Albert Caraco

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Albert Caraco, né à Constantinople le 8 juillet 1919 et mort le 7 septembre 1971, est un philosophe et écrivain francophone d'origine turque.

Œuvres[modifier]

Le désirable et le sublime (1953)[modifier]

Je nomme sage qui discerne par avance en une notion l'entier déroulement de sommeil implicite et de puissance contenue. Que s'il prend femme et qu'il engendre des enfants, le sage se renonce de propos délibéré, vu qu'il résigne d'un tenant les privilèges les plus enviables, savoir : le droit de penser jusqu'au bout, de souffrir pour soi-même et de mourir quand il lui semble bon. [...] Le lot du sage est de se prémunir contre les multitudes serves du chaos et d'assumer le meilleur de l'espèce, et de la trahir quelquefois pour l'amour d'elle et de ses fins dernières.
  • Le désirable et le sublime, Albert Caraco, éd. L'Âge d'Homme, 1979, Livre sixième, « XXV. Le sage et l'existence », p. 256


Le galant homme : Un livre de civilité (1967)[modifier]

Le galant homme oublie tout ce qu'il sait des femmes, quand il est avec elles et c'est la marque du vilain que de se le remémorer en leur présence, mais quand le galant homme est seul avec soi-même, il ne se paye de raisons et c'est alors que le vilain se pipe. Voilà deux façons opposées de se conduire et de penser, l'une étant prévenante et sage, l'autre aussi dure que malavisée. Le galant homme ne se trompera jamais, il est bien vu des femmes, mais ne se laisse prendre à leurs manœuvres, quand le vilain, malgré ses mépris et ses duretés, n'éveillera leur bile que pour être mieux enveloppé dans leurs finesses. En nos littératures il est deux courants, le premier idéalisant les femmes que le second vilipende, et cela répond à ces deux attitudes.
  • Le galant homme : Un livre de civilité, Albert Caraco, éd. L'Âge d'Homme, 1979, « Des femmes », 19, p. 156


Post Mortem (1968)[modifier]

Ma haine de ce monde est ce que je trouve en moi de plus estimable, je hais le monde en tant que malade et que Juif, voilà deux titres du meilleur aloi, j'aime la mort et je fais bien, la plupart des malades ne l'aiment pas assez et leur fureur de vivre les rend méprisables, les Juifs de leur côté ne l'aiment pas du tout et leur attachement à l'existence est la raison du dégoût qu'ils m'inspirent. Il manque à ces deux races d'hommes le recul, la réserve et la pudeur, ni les malades ni les Juifs n'auront de style, ce sont des pauvres dans le pire sens du mot, qui s'arment au besoin de leur misère.


Madame Mère gagna beaucoup à veillir et j'y fus, ce me semble, pour assez de chose, elle avait le goût juste, mais elle manquait parfois de discernement, son acquis ne valant son naturel, ses fautes étaient pourtant des plus rares, même elle n'en fit plus les derniers temps. Je lui vis peu souvent meilleure allure que l'été soixante, le mot « grand air » n'était pas déplacé, la maladie couvait déjà, cette ombre de mélancolie assez nouvelle lui prêtait du charme et lui donnait un style, j'avais plaisir à marcher aux côtés d'une personne fixant les regards sans pourtant que les désirs s'en mêlassent.


Les êtres nobles aiment rarement la vie, ils lui préfèrent les raisons de vivre, et ceux qui se contentent de la vie sont toujours des ignobles. La vie qu'a-t-elle de si désirable, lorsqu'elle n'est sublime ? Les joies du corps, ce n'est pas sans étonnement qu'on voit les plus laids et les plus malsains les goûter avec un surcroît de rage et s'y ruer avec une fureur que les abus n'épuisent, les nations vaincues abondent en vilains de l'espèce insatiable, ces bêtes se rattraperont la nuit des servitudes que la journée leur impose. Seigneur ! épargnez-nous de ressembler aux larves !


Je n'en veux pas aux médecins, ce sont de pauvres hommes à l'égal de leurs malades et qui se rendent insensibles par devoir, mais j'aurais souhaité parfois que leur profession ne fût ouverte qu'à des saints en espérance et que la vue de nos souffrances ne les endurcît au point d'en arriver à les accroître. Le plus étrange est qu'ils prêtaient à rire, au moment où l'on eût pleuré de bonne grâce : ils représentaient au chevet de la mourante non pas la vie, mais le néant du monde en proie à sa grimace, ils ne savaient pas même consoler celle qu'ils ne pouvaient guérir.


On aime un être que les lendemains menacent et d'autant plus qu'il est plus menacé, Dieu n'aime pas et n'est pas un objet d'amour, l'amour divin est un non-sens, le mieux est, certes, de n'aimer personne et pour ce nous devons commencer par nous-mêmes. Qui fait profession de se haïr rompt les attachements sensibles.


Madame Mère est morte, ou je me pends ou je l'oublie, je voulus me détruire, il me parut que j'avais quelques livres dans la tête, je résolus de vivre le temps nécessaire et d'oublier l'anéantie, mon Semainier n'avait pas d'autre fin, il m'a tiré du gouffre où je m'allais précipiter. Nous devons enterrer nos morts ou nous devons les suivre, nous immoler sur leurs tombeaux ou nous en détourner sans verser une larme…


Ma philosophie est la bonne, malgré les âpretés effarouchantes qu'elle emporte et je refuse de mollir, je me rendis ascète et je les qualifie de fornications en l'air, les délectations moroses et les abandons suaves. Les femmes les cultivent ? Nous ne les imiterons là-dessus. Madame Mère n'ignorait les duretés de mon système, elle le jugeait recevable, au moins quand on se passe de l'amour, elle y voyait la condition nécessaire et cela prouve qu’elle avait du sens.


La face d'ombre de la femme est plus terrible que la nôtre, en Occident nous affectons d'ignorer ses ténèbres, le Moyen Âge parlait – il est vrai – de Mélusine et Mélusine est selon moi le portrait le plus admirable de la femme, en la matière l'Occident n'alla jamais plus loin.


L'homme se passe de la femme, la femme non, la femme pend à l'homme et l'homme s'imagine à tort qu'il la poursuit, alors qu'elle l'appelle. Les couvents d'hommes valent mieux infiniment que les couvents de femmes, les hommes n'ont besoin d'amour, la chair ne les tourmente pas avec la même force, l'homme ne souffre pas d'être homme, mais de manquer d'argent ou de puissance, la femme souffre d'être femme et puis de n'être pas aimée. Les beaux dehors, les ris, les jeux, les bagatelles et les grâces, l'écume de la mer profonde et sous l'écume un monde noir où nous ne sommes plus à nous, mais à l'espèce.


Nous devons oublier nos morts en tant que morts, mais il nous est permis de suivre leur modèle et de perpétuer leurs œuvres, le reste n'est que simagrées. [...] Je suis la résurrection de celle qui n'est plus, mon œuvre l'arrache au néant, la voilà devenue ma fille, il ne subsiste en moi nulle tristesse et Monsieur Père n'est pas moins serein que moi.


Elle croyait à mes paroles et je lui prouvai que si Dieu par aventure existe, Il ne peut être personnel, la durée étant l'élément constitutif de la personne et la mort éternelle la rançon de toute vie. Nous aimons ce qui doit mourir et nous n'aimons que parce que nous nous sentons mortels et menacés.


Dieu ne nous aime pas et n'est pas un objet d'amour, le Mysticisme n'est au fond qu'un Narcissisme et le Dieu personnel n'est qu'une absurdité, le besoin qu'ont les misérables de se sentir consolés prouve l'abaissement des misérables et non pas l'évidence des figures qu'ils supposent. Le Dieu des philosophes me suffit, je suis moi-même une personne et je ne cherche de personne ailleurs qu'en moi, je consens à ma mort perpétuelle et l'idée de salut me paraît un délire, être sauvé n'est qu'un viol métaphysique. Madame Mère préférait le Classicisme à toute forme de Messianisme, elle avait saintement raison.


Elle avait tant souffert d'être orpheline, elle avait tant pleuré sa mère qu'elle voulut en quelque sorte se venger de la fortune et n'avoir qu'un enfant pour le choyer avec une fureur outrée. Elle m'a dégoûté de toutes les tendresses à m'accabler de ses embrassements et dès avant le milieu de ma vie je ne voulais plus être baisé de personne, je suis gavé jusqu'à la mort de procédés aimables, je suis rassasié de mignardises, c'est une force et je l'en remercie, je n'irai pas mendier les caresses, à l'instar de tant d'hommes mal aimés qu'une ombre de sourire amorce.


