestiférés. Là, enfermé dans ma chambre, je suis chez moi.

  • Inferno (1897), August Strindberg, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1996  (ISBN 978-2-07-076456-3), chap. I. La Main de l'invisible, p. 34


Deux mois s'écoulent dans les calculs et les spéculations mais je n'ai pas les appareils nécessaires aux expériences. Un ami me conseille d'aller à la Sorbonne, au laboratoire des recherches, ouvert même aux étrangers. Timide, ayant peur de la foule, je n'ose m'y décider, de sorte que mes travaux s'arrêtent, et un moment de relâche se produit. Or, un beau matin de printemps, je me lève de belle humeur, descends la rue de la Grande-Chaumière, et atteins la rue de Fleurus, qui ouvre sur le jardin du Luxembourg. La jolie petite rue est tranquille, la grande allée des marronniers est verte, luisante, large, droite comme une lice, et tout au fond se dresse comme une borne la colonne de David, et au lointain, par-dessus tout, la coupole du Panthéon, surmontée de la croix dorée, se perd presque dans les nuages
Je m'arrête, ravi du spectacle symbolique, mais en baissant les yeux, j'observe à ma droite une enseigne de teinturier dans la rue de Fleurus. Eh ! la vision d'une réalité indéniable. Peintes sur le carreau de la boutique sont les lettres de mon nom: A.S. flottant sur un nuage blanc argent et surmontées d'un arc-en-ciel.
Omen accipio en me souvenant de la Genèse :
« Je mettrai mon arc dans la nuée, et il sera pour signe de l'alliance entre moi et la terre. »

  • Inferno (1897), August Strindberg, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1996  (ISBN 978-2-07-076456-3), chap. II. Saint Louis m'introduit chez feu M. Orfila, p. 39


Je ne marche plus sur le sol, et d'un pas voilé j'entre dans le jardin où il n'y a personne. A cette heure matinale ce parc est le mien, la roseraie est à moi, je reconnais toutes mes fleurs sur les plates-bandes, les chrysanthèmes, les verveines, les bégonias.
  • Inferno (1897), August Strindberg, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1996  (ISBN 978-2-07-076456-3), chap. II. Saint Louis m'introduit chez feu M. Orfila, p. 39


Au dîner de la crémerie apparaît une dame anglaise, qui s'adonne à la sculpture. La première, elle m'apostrophe, et sur-le-champ, me plaît. Elle est belle, charmante, distinguée, bien mise, séduisante par un abandon d'artiste. En somme, une édition de luxe de ma femme, dont elle offre l'image ennoblie et grandie. Afin de m'être agréable, le doyen de la crémerie, l'artiste maître invite cette dame aux soirées du jeudi organisées dans l'atelier. J'y vais, et me tiens à l'écart, parce que c'est à contrecœur que j'expose mes sentiments devant un public blagueur.
Vers onze heures, la dame se lève et me fait un signe d'intelligence. Assez maladroitement, je me lève, fais mes adieux, et, après avoir offert à la jeune femme de l'accompagner, je la conduis à la sortie au milieu des rires de la société des jeunes impudents.
Ridiculisés l'un pour l'autre, nous partîmes sans dire mot, nous méprisant, comme mis à nu devant la foule moqueuse.
Or, il fallut passer par la rue de la Gaîté où souteneurs et filles nous giflèrent de leurs injures outrageantes, nous prenant pour deux de leurs semblables fourvoyés.
On est peu aimable, quand on enrage, cloué au pilori, et, courbé sous le fouet, je ne puis me redresser. Arrivés boulevard Raspail, une pluie fine nous attaque, agaçante comme des coups de verges. N'ayant pas de parapluie, quoi de plus raisonnable que de chercher un abri dans un café bien chaud et bien éclairé, d'un geste de grand seigneur, je lève le doigt vers le plus riche des restaurateurs. Nous traversons le boulevard d'un pas léger... Pan ! Pan ! L'idée que je n'avais pas le sou me frappa sur le crâne comme un coup de marteau.
J'ai oublié comment je me tirai d'affaire, mais je n'oublierai jamais les sensations qui m'assaillirent pendant la nuit, après que j'eus quitté la dame devant sa porte.
La punition, quoique sévère et immédiate, et administrée d'une main habile que je ne puis méconnaître, me parut insuffisante. Mendiant, avec des obligations non accomplies envers ma famille, j'avais voulu entamer une liaison compromettante pour une femme honnête. C'était le crime tout bonnement, et je m'infligeai la pénitence en règle. Je renonce à la soirée de la crémerie, je jeûne, et évite tout ce qui peut évoquer la passion fatale.