Madame Mère vit en moi, je n'ai plus de raison de la pleurer, elle s'est incarnée et je la porte dans mon sein, c'est elle mon enfant, je crus d'abord que j'allais l'oublier. Vaine présomption ! Non, Monsieur Père, elle n'est pas anéantie et vous la retrouverez en moi, séchez vos larmes.


Nous allons remonter le cours de notre vie à la recherche de la morte et nous nous promenons le long des rues où je l'accompagnais jadis. Paris n'a pas beaucoup changé depuis l'an 1929, nous retrouvons cent fois les lieux nous connûmes et je deviens le mystagogue et l'herméneute, je mène Monsieur Père de reposoir en reposoir et d'autel en autel et je lui communique ma science, une géographie de souvenirs et de symboles.


Le temps a pris une dimension nouvelle, il fuyait comme un torrent de montage et le voilà soudain proche de l'immobilité dans une plaine immense, le lit du fleuve n'a plus de limites, les heures qui se suivaient inlassables se traînent mollement pour languir en chemin et revenir parfois sur elles, nous éprouvons un étourdissement dont la nature échappe à l'analyse et nous procure un avant-goût de l'éternel : c'est l'œuvre du passé qui ressuscite et qui freinant l'écoulement de la durée, nous multiplie nous-mêmes à travers l'identité qui nous assemble. Madame Mère ainsi nous comble, morte.


Avec un air de bonheur indicible et qui m'émeut encore, elle me retraça ces petits riens, en l'écrivant ma gorge se resserre. Il me paraît que la souffrance ne va pas si loin que la félicité parfaite et que Madame Mère éprouva la seconde en récompense de ses dispositions qui la rendaient aimable souverainement. Madame Mère fut, j'en conviens, une tourmentée, mais elle portait ses remèdes avec elle et ses contentements avaient la force que ses peines n'avaient pas, je sens d'ailleurs que je fus l'un de ces remèdes et que mon mariage l'eût rendue inconsolable pour de bon.


Alors je n'osais pas la regarder, de peur que cette image ne se substituât à mille autres, je maudissais notre morale qui nous oblige à révérer ce qu'il vaudrait mieux abréger. L'aimable femme méritait de mourir doucement et non de se défaire au milieu de ses médecins impuissants et glacés...


Je n'aime ni la douleur ni la jouissance, le monde de la femme a beau me charmer qu'il ne me convainc, la femme présente en ma Mère ne m'attira jamais, mes profondeurs sont impassibles, je hais le désir et la crainte, Madame Mère n'était pas sans admirer ces dispositions, elle y voyait la source de ma liberté. La mort ne m'ébranlera pas longtemps, puisque rien ne m'affecte désormais et que Madame Mère emporte le reliquat de mes angoisses, sa fin achève de me libérer et je ne vois plus qu'ordre sous mes pieds, le chaos se dissipe, la lumière est partout et je sens naître en moi comme une tranquille assurance.


Bientôt il ne me sera plus loisible de songer à Madame Mère, les travaux et les jours vont reprenant leurs droits, je m'y rengagerai par lassitude et la mémoire de la morte s'effacera dans un symbole. Madame Mère m'a sauvé des femmes et je l'en remercie, elle m'a libéré du poids de la fatalité, qui rend l'esprit esclave et consentant de l'être, c'est maintenant que je serai ce que, sous elle, je ne pouvais devenir, et l'éternel enfant, que je parus tant qu'elle était en vie, achève de périr à ses côtés. Je pense que ce sont deux morts qu'on va brûler ensemble : ce que je fus pour elle, elle l'emporte et je lui sais gré de m'en affranchir.


La douleur est partout et le premier devoir consiste à l'éviter, elle est la monnaie de l'amour, l'amour et la douleur marchent sur une ligne, moins nous aimons et moins nous sommes menacés, le propre de l'amour est de dégénérer en tremblement, alors nous apprenons à trembler pour les autres et nous portons la chaîne du souci. Nos destinées sommeillent dans les yeux des vierges les plus innocentes, dans l'ombre des plus ravissantes filles la servitude marche armée, l'illusion renaît à chaque génération et les embrassements la perpétuent, voilà des siècles et des millénaires que le seul remède est en la continence.


Les femmes sont nos ennemis, les mères ne font pas exception à cette règle désolante, les mères servent à nous affranchir des femmes, les œuvres servent à nous libérer des mères, les œuvres sont les filles de l'Esprit, les œuvres sortent comme Pallas de nos têtes.


Nous devons le respect aux femmes, nous leur devons infiniment de politesse, ceux qui les blâment tombent sous leur coupe et ceux qui les déchirent ne manquent de se traîner à leurs pieds: nous les honorerons pour mieux les éviter, nous les encenserons pour mieux les repousser et nous les diviniserons pour mieux les écraser sous leur symbole.


Une semaine a donc passé depuis le décès de Madame Mère et ce fut la semaine la plus longue de ma vie, elle m'aura duré je n'entends plus combien de mois, je me retrouve non pas seul, mais véritablement multiplié, je me retrouve les mains pleines, une présence à mes côtés et dans mon être une lumière. La morte a répandu sur moi les dons que je n'osais attendre de personne, le vide qu'elle avait laissé s'emplit de grâces débordantes et de faveurs incessantes. Bonne Madame Mère, je vous remercie, vous m'avez révélé ce que je croyais impossible et votre mission se continue au travers de la mienne.


Pardonnez-moi ces éclaircissements, mais le remède à la douleur est en la transcendance et nulle douleur n'y résiste, le chemin n'est pas long et nos vertus servent à l'accourcir, la récompense des vertus est en la disposition qu'elles impriment à nos habitudes et comme la plupart du temps nous subsistons par les secondes, nos habitudes finiront par naturaliser les vertus les moins naturelles, nous sommes transformés et nous le découvrons au résultat, le mouvement qui nous transforme nous échappe, enfin nous mûrissons et nous passons par d'insensibles acheminements de l'état de Nature à l'état de Grâce.


La perfection se ramasse en l'Archétype, c'est lui que nous aimons à travers la personne.


Madame Mère en tant que personne avait ses défauts, elle avait aussi ses limites, les femmes les plus remarquables de l'histoire ont leurs petits côtés propres aux femmes, les unes fussent-elles reines, les autres fussent-elles saints, nous devons les leur pardonner, c'est la rançon que leur nature paye à l'ordre et l'ordre nous a pour auteurs : le rôle que nous faisons jouer à la femme, la femme ne l'a pas choisi, les femmes devenues prêtresses et maîtresses nous en imposeraient de plus humiliants et qui nous rendraient plus petits qu'elles ne semblent, nous ne devons pas oublier qu'en attendant elles sont nos victimes.


Il est bien rare qu’une femme se rende auteur d'une œuvre remarquable, mais il est fréquent – avouons-le – qu'elle la suscite, l'ombre où la femme se dérobe est une source de grandeur et plus que la lumière où trop de femmes cherchent à paraître.


Madame Mère était sage et coquette, elle jouait avec le feu, parce qu'elle était sûre d'elle, elle était la réserve même et ne perdait jamais la tête, elle pensait et calculait sans en avoir la mine, elle avait le génie tactique, elle tirait de faibles apparences des conclusions très recevables et nul ne pénétrait mieux son prochain.


Non, je ne pleure pas Madame Mère, les larmes que nous donnons à nos morts c'est notre complaisance qui nous les arrache et l'homme pleure sur soi-même. Il m'est indifférent de mourir ou de vivre et je fus toujours dans ces dispositions, les femmes et l'amour ne sauraient m'émouvoir, la femme que fut en son temps Madame Mère ne m'attira jamais, mes profondeurs sont flegmatiques, leur calme me surprend, je ne me connaissais encore et cette révélation m'enseigne que j'étais né pour être un philosophe. La tourmentée ce fut Madame Mère, mais ses alarmes nous sauvèrent tous, son tremblement valait une sagesse.


Madame Mère connaissait les femmes, elle m'apprit leurs faibles et m'instruisit sur leurs menées, elle dissipa mes illusions et je l'en remercie encore, elle alla jusqu'à se diminuer afin de me désabuser, son procédé cruel m'a fortifié dans mon flegme. Elle me conseilla de ne pas chercher le bonheur et m'assura que tous les malheurs se dérivent de la quête, je pense qu'elle n'avait pas si tort, la moindre ivresse est un engagement et l'on est jamais puni de se refuser. Madame Mère, louée soit votre sagesse ! Vous m'avez refroidi, c'était le plus grand des services à me rendre.


Madame Mère me prêchait un bonheur négatif, une félicité sans incommodités, un ascétisme volontaire, un égoïsme vertueux, et je professe qu'elle avait raison. Madame Mère avait compris le monde et c'est du monde qu'elle m'a sauvé, je sens que je ne lui reproche rien et je lui dois peut-être d'avoir moins souffert que si je fusse devenu ce que mon naturel m'insinuait parfois. Ce naturel, elle le plia sous le joug de ses principes, car elle était la femme forte, accoutumée à surmonter ses défaillances, et le tout non sans une douceur prévenante et de continuelles gentillesses, qui partaient, elles, de son cœur.


Il ne m'importe de savoir que l'univers est vide, il ne m'importe d'éprouver que la nécessité gouverne et que les lois du monde sont impersonnelles, la vérité ne fut jamais une autre et je proteste qu'elle me suffit, je n'ai que mépris pour les faibles qui s'imaginent qu'ils les reverront, leurs morts.


Nous ne les reverrons jamais et c'est pourquoi nous les aimons, le néant est la rançon de l'amour et du néant l'amour est la couronne, il est bon qu'il en soit ainsi, le temps et la personne se confondent, l'amour et le néant se correspondent, ceux qui nous pipent là-dessus je les appelle des sophistes. L'école du consentement prélude à la grandeur et la vie éternelle est celle dont nous participons ici-bas, jamais ailleurs, ailleurs n'est plus quand nous ne sommes. Voilà ce qu'il faut enseigner, voilà ce que nous méritons d'apprendre et voilà pourtant ce qu'on nous refuse et qu'on nous punirait même de croire !


Je savais que Madame Mère était mortelle et voilà des années que l'idée de sa mort exerçait mon imagination, je voulus doucement m'y préparer et quand l'événement eut lieu, l'horreur m'en était familière et j'éprouvai comme un soulagement, voyant que la mort n'était rien, ni même celle de Madame Mère. Les morts ne souffrent d'être morts et les vivants ne souffrent que parce qu'ils vivent.


Il n'est pas raisonnable de toujours souffrir, à moins que la douleur ne nous amende, les morts que nous pleurons n'en savent rien et si nous nous rendons inconsolables, nous deviendrons la proie de notre complaisance. [...] Allais-je pleurer sur moi-même et me substituer en pensée à la morte ? Tous les inconsolables en arrivent là, je sens que je vaux mieux que mes regrets...


Car même en la douleur il est plus de présomption que l'on ne pense et plus de volupté que l'on n’avoue. Le deuil, qui nous isole, achève par nous rengager, en nous forçant à nous appesantir : alors nous ressemblons à tout le monde et devenus pareils à tous, nous formons avec tous la masse de perdition, enveloppés dans les filets que tissent le désir, la crainte, l'amour et la haine, les jouets de l'illusion et les esclaves de la contingence. En vérité, je l'ai rompue, la chaîne, Madame Mère le savait, elle m'aura fourni les premiers éléments de cette liberté, qui m'affranchiront à leur tour de sa mémoire.


Je veux aimer Madame Mère par estime et par reconnaissance, après l'avoir chérie par inclination, car autrement je resterais, au milieu des vivants, le fils inconsolable d'une morte. Je servirais mal sa mémoire en jouissant d'une amertume savamment renouvelée et je me trahirais moi-même en faisant de mon deuil une raison de vivre.


Ma Mère fut l'unique événement de ce que je n'ose appeler mon existence, sa victoire est totale et je n'ai de chair qu'autant qu'il en faut pour me sentir esprit. Ma Mère est devenue l'autel, où malgré moi, j'allais offrir à ce principe, dont elle ne savait pas qu'elle était ici-bas l'annonce. Car chaque femme porte en soi l'image de ce moi profond, auquel nous n'accédons qu'en renonçant au nôtre.


Ma confession (1975)[modifier]

J'ai cinquante ans et c'est le moment ou jamais de rentrer en moi-même. Je n'aime pas la vie et je ne me souviens pas de l'avoir aimée, l'idée que je pouvais mourir fut de tout temps ma consolation et plus le terme approche, plus ma joie s'en augmente, je suis pressé de quitter ce bas monde. À part les travaux de l'esprit, rien ne m'attache à l'existence, je fis toujours profession de méprise les voluptés, ma chair n'est pas à moi, mon sexe est à mes yeux un étranger et l'idée que certains l'aient appelé leur frère, me semble une aberration.


Le paradoxe est qu'étant l'un des bons auteurs, que l'on trouve à présent en France, le recul du français me remplit d'aise et son délabrement me met en joie, il me paraît qu'anticipant sur l'avenir, je passerai pour l'un des derniers mainteneurs du style et que mes morceaux feront l'ornement de leurs anthologies.


Pourquoi me rendis-je écrivain ? parce que j'avais quelque chose à dire et que, de plus, j'étais sujet au désespoir, mon métier m'empêcha de me détruire volontairement, au moins jusqu'à cette heure, cela m'arrivera pourtant, la gloire ne m'étant venue, la gloire eût traversé ma volonté de mort.


Je suis vivant parmi des hommes, qui le semblent, et dont je sais bien qu'ils sont morts, aussi morts que leurs dieux. […] Je suis vivant et c'est pourquoi les Français ne m'entendent, ce sont des morts qui se trémoussent, ce sont des ombres qui ne se conçoivent plus, ce n'est qu'en cessant d'être Catholiques – je vais plus loin – ce n'est qu'en se rendant enfin persécuteurs féroces de l'Église, iconoclastes et profanateurs, qu'ils surmonteront ce qui les abaisse et qu'ils terrasseront ce qui les désassemble.


Les grands artistes de la vie passaient pour inhumains, au jugement des simples, les simples ne savaient par où les prendre, et Gœthe nous en fournit le modèle, il se servait des passions, il n'en servait aucune, on alla jusqu'à le lui reprocher. C'est qu'il est des sincérités à plusieurs battements, chose trop difficile à concevoir, si nous ne sommes en possession de l'éprouver nous-mêmes.


Nous vivons dans un monde où la plupart des hommes sont en trop et ce trop d'hommes, à son tour, engendre, les moralistes approuvant l'affaire et qui suffit à prouver l'athéisme. Nous sommes bel et bien à plaindre et nous ne sortirons du labyrinthe que saignés, saignés à blanc et réduits je ne sais à quelle fraction du présent nombre.


Il n'est provision qui ne s'épuise un jour et voilà plusieurs générations que la France est à s'imiter, en ne se renouvelant point, elle se croit nantie et se complaît en l'idée d'une précellence devenue imaginaire, au lieu de reconquérir l'héritage et de rentrer dans ses prérogatives. La France aurait besoin d'être violentée, les maîtres qu'elle se donna, la fortifient dans ses erreurs, ils lui ressemblent trop pour réformer quoi que ce soit, elle leur obéit, à cause qu'ils lui renvoient son image et ce faisant, elle se perpétue en l'aberration.


La différence entre le rêve et la réflexion, c'est que le premier se cantonne dans le virtuel, où la seconde prenant source dans le fait et le fait accompli, le soumet à son examen et le réduit au rang d'un phénomène, au lieu de le placer sur un autel et de l'y révérer avec une soumission rampante. Le lot du rêveur est la servitude, le rêveur s'accommode de n'importe quoi sur terre, le philosophe non et l'esprit d'examen lui permet un recul, le recul méthodique où se renferme notre liberté.


Autant je hais l'orgasme sexuel, autant je prise l'état fait de contemplation et de transport, de calme et de ravissement, de certitude et de vertige, où je me retrouve autre en devenant moi-même et ce durant parfois trois heures. Qu'est-ce auprès de cette félicité, que l'épilepsie d'une chair ébranlée durant trois minutes ?


J’ai beaucoup réfléchi sur le pourquoi de l’ennui que les gens répandent, c’est une affaire d’éducation et de loisir, mes contemporains semblent excédés et tracassés, de plus ils sont toujours pressés, l’air de besogne est consubstantiel à leur nature, et le moyen d’être charmant et prévenant dans ces conditions ? Chacun de nous est un petit Atlas et chacun porte l’univers sur ses épaules, chacun répond de l’évidence et chacun reste seul avec une montagne de problèmes insolubles, de là notre fatigue.