  • Inferno (1897), August Strindberg, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1996  (ISBN 978-2-07-076456-3), chap. III. Les Tentations du démon, p. 43


L'été et l'automne de 1895, je les compte, malgré tout, parmi les étapes heureuses de ma vie et si agitée. Tout ce que je touche prospère ; des amis inconnus m'apportent la nourriture comme les corbeaux à Élie, l'argent vient me trouver : je peux acheter des livres, des objets appartenant à l'histoire naturelle, entre autres un microscope qui me révèle les mystères de la vie.
Mort au monde en renonçant aux joies vaines de Paris, je reste en mon quartier où je visite tous les matins les morts du cimetière Montparnasse, après quoi je descends au jardin du Luxembourg saluer mes fleurs. Parfois un compatriote en voyage vient me voir pour m'inviter à déjeuner de l'autre côté de l'eau et à aller au théâtre. Je m'y refuse parce que la rive droite est pour moi une chose défendue, constituant le monde proprement dit, le monde des vivants et de la vanité.
C'est que, bien que je ne puisse la formuler, une espèce de religion s'est créée en moi. Un état d'âme plutôt qu'une opinion fondée sur des théories, un pêle-mêle de sensations plus ou moins condensées en idées.

  • Inferno (1897), August Strindberg, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1996  (ISBN 978-2-07-076456-3), chap. IV. Le Paradis reconquis, p. 49


Dans une rue, je ramasse un morceau de papier, avec le mot fouine. Dans une autre rue, un papier semblable porte, écrit de la même main, le mot vautour. Popoffsky ressemble parfaitement à une fouine et sa femme à un vautour. Seraient-ils arrivés à Paris pour me tuer ? Lui, l'assassin sans vergogne, est capable de tout, puisqu'il a assassiné femme et enfants.
  • Inferno (1897), August Strindberg, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1996  (ISBN 978-2-07-076456-3), chap. X. Extrait de mon journal (1896), p. 130


Je lis une délicieuse brochure, La Joie de mourir, qui me donne le désir de quitter ce monde. Pour reconnaître la frontière de la vie et de la mort, je me couche sur le lit, et je débouche le flacon de cyanure de potassium qui répand son parfum mortel. Le voici qui s'approche, l'homme à la faux : il est doux et d'allures voluptueuses ; mais, au dernier moment, il arrive toujours quelqu'un ou quelque chose à l'improviste : le garçon sous un prétexte quelconque, une guêpe qui entre par la fenêtre.
Les puissances me refusent la seule joie, et je me soumets devant leur volonté.

  • Inferno (1897), August Strindberg, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1996  (ISBN 978-2-07-076456-3), chap. X. Extrait de mon journal (1896), p. 130


Tout près de nous est situé un monastère qui sert de maison de réclusion pour les filles perdues. C'est une véritable maison centrale, avec le règlement le plus sévère. En hiver, par des vingt degrés de froid, les pénitentiaires dans leurs cellules dorment sur les dalles glacées, et comme le chauffage est interdit, leurs pieds et leurs mains sont couverts d'engelures crevassées.
  • Inferno (1897), August Strindberg, éd. Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1996  (ISBN 978-2-07-076456-3), chap. XIII. Swedenborg, p. 185


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