L’instruction religieuse est un délire en un temps où les dieux sont morts et bien que la plupart des hommes, en Europe, n’osent se déclarer athées, il n’en subsiste pas un tiers, parmi ceux qui professent le Papisme, pour soutenir ses dogmes et pour s’avouer de la Conception Immaculée et de la Maternité Virginale, de la Virginité Perpétuelle et de la Royauté Céleste, pas même de la Trinité, voire de l’Incarnation ni de la Transsubstantiation, enfin deux tiers des Catholiques se partagent entre un théisme qui n’engage à rien, un dualisme qui ne détermine rien, un fatalisme qui ne vise à rien, un conformisme qui n’avance à rien, et j’oubliai l’astrolâtrie, de plus en plus envahissante. Un pêcheur d’hommes n’aurait plus qu’à jeter ses filets, comme avant deux mille ans, les mortels sont à prendre, il se prépare un changement de sensibilité, qui sera suivi d’une révolution spirituelle. Je me demande quels dieux nous encenseront demain ? notre avenir est décidé par les aveugles que nous sommes, j’en ai, moi, le vertige.


Le but de l'éducation quel serait-il ? De rendre clairvoyants ceux qu'on défriche ou de les automatiser selon certaines lignes, de préférence à d'autres ? Hélas ! il n'est pas besoin de répondre et cela fait trembler pour l'avenir de notre espèce. Avec les moyens, qui sont dans le monde, la clairvoyance seule est en possession de nous sauver. L'on m'objectera que les hommes, rendus clairvoyants, seraient ingouvernables… et comment le savoir, puisque jamais ils ne le furent ?


Il est un devoir d'objectivité, cela renverse nos traditions et cela remet en problème les fondements, dont nous nous appuyons parfois à tort, l'ordre et ce devoir-là ne marchent pas sur une même ligne.


Mon seul regret se réduit à n'avoir pu donner toute ma mesure et plusieurs de mes qualités n'auront trouvé d'emploi, faute de circonstances, j'éprouve que mon être a des ressources infinies, mais qu'elles resteront cachées, c'est dire que je me situe à l'antipode de ces hommes, qui vivent pour sembler et qui s'immolent à leur apparence.


Je me contemple sans dégoût et je m'estime infiniment, mais je ne m'aime guère, ce qui m'évite d'aimer mon prochain par voie de conséquence.


L'on n'imagine la corruption ni l'arbitraire, qui règnent dans certains pays, pays ayant voix au chapitre dans les assemblées et dont les représentants sont parfois admis, en tant que membres de ces corps, à s'ingérer d'affaires plus ou moins lointaines. La Parlement des Nations n'aura fait qu'ajouter à nos désordres, c'est là qu'un lot de peuples subalternes et souvent barbares affectent de morigéner les contrées où subsiste une apparence d'humanisme.


J'attends la mort avec impatience et j'en arrive à souhaiter le décès de mon Père, n'osant me détruire avant qu'il s'en aille. Son corps ne sera pas encore froid, que je ne serai plus au monde. Je ne regrette rien, je meurs en méprisant la France et l'on fera ce qu'on voudra des quinze tomes que je laisse. A ceux qui m'engagent à lutter pour l'honneur de mon œuvre et qui me reprocheraient d'avoir succombé, je n'irais même pas répondre ici, mon œuvre est là, bien plus vivante que l'auteur.


Je me retrouve en lisant nombre de penseurs, aucun ne m’a jamais surpris et je n’en suis pas étonné, les voies de l’esprit ne pouvant être légion. Il nous manque un système de correspondances, son avantage serait de réduire à quelques lignes générales le papillotement des thèses en présence, on verrait à ce coup le rôle du vocabulaire et je n’en sache souvent de plus imprécis que le philosophique, les auteurs jouant sur les mots au lieu de se soumettre à leur empire.


De quoi sert l'information ? elle n'informe point, elle endoctrine et depuis que l'erreur existe, jamais l'erreur ne trouve d'armes aussi providentielles.


Il est bien triste que durant le cours de nos études, l’on nous accable de cent notions, que le plus imbécile attrape, la mémoire aidant, et qu’on ne nous enseigne pas l’art de parler ni l’art d’écrire ni principalement celui de raisonner. J’ai dans l’esprit que l’on ne tient pas à nous défricher et je professe qu’on a tort, nous n’aurons jamais trop de parties, jamais trop de lumières et jamais trop d’audace, nous sommes des timides et des ignorants, des hallucinés et des possédés, des enfants et des femmes, des impuissants et des eunuques.


Imaginez un monde où trente milliards d'humains végéteraient à la façon des peuples de l'Asie, en quelques villes ayant à peu près la taille de la France, en des maisons de cent étages renfermant cent mille chambres, où l'eau n'arriverait que deux heures par jour, et la plupart naîtraient, vivraient et mourraient confinés entre dix unités formant un tout-ensemble, respirant l'air fourni par des machines et consommant des nourritures assez effrayantes, à base d'algues et de cellulose, voire d'insectes ? Est-ce merveille que d'aucuns éprouvent la démangeaison de tout anéantir, ne fût-ce que pour éluder un cauchemar dorénavant fatal ? Un œcumène en cendres, peuplé de quelques millions de survivants, les épouvante moins que l'ordre à quoi nous nous acheminons.


L'Histoire, que l'on vit et qui nous accompagne au jour le jour dans les démarches de la vie présente et familière, ajoute une dimension à l'évidence même en multipliant à l'entour de nous les points de référence, où nous nous retrouvons sous d'autres angles et nous déterminons à la faveur des compossibles.


Je ne suis pas un tendre et plus j'entre en moi-même, plus je me sens impénétrable, ce n'est que de la pierre, mêlée de flammes et de glace, où je renonce à pousser plus avant, mon inspiration sort à torrents de ces lieux redoutables, là règne l'Autre, lequel est aussi l'auteur de mes livres, mes livres ne sont point de moi, ce qu'ils renferment de plus délié n'est pas mon œuvre. Voilà pour quelle raison je ne suis pas susceptible et pour quel motif nul, en dédaignant mes écrits, ne m'offense et ne m'offensera jamais.


Car l'homme naturel, que nous portons en nous, se venge à sa manière, cet homme rêve de jouir et pense à forniquer, la vie spirituelle le laisse indifférent, le mien grince des dents la nuit et je suis obligé de porter un bâillon, de peur qu'il ne les casse ou ne me mette en sang la langue. J'ai passé ma vie à le maltraiter, cet homme, et je présume qu'il m'abhorre, enfin c'est l'ombre que je foule aux pieds et qui souhaiterait me sauter à la gorge et m'étrangler : si je me détruis quelque jour, il y sera pour quelque chose et l'on verra que je suis mort en souriant. Mon Anima, c'est la Mater Gloriosa de « Post Mortem », et l'Animus, l'Animus – hé ! ma foi ! – c'est l'auteur de mes livres, le Dieu Caché dans le noyau central de pierres et de flammes et de glace.


De tous les hommes que je rencontrai, je suis le plus poli, la politesse est mon climat, je m'y repose, un automate y prend souvent ma place en veillant où je dors, c'est à ce moment-là que je parais de la civilité la plus exquise. On n'imagine à quel point je me vide de moi-même en abordant les autres, cela me permet de les écouter sans lassitude et comme la plupart éprouvent la démangeaison de parler inlassablement de leur personne, se plaignant, s'épanchant, se vantant, s'exhalant, s'approuvant et se contemplant, j'ouvre à leur complaisance une carrière sans limites.


Les êtres humains sont très misérables, les plus heureux sont les plus occupés et ce sont aussi les plus innocents, il faut précipiter les mortels dans le surménage, le loisir est un privilège à la mesure des plus admirablement doués.


Il faut le crier sur les toits : notre avenir sera terrible et nous devons nous préparer à la guerre absolue, la guerre de tous contre tous, nous nous battrons demain pour respirer, pour manger et pour boire, nous sommes dans la parenthèse et nous en sortirons bientôt, redevenus les instruments de la nécessité, de cette nécessité que nous défiâmes et qui se vengera de nous en se servant de nous.


À quoi bon voyager ? […] Nous verrons en tout lieu la contrefaçon de l'Europe, les monuments aux morts, l'adoration plus ou moins perpétuelle du drapeau, les foules qui se donnent en spectacle et qui défilent devant elles-mêmes, le labyrinthe des bureaux emplis de bureaucrates soucieux de compliquer la vie pour légitimer leur présence, nous verrons en tout lieu des hommes avortés, moins hommes que nos singes, Européenns de pacotille et qui nous dégoûteront de nous-mêmes. A quoi bon voyager ?


Le monde est profané de part et part et nos souillures, véhiculées sur les océans, abordent quelque jour les îles les plus écartées, enfin partout nos œuvres nous accueillent, les pôles menacés d'infection expient les effets de notre démesure, nous pouvons éclater, mais nous ne pouvons reculer, nous irons de l'avant et nous éclaterons, la mesure et notre idéal ne sont pas consubstantiels, la foi chrétienne voulant trop, parce qu'elle est antiphysique et ce de Tertullien à Teilhard, aussi fous l'un que l'autre.


Je me demande si je ne suis pas prophète et si le silence unanime, qui m'entoure, n'est pas l'effet du prophétisme, qui se ramasse en mes écrits ? Je n'avais guère la prétention de l'être et je m'en fusse ri tout le premier, cela démontre que je ne me concevais moi-même et que mes juges ne s'étaient mépris sur la nature de mes œuvres, ils ne voulaient de cet engagement total que semblent impliquer les moindres de mes thèses.


Les grandes révolutions et dont les pauvres furent le prétexte, n'ont pas changé le sort des misérables, lesquels achèvent par se retrouver dans les abîmes. où la gravitation les fixe, une minorité de monstres exceptés, seuls profiteurs du trouble.


[L]e vrai bonheur ne nous incline que fort rarement aux aventures de l’esprit. Les écrivains et les artistes, sans faire mention des philosophes, sont mécontents d’eux-mêmes ou du monde, à moins que ce ne soit d’eux-mêmes et du monde


L’esprit tragique naît de l’inégalité, de l’injustice et de l’absurdité, que nous voyons presque partout et que nous professons irréparables, leur cause renaissant à chaque génération avec la génération qui naît. L’espèce humaine, prise en gros, est malheureuse et l’ordre n’a pas intérêt à ce que la félicité soit générale, la Gnose traduisait ce paradoxe en l’enveloppant de fantasmes, l’ordre est toujours un mal et comme nous ne nous passons de lui, l’ordre se plaît à nous remémorer cette relation de dépendance.


L'homme est le bien de beaucoup le moins précieux, c'est un insecte privé d'ailes et qui sent mauvais, en souillant l'air, le sol et l'onde, un grand savant l'appelle le cancer de l'oecumène, l'humanité s'étend sur notre globe à la façon des maladies incurables et lorsqu'on guérira toutes les maladies, l'humanité les remplacera toutes, à raison de son existence même, une existence polluante et pullulente.


Ne nous le dissimulons pas, l’espèce humaine ne survivra guère, à moins qu’elle ne se métamorphose et si nous parvenons à modifier ses comportements, si nous réussissons à la désanimaliser en l’humanisant toujours davantage, elle verra soudain ce que présentement les meilleurs voient et désespèrent de communiquer aux foules. L’idée du surhomme est une idée raisonnable et nous ne devons désormais prétendre à moins.


La vertu roule sur une habitude de vertu, les vices sont pareillement des habitudes, l’on prend un pli, que souvent d’autres vous imposent, l’on a des idées fixes, que l’on a reçues, au moment où le jugement ne s’était point formé… mais le tempérament, m’objecte-t-on ? lorsqu’il arrive bon dernier, parmi les habitudes et les idées fixes, il ne prévaudra plus sur elles, d’où l’avantage en somme de n’être pas précoce, en la matière la précocité n’est qu’une servitude et c’est le lot des pauvres.


Plus je vieillis et plus la Gnose parle à ma raison, le monde n’est pas gouverné par une Providence, il est essentiellement mauvais, il est profondément absurde et la Création est soit le rêve d’une intelligence aveugle, soit le jeu d’un principe sans morale.


La moindre maison de commerce, où pour réussir une fois, on échouerait à neuf reprises, ne serait plus viable : or, c’est un peu ce qui se passe en l’ordre naturel, où nous ne tenons jamais compte des échecs, à vrai dire innombrables, nous sommes les plats courtisans de l’évidence et nous nous prosternons devant les rares réussites, nous admirons l’arrangement, qui roule sur un infini d’avortements et d’agonies, nous y cherchons les marques de la bienveillance prétendue céleste. Nous oublions que les dieux sont le reflet de nos contenus mentaux et non pas l’effet d’un constat plus ou moins objectif, nous ne voulons pas croire à notre solitude et nous la peuplons de fantasmes prévenants ou repoussants.


La France ne m’a jamais ouvert ses portes et je ne le lui pardonnerai guère, je n’y trouvai personne et je la hais en conséquence


Les Chrétiens sont des monstres, la folie de la croix fut l'un des monuments de la démence humaine et je m'avoue l'un des prodromes de cet Antéchrist, dont le symbole ramasse le plus clair de mes ambitions.


J’applaudis à la profanation de l’œcumène, à l’empoisonnement de l’air, à la pollution des fleuves et des océans, à l’épuisement de la terre, à la mort par la faim, par la soif et par les horreurs de la suffocation, il ne manque au tableau que la cancérisation des végétaux, des animaux et des humains par une épidémie universelle et qui n’a rien de tellement invraisemblable, j’oubliai l’impuissance et la stérilité.


Je confie ces aveux à mes écrits posthumes, ailleurs ils ne seraient pas tolérables, mais je suis très persuadé que plusieurs millions d'humains pensent là-dessus comme moi, bien qu'ils répugnent à le déclarer. Ainsi l'horreur a ses complices et la plupart sont vertueux, le puritain ne peut qu'il ne devienne un monstre, la charité n'étant que l'alibi qui lui permet de se tromper avec soi-même, sans tromper la nature.


Nos poulets et nos porcs sont mieux nourris que la moitié des enfants de la Terre, imaginez que l’on remédiât à ce scandale et ce n’est là qu’un paradoxe parmi douze ou quinze…


Il ne nous restera plus que la Gnose, l’avenir est à la métaphysique et dans un monde privé d’air et privé d’eau, plein d’agonisants et de morts, où les gouvernements seront plus despotiques que jamais, nous éprouverons la justesse de ses dogmes, nous allons au-devant de la plus grande tragédie de notre Histoire. Non ! la démocratie est impossible désormais, les droits de l’homme deviendront inconcevables, la masse des humains n’est qu’une masse de perdition et qui va disparaître au cours de l’hécatombe la plus monstrueuse qui se sera vue.


L’Église ne croit pas au Mal, le Mal est à ses yeux la privation d’être, le Mal est irréel par définition et nous nous insurgeons contre ses thèses, ses thèses nous insultent en nous égarant, le monde est un enfer, le Monde sera l’Enfer même et nous n’en sortirons qu’anéantis.


Je suis l’un des prophètes de ces temps et je ne m’en doutais naguère, c’est l’opinion de mes rares juges et je veux l’adopter, je me crus philosophe et raisonneur, on prétend que je suis un inspiré, possible que je me trompai de bonne foi sur le sens de mon œuvre, mais je craignis de me donner un ridicule.


Le rôle du prophète est à présent de rendre un sens aux mots et d’aller jusqu’au bout des idées générales.


Les Français m'ont assassiné par leur silence et la moitié des Suisses se réglant sur les Français, qu'ils surestiment, n'osent encore sonner mot de mes écrits. Ah ! quelle honte ! L'excuse des Français réside en la stupeur, qui les assomme, leurs gouvernants excellent à les endormir, ils me découvriront le jour qu'ils sortiront de leur sommeil, ils seront étonnés de me voir là, plus étonnés d'apprendre que j'existe et depuis une génération.


Nul ne nous dit la vérité, nous grandissons parmi les nuées et les équivoques, la plupart de nos lieux communs sont des sophismes et plus de la moitié de nos proverbes mentent. Dans nos religions, l’on trouve en cherchant bien et sous les apparences les plus fantasmagoriques, le rendu très fidèle de l’Enfer que nous peuplons, la théologie est une anthropologie et c’est un art de nous communiquer une évidence, dont l’ordre et la morale ne nous instruiront jamais. Pouvons-nous enseigner aux hommes qu’ils sont malheureux, malheureux sans remède aucun ?


Les rares vérités, qui se renferment dans la foi prétendu catholique, nous renvoient à la Gnose, la Gnose est le précis de la misère universelle et de l’absurdité, qui double littéralement son poids de mort. A la lumière de la Gnose, nous redécouvrons dans l’Existentialisme la déréliction et le renfermement : l’homme est abandonné, sans laisser que d’être enchaîné, il marche seul au milieu de la foule et sous la voûte close de la destinée, proie de la solitude et de la finitude, il se découvre comme n’ayant pas choisi ce qu’il devra subir et sans l’entendre, il était là, rien d’autre, et cette situation il ne pourra la transcender, elle se confond avec son essence. La vérité n’est qu’un puits noir au creux du labyrinthe de nos équivoques.


A la philosophie existentialiste il manque, cependant, l’idée de Grâce, mais avouons que cette idée concerne les élus, ce reste précieux, dont Sartre ignore la présence et qu’Heidegger ne cherchera que parmi les artistes et les philosophes. Heidegger, c’est le Bouddha même, alors que Sartre est un Boddhisatva, lequel renonce à la béatitude et descend en Enfer, dans l’espérance de sauver la masse de perdition, ne fût-ce qu’en détail.


Après et seulement après, je forme des vœux pour la gloire, ceux qui prétendent qu'elle ne vaut pas le parfum d'une rose, sont des singes et je leur jetterais de la poudre à gratter, c'est la réponse à faire à des impertinents. Il faut assez d'argent pour n'avoir besoin d'en parler et c'est l'utile de la gloire que d'en procurer sans honte : un homme manquant de ressources, n'arrête de penser à l'argent qu'il n'a pas, un homme privé de plaisir pense à la fornication, ni l'un ni l'autre ne sont libres, ni l'un ni l'autre ne sauraient être charmants, ce sont des avortons économiques et physiques.


Le peuple m'est indifférent, mes œuvres ne l'amorceront jamais et je ne me soucie de sont estime. Les gens du monde semblent m'ignorer, je leur parais trop difficile et mon ambition serait d'être à la mode, alors du moins ils se fendraient la tête en mon honneur et j'aurais le plaisir de leur en imposer en les intimidant.


Les années passent et la joie me fuit, mes seuls plaisirs sont mes travaux et quand je ne besogne plus, je dors, ma vie est trop sévère et c’est pourquoi je n’ai regret à l’idée de la perdre. Il ne me souvient pas – hélas ! – d’avoir jamais fait de folies et l’on n’ignore point que leur mémoire a la vertu de consoler les hommes, qui vieillissent.


Mon Père est en relation avec des gens, qui gagnent magnifiquement leur vie, entrepreneurs, industriels, négociants, banquiers, épiciers et bouchers. Toutes ces brutes se déclarent satisfaites, cela ne lit presque jamais ou seulement un mauvais livre, cela calcule en évitant de réfléchir, cela travaille et jouit durement, ce sont les forces vives de la nation, le monde est plein de pareils hommes et beaucoup les envient, en souhaitant de prendre un jour leur ressemblance. Les voilà, pourtant, ceux qui poussent à la catastrophe, plus que les Nihilistes, qui s’en vantent !


Les garçons et les filles pensent là-dessus comme l’auteur ou s’ils n’arrivent à se le représenter d’une façon claire et distincte, ils subodorent la relation de convenance, ils en éprouvent déjà la nausée et leur refus de l’ordre est aussi le refus de cette mort absurde qu’il prépare à leur soumission. Les malheureux n’y sont que trop soumis, malgré leurs velléités de révolte, ils ne s’appuient d’aucun système, ils n’ont de dieux qui les animent à la résistance ni de héros ni de législateur, alors qu’il leur faudrait un nouvel ordre pour venir à bout de l’ancien, ils n’ont que le désir du changement sans l’idéal en possession de le valider.


Voilà bien le tragique de ces temps : nous savons que nous nous trompons, nous entrevoyons le remède et nous ne sommes en état de nous sauver, puisque nous subsistons parmi des hommes, qui se trompent et qui s’approuvent hautement de se méprendre. La force de nos aberrations est de tout ruiner sous elles, avec l’appui de ceux qui les professent et qui s’en estiment, ne balançant à juger leur malheur dans l’ordre et refusant, pour n’avoir à se déjuger, de mettre en ligne leur esprit critique.


Nous demandons une métaphysique, qui fasse droit à la Nature au lieu de s’opposer à la Nature et de la réputer la fille du péché : cette doctrine est une insulte au genre humain, une menace à son intégrité charnelle, une promesse toujours illusoire d’une rédemption toujours douteuse, un renouveau toujours remis, une réforme toujours avortée.


Nous voulons que les dieux aient, comme nous, un sexe et qu’ils en usent, l’idée de les avoir privés de cet organe est une insulte au genre humain, que l’on menace dans l’intégrité de sa nature et prive de sa foi dans l’harmonie originelle.


Sans la promiscuité rituelle, le commandement de nous aimer ici-bas les uns les autres, n’a pas de sens et ne prendra jamais effet.


Que d’hommes ne sont humains, que la nuit tombée ! et l’on voudrait leur faire honte de cette défaillance ! Quand le visage de la Nuit prévaudra sur celui du Jour, nous n’aurons plus besoin d’être sauvés, car nous ne serons pas perdus. Que je l’admire enfin, la spontanéité des peuples archaïques, ils nous démontrent que la Chair n’est pas exempte de sagesse !


Je suis de cœur avec les révoltés de l’An 68, ils éprouvaient ce que je sens, ils ne se concevaient eux-mêmes, d’où leur faiblesse, ils valaient mieux que leurs idées et leurs méthodes, nous reverrons demain ce que nous vîmes, nous sommes arrivés au point où la subversion est le dernier espoir, la légalité n’étant plus qu’une imposture.


La spontanéité n'existe plus en France, la France n'a plus de génie et c'est le pays le plus calculant du monde, où l'on se trompe quelquefois pour l'amour du système. A force de tout calculer, on perd ses raisons d'être, ce détail échappait à la sagacité de nos machines, il n'entrait pas dans leurs prévisions.


L'on commence à se passer de la France, la France est ignorée de plus en plus et qu'elle disparaisse, on ne le remarquera point, tant elle est devenue légère. Faux-monnayeurs, vous l'avez emporté, vous pouvez savourer votre triomphe ! Je vous connais, moi, qui vous parle, vous étouffez si bien ceux qui ne vous ressemblent pas, vous les subodorez de loin et nul d'entre eux ne vous échappe, votre système est infaillible et vos défenses sans défaut, c'est la victoire du néant sans contestation possible et je m'incline, vous êtes les plus forts et ce pays sera toujours plus faible, tel est le sens apparemment de son Histoire.


J’ai l’impression de grandir au jour le jour, nul homme ne m’offense et nulle chose ne m’affecte, je n’ai plus peur de rien ni de personne, c’est un état que l’on retrouve chez les philosophes et – paraît-il – chez les mystiques, je suis vraiment aux antipodes des Français comme des Espagnols, ces gens qui vivent pour les autres et pendent à l’opinion, les autres je les tiens crépusculaires, l’opinion je la crois irréelle.


Ici tout devient odieux et méprisable, les hommes en place à l’égal de l’opposition, les journaux à l’égal des livres, les idées à l’égal des formes, le désespoir d’une partie de la jeunesse en est la conséquence, mais la jeunesse que veut-elle et que peut-elle changer au système ? Ses maîtres à penser, que valent-ils au juste ? les uns me semblent des illuminés, les autres des sophistes et je les renvoie dos à dos, la France est engluée, aucune révolution n’y peut changer quoi que ce soit et la fatalité s’en mêle, la France n’est plus libre ni même de se réformer, elle subit ce qu’elle n’entend pas, elle se trompe comme elle respire [...].


Ma conviction personnelle est qu’un Français n’est plus en possession d’arrêter le déclin de la France, pas même un naturalisé de fraîche date, au moins dans la mesure où se voulant Français, il singe les défauts de ce pays (et c’est ce qu’ils font tous). Que faudrait-il alors ? Importer les régents et leur donner la France à gouverner, jamais plus de deux ans de suite, les payer et les renvoyer, les remplacer par d’autres, ne leur permettre en aucun cas ni de s’y marier ni de s’y lier de trop près avec les naturels et moins encore d’y placer de l’argent. Alors et seulement alors on romprait l’engrenage du système, le système étant consubstantiel à la nature sociable des Français et plus encore de leurs singes.


La France n'a donc plus d'élites, la France n'a donc plus d'idées, la France n'a donc plus de mission, elle a des instincts très puissants, elle a des intérêts très despotiques, elle a des habitudes et des convenances et rien d'autre...


Pourquoi ce pays n’a-t-il plus d’élites ? s’il en avait encore, il aurait une mission, un style et des idées, sa langue ne serait pas devenue l’affreux jargon qui blesse déjà nos oreilles, sa politique enfin n’eût pas été si malheureuse et quelquefois si méprisable. Il n’a donc plus d’élites, il a des classes dominantes et c’est tout, il en a plusieurs et qui sortent de diverses souches, elles se mêlent plus ou moins, on trouve là-dedans quelques porteurs de noms illustres, beaucoup de mandarins recrutés au concours et plusieurs parvenus aussi, dont la présence étonne.


Je suis sereinement et froidement athée, je crois en la mort éternelle et cette idée me semble des plus consolantes, les dieux n’ont jamais été que la projection de nos contenus mentaux aboutissant à métamorphoser le vide, enfin ce sont des œuvres d’art et dont nous sommes les auteurs, en l’oubliant nous devenons stupides, en nous le rappelant sans cesse nous méritons le titre de spirituels. Les vrais spirituels – et j’en suis un – n’adorent jamais les dieux que la foule encense, ils ont présent à leur mémoire que les divinités sont des supports des inclinations qui nous habitent et qu’elles nous permettent de les dominer au travers d’elles, les dieux sont des moyens et que nous employons pour nous déterminer nous-mêmes. A partir du moment où nous nous concevons, les dieux ne sont plus nécessaires et nous les payerons d’ingratitude en les laissant tomber.


L’univers où parut un jour, par accident, l’espèce humaine, est inhumain, c’est un énorme mécanisme plein de défaillance et dont les fautes semblent légion, il règne là le gaspillage le plus insensé, la vie en est le plus souvent absente et quand elle s’y manifeste, elle est toujours en épiphénomène à la limite du parasitisme. Les hommes sont les parasites de la Terre, ils en épuisent la substance et ce qu’ils ne dévorent, ils le polluent, leur multiplication fut le but de presque toutes les morales et si nous n’abolissons les secondes, instaurant l’immoralité systématique, laquelle est dépeuplante, nous nous immolerons par milliards au nom de ces principes inspirés, où nous cherchons la volonté du Ciel, un Ciel barbu, pourvu d’un sexe masculin, mais qui n’en use pas, à ce qu’assurent les religions prétendues révélées.


Quel est le moyen de voir juste ? de se compter pour rien d’abord et cela n’a jamais été facile. Un homme, qui joue un grand rôle, ne peut faire abstraction de soi-même : aussi les livres écrits par les politiques, les diplomates et les militaires emportent-ils un plaidoyer, quand ils sont malheureux et lorsqu’ils sont heureux, une manière de panégyrique. Le plus rare est qu’ils reconnaissent leurs limites et qu’ils avouent, non sans humilité, leurs fautes, c’est trop leur demander que d’oublier un seul moment leur personnage. Un homme obscur, s’il est de plus un philosophe, est en possession de s’ignorer par esprit de méthode et d’être un contemplateur désintéressé, ce genre d’exercice est une forme d’ascétisme et par laquelle le ressentiment, que l’on éprouve à raison de l’obscurité, se dissout bel et bien.


[U]n homme, sain de corps, né dans la classe dominante et sûr d’arriver aux honneurs sans se prostituer en route, n’a pas l’idée de mettre le siècle en problème, il serait fou de consumer son temps à peser le pour et le contre, il ira droit au but, à l’argent, au pouvoir, aux jouissances, en un mot à la possession de cette Terre, il ne lira pas même nos pareils, dont il se moquera le plus souvent, les qualifiant d’esprits chimériques. Lui donnerons-nous tort ? La moitié d’entre nous l’envient...


Un homme satisfait et vécût-il en un pays où tout se désassemble, a trop de bonheurs pour se soucier outre mesure du déclin général, qui l’enveloppe. Un homme mécontent et subsistât-il au sein d’une nation à l’apogée, n’est pas sensible à la félicité publique et devenu le juge de son temps, il nous en rendra le revers. Je pense, dans le premier cas, à Ligne, dans le second, à La Bruyère, j’adore l’un et je ne puis estimer l’autre, au premier je pardonne une frivolité, dont il n’est pas beaucoup d’exemples, au second je reproche une mauvaise humeur et même une aigreur, qui se font jour plus de cent fois. Dans les écoles, on ignore Ligne et l’on appuie sur La Bruyère, mais La Bruyère est-il vraiment plus objectif que Ligne ? il en prend seulement la mine et nous le croyons sur parole, nous entrons mieux dans la peau de son personnage et pour un grand seigneur, il est mille petits bourgeois de son espèce, nous finissons par supposer que l’objectivité se met aux voix et que les majorités en décident.


Je me rendis athée, après ce qu’il est convenu d’appeler une crise plus ou moins mystique, où j’entrepris de croire et parvins à m’abasourdir, [...] mais il fallut passer par là pour devenir moi-même, en la matière le chemin le plus court n’est pas la ligne droite, un homme n’aboutit – hélas ! – à son humanité que par le truchement des dieux et l’athéisme se mérite, on n’est pas athée de plein saut, on ne serait alors qu’idolâtre.


L’esprit n’avance que par les chemins obliques et l’on doit brûler plusieurs fois ce qu’on adore, le signe que l’on touche à terme consiste à se penser pensant, espèce d’opération à quoi l’on reconnaît le philosophe. A partir de ce moment-là, nous pouvons et nous concevoir nous-mêmes et retrouver les cheminements de l’esprit, lesquels ne sont pas innombrables, malgré les différences de vocabulaire.


Le paradoxe est que la philosophie ne nous aide pas à bien nous concevoir et que le secours de la foi, dans les commencements, paraît très nécessaire. Sans la théologie, on n’aboutit pas même à son prélude, il s’agit d’en sortir après.


Je n’aime pas les hommes providentiels et lorsqu’un peuple pend à leur personne, c’est preuve que ce peuple ne vaut rien, j’appelle grand tout peuple qui s’en passe ou qui, se servant d’eux, les congédie en les payant d’ingratitude. Les bonnes institutions, qu’anime un esprit général ayant assez de clartés et beaucoup de caractère, annoncent la présence d’une élite et lorsqu’un pays l’a, les hommes providentiels sont superfétatoires.


Le monde est un Enfer que nous devons organiser, l’honneur s’y réduit à jouer les diables, le déshonneur à jouer les damnés, c’est la marmite dans laquelle les uns cuisent et sur laquelle sont assis ceux qui les feront cuire. Nous deviendrons de plus en plus féroces, parce que nous manquons de place et que nous multiplions toujours davantage, nous ne désarmerons pas de sitôt et l’avenir immédiat ne nous permet aucun espoir, le changement de sensibilité n’aura lieu que passé la catastrophe et c’est au milieu des ruines de cet univers que nous remonterons aux sources de nos institutions morales, afin d’en renverser les dispositions.


Plus que jamais, il nous faudrait des maîtres philosophes, à l’égal d’Alexandre et de César, des génies politiques issus des maisons les plus illustres. Où les trouver ? la bourgeoisie n’en produit guère et nous n’avons partout que des bourgeois, fût-ce sous l’étiquette communiste. Il est bizarre de songer que lorsqu’il s’agit d’étalons ou de taureaux, nous prenons des soins incroyables, mais non pas quand il s’agit d’hommes, nous avons peur de passer pour racistes et nous fermons les yeux sur l’évidence, nous n’arrêtons de professer, comme des imbéciles, que nous naissons nus physiquement, métaphysiquement et d’autres balivernes empruntées à l’arsenal des religions révélées et que le Communisme reçut à son tour.


Les maîtres de la France, héritiers de la Monarchie, auront perpétué les vices de la Monarchie sous la façade de la République, ils ont parfait le centralisme et couronné l’œuvre des Rois, changé le Royaume en banlieue à force d’étrangler, l’une après l’autre, ses Provinces. L’esprit de Cour, lequel se renfermait, sous Louis XIV, en un seul château, se répandit sur une nation et c’est ce qu’on appelle le Système, car le Système est le legs de la Monarchie et c’est l’essence de la République.


A tous ceux qui me lisent et m’estiment, je donne le conseil suivant : ne déifiez sous aucun prétexte ni l’homme ni la femme et moins encore l’animal, admirez l’œuvre en oubliant l’auteur, soyez ingrats, vous serez libres, que l’admiration ne vous enchaîne pas à sa trop misérable cause, la cause ne mérite point votre adoration rampante.


Le plus saint d’entre les mortels et le plus hautement doué ne doit pas vous faire oublier qu’il est ce que vous êtes et que la différence ne suffit à compenser votre abandon. Si vous divinisez votre prochain, vous resterez des bêtes et vous ressemblerez aux chiens, pour qui les hommes sont des dieux.


Je vous le dis en vérité : les sauveurs sont des pestes, car après eux viennent les imposteurs, qui s’en réclament, et c’est en vous passant des uns que vous éviterez les autres. Vivez de telle sorte que vous n’ayez besoin d’être sauvés et n’attendez rien du salut, c’est une illusion et que vous payerez avec usure, il est de trop entre vous-mêmes et l’horreur, l’honneur est préférable à la rédemption.


Que si j’étais Français moi-même, né dans le fond d’une province et recevant les impressions que tout Français recevra, si plein de ces idées pour une moitié fausses, j’allais ensuite faire mes études dans une grande ville, avant que de les parfaire à Paris, j’arriverais à l’âge de vingt-cinq ou de trente ans, ayant le chaos dans la tête et – pour y remédier – un système roulant sur les sous-entendus et sur les convenances, je serais à la fois un homme d’ordre et de désordre, ainsi qu’ils le sont presque tous, je maintiendrais les apparences à quelques pas du précipice et je lui tournerais le dos, afin de n’être pas troublé dans la poursuite de mes intérêts et la chasse au bonheur. Je n’irais certes pas au bout de mes pensées, ce serait l’exercice le plus inutile et dont on ne me saurait gré, nul ne le pratiquant ici, qu’il n’incommode ses compatriotes, je serais plus ou moins frivole en dernière analyse à l’imitation des gouvernants, qui ne s’en privent guère.


Bréviaire du chaos (1982)[modifier]

Nous tendons à la mort, comme la flèche au but et nous ne le manquons jamais, la mort est notre unique certitude et nous savons toujours que nous allons mourir, n'importe quand et n'importe où, n'importe la manière. Car la vie éternelle est un non-sens, l'éternité n'est pas la vie, la mort est le repos à quoi nous aspirons, vie et mort sont liées, ceux qui demandent autre chose réclament l'impossible et n'obtiendront que la fumée, leur récompense.


Malheureux sans remède nous nous sentons bon gré mal gré engagés le long du labyrinthe de l'absurde et nous n'en sortirons que morts, car notre destinée est de multiplier toujours, à seule fin de périr innombrables.


Les villes, que nous habitons, sont les écoles de la mort, parce qu'elles sont inhumaines. Chacune est devenue le carrefour de la rumeur et du relent, chacune devenant un chaos d'édifices, où nous nous entassons par millions, en perdant nos raisons de vivre.


Mais à quoi bon prêcher ces milliards de somnambules, qui marchent au chaos d'un pas égal, sous la houlette de leurs séducteurs spirituels et sous le bâton de leurs maîtres ? Ils sont coupables, parce qu'ils sont innombrables, les masses de perdition doivent mourir, pour qu'une restauration de l'homme soit possible. Mon prochain n'est pas un insecte aveugle et sourd, mon prochain n'est pas un automate spermatique [...]. Que nous importe le néant de ces esclaves ? Nul ne les sauve ni d'eux-mêmes ni de l'évidence, tout se dispose à les précipiter dans les ténèbres, ils furent engendrés au hasard des accouplements, puis naquirent à l'égal des briques sortant de leur moule et les voici formant des rangées parallèles et dont les tas s'élèvent jusqu'aux nues. Sont-ce des hommes ? Non. La masse de perdition ne se compose jamais d'hommes [...].


Peu d'hommes survivront à la dernière catastrophe, où périra la masse de perdition, engendrée par le mal et dévouée au mal, dont elle est consubstantielle. L'humanité, demain, sera le reste précieux et qui se voudra toujours reste, alors la superstition du nombre s'éteindra jusqu'à la consommation des siècles et ce sera la leçon de l'Histoire que l'on retiendra de préférence à toutes : « ne croissez point et ne multipliez jamais, la source du malheur est la fécondité, craignez d'épuiser les ressources de la Terre et de souiller sa robe d'innocence, refusez le lot de l'insecte et souvenez-vous de ces êtres avortés, que le feu consuma par milliards, qui subsistaient au milieu de l'ordure et buvaient leurs déjections, à cinq ou six dans une chambre, en une légion de villes monstrueuses envahies par la rumeur et le relent, où pas un arbre ne poussait. Ce furent là vos pères, remémorez-vous leur abjection et ne vous inspirez de leur exemple, méprisez leur morale et rejetez leur foi, pareillement immondes, ils furent punis d'être restés des enfants et de chercher un Père dans le Ciel. Le Ciel est vide et vous serez des orphelins pour vivre et pour mourir en hommes libres. »


Un monde, qui fut, demeure païen, n'aurait pas violenté la nature, les Paganismes la jugeaient divine, ils adoraient en règle générale les arbres et les sources; au lieu du temps, que les religions prétendues révélées placent au centre de leurs dogmes, les Paganismes roulaient sur l'espace et, sauf exception, ils préféraient la mesure à la transcendance et l'harmonie à toute chose. Les religions, qui se disent révélées, ont établi sur nous le fanatisme et la chrétienne le poussant à bout, a divinisé la folie, glorifié l'incohérence et légitimé le désordre, au nom d'un plus grand bien.


Combien de temps pourrons-nous nous tromper encore ? Tous les délais expirent, le nombre des humains s'enfle comme une mer où les orages vont se déchaîner, le sol épuisé lasse nos efforts, l'eau manquera partout et l'air se raréfie déjà, les aliments ont toujours moins de consistance et les déchets encombrent l'œcumène, en empoisonnant toute chose. L'heure de vérité sera-t-elle aussi celle de notre agonie ?


Écrits sur la religion (1984)[modifier]

C'est notre liberté que l'esprit d'examen, c'est notre dignité, notre raison de vivre et notre consolation suprême, nous ne l'abdiquerons jamais, c'est une lime sourde et que les despotismes en tout genre ne viendront pas à bout de faire disparaître, c'est l'arme que nul ordre ne confisque et nulle foi n'excommunie, et véritablement si l'homme devait surmonter l'épreuve qui l'attend et dont nul rédempteur ne le préserve, ce n'est qu'à lui qu'il en aurait les obligations expresses.
  • Écrits sur la religion, Albert Caraco, éd. L'Âge d'Homme, 1984, « XI. Sur une barbarie autorisée », 24, p. 156


Il n’est pas d’objectivité sans l’esprit d’examen. Que s’il est vrai que l’esprit d’examen s’attaque aux choses les plus saintes, les choses les plus saintes se corrompent, s’ils ne les menace : la sainteté ne dure qu’un moment et l’ombre qu’elle jette s’emplit d’impostures.
  • Écrits sur la religion, Albert Caraco, éd. L'Âge d'Homme, 1984, « XI. Sur une barbarie autorisée », 25, p. 156


Ce que l’esprit de pénitence est à la chair, la critique inlassable et vétilleuse l’est à l’Esprit même, elle le purifie au jour le jour et la spiritualité hors de l’Europe et l’on entend pourquoi : sans temporel et sans laïcité, les religions prennent trop d’empire et l’esprit d’examen y paraît sacrilège, les saints de l’Inde et de l’Islam ne furent jamais que des Quiétistes et beaucoup avaient tous les vices.
  • Écrits sur la religion, Albert Caraco, éd. L'Âge d'Homme, 1984, « XI. Sur une barbarie autorisée », 25, p. 156


La gloire de l’Europe est d’avoir mis Dieu dans la parenthèse, en ne s’abandonnant à la fatalité, ce double mouvement parut inconcevable ailleurs, il est dommage que la superstition soit revenue, à la faveur des guerres, et que l’Europe se soit abdiquée. Seul l’avenir nous dira si cette aberration n’est qu’une défaillance.
  • Écrits sur la religion, Albert Caraco, éd. L'Âge d'Homme, 1984, « XI. Sur une barbarie autorisée », 25, p. 156


Le plus grand ennemi de l’esprit d’examen est l’amour-propre : il est énorme en les individus, mais dans les nations il se rend monstrueux, un homme peut se désabuser quelquefois, un peuple n’en paraît capable et ne devra que suivre ceux-là qui l’entraînent, l’acheminassent-ils au précipice. C’est que, sans l’amour-propre, le commun ne saurait endurer la vie, il ne lui resterait que des penchants à satisfaire et ce fort mal, mais l’amour-propre, qui le met au-dessus de la bête, dîme sur son intelligence et lui fait prendre ses nuées pour autant de raisons.
  • Écrits sur la religion, Albert Caraco, éd. L'Âge d'Homme, 1984, « XI. Sur une barbarie autorisée », 26, p. 156-7


L’obéissance aveugle qu’on nous prêche, nous déshonorera toujours, un homme qui fait son devoir en refusant – par fanatisme – de s’interroger, diffère à peine de la brute, et si l’on a besoin de pareils automates, on ne saurait les estimer, ils ne sont bons qu’à marcher, qu’à tuer et qu’à mourir, ils le feraient d’ailleurs, n’importe la querelle.
  • Écrits sur la religion, Albert Caraco, éd. L'Âge d'Homme, 1984, « XI. Sur une barbarie autorisée », 28, p. 157


